Voici Noël qui revient ! Noël et son éclat ! Les familles qui se réunissent, les cadeaux, la douceur du foyer, les odeurs de cuisine… Pour qui se sent bien dans sa famille, Noël est l’apothéose annuelle. La soirée lumineuse au cœur de l’hiver. Le réconfort…
Pour Gisèle, Armand et leurs six enfants, il n’en va pas tout à fait de même. Et pourtant, leur famille est unie. Les parents s’aiment et ils aiment leurs enfants qui les aiment. Ils ne sont pas indigents. Ils mangent à leur faim et ne manquent de rien. Ils habitent en France, tout près de Gap, au pied des montagnes. Ils respirent le bon air pur des Alpes. Non, vraiment, il n’y a rien à dire. Tout va bien. Ah si. Un petit détail tout de même. Nos amis sont des dindes… Alors, la fête de Noël, évidemment, ne résonne pas de la même façon à leurs oreilles. Les petits dindonneaux ne vont pas se coucher le sourire au bec quand arrive décembre. Le Père Noël est un ogre barbu aux dents acérées qui menace de faire irruption dans leur foyer pour venir leur arracher leur père et leur mère. C’est avec de grandes difficultés que Gisèle parvient à les endormir. Et elle doit rester à leurs côtés jusqu’au matin afin de calmer leur sommeil agité de cauchemars.
Ce matin, ils prennent leur petit-déjeuner en silence. Ils ne finissent pas leurs graines. Gisèle tente bien de les inciter mais elle n’insiste pas. Même Armand est particulièrement taciturne. Elle essaie de trouver des sujets de conversation, de parler de la pluie et du beau temps mais n’obtient aucun succès, ils ne lui répondent pas.
— Enfin, Armand ! Dis quelque chose ! Aide-moi.
— Que veux-tu que je te dise ? Qu’il reste six jours avant Noël et que nous vivons nos derniers jours ?
— Pas devant les enfants !
— Ils ne sont pas idiots, nos dindonneaux ! Regarde leur mine… Ah ça, c’est une bien triste vie que celle d’un dindon. C’est déjà malheureux pour un mâle de se voir confondu avec une femelle et de répondre au nom féminin de dinde ! Toute sa vie ! Et les rares fois où on le nomme correctement, c’est pour le comparer à un imbécile ou en faire le « dindon de la farce » !
— Ce n’est pas le moment de te lancer dans ta litanie. Et puis, tu devrais être content, moi, c’est la « dinde farcie » qui a toujours été au bout du chemin de ma vie. Alors ? Tu préfères laquelle de farce ? Qui c’est le dindon ?
— C’est toi et moi ! Tous les deux ! Et nos enfants avec !
À ce stade, ils en ont terminé avec leur dispute rituelle. Théo, leur aîné, en profite pour intervenir.
— Papa. Maman. Si je peux me permettre, je crois que j’ai une idée pour nous tirer tous de ce mauvais pas.
Face au silence interloqué qui accueille ses paroles, il poursuit.
— J’ai lu dans un magazine qu’il existe une région où le repas traditionnel de Noël ne comporte pas de viande. Aucune viande. Ni dinde, ni chapon, ni rien du tout. Et ce n’est pas une légende. Cet endroit existe bel et bien. Ça s’appelle la Provence et, tenez-vous bien, ce n’est pas très loin d’ici. Cette fois, vous ne pourrez pas dire que je perds mon temps dans mes livres.
La famille s’anime. Elle veut en savoir plus sur ce réveillon merveilleux. Elle ne parvient pas à croire que c’est vrai. Théo leur cite ses sources, leur détaille les plats maigres qui figurent au repas, les treize desserts qui le terminent, et il en explique même l’origine chrétienne. Il leur fait un de ses exposés dont il est coutumier en tant qu’intellectuel de la famille. Son père, toujours enthousiaste, finit par le couper.
— Et alors ? Qu’est-ce que ça change pour nous qu’on mange des légumes, en Provence, le soir de Noël ?
— Ça change qu’on s’en va, répond Gisèle ! On a une chance de salut, il faut la saisir. Ce soir, on s’évade. Théo nous guidera. On n’a rien à perdre. Et puisqu’on ne mange que les dindes et pas les dindons, tu n’as qu’à rester dans la basse-cour. Moi, je pars avec les petits !
Pessimiste mais avisé, Armand se garde bien de lui répondre. Il n’a pas envie de rester seul à affronter l’éleveur et son grand couteau. Il lui fait peur. Sûrement un cousin du terrible Père Noël, ce diable-là !
À la nuit tombée, la famille est prête à partir. Pour le numéro de la grande évasion, c’est facile, le trou sous le grillage est connu de tous, y compris des chiens du voisin, mais ceux-là sont enfermés la nuit. Il leur restait donc simplement à trouver la route. C’est Théo qui a tout organisé. Ils vont aller à Venterol, une petite commune des Alpes de Haute-Provence, à peine à une vingtaine de kilomètres au sud, et déjà en terre provençale. Il a délaissé les itinéraires qui les faisaient passer par des grandes routes. Ils suivront des départementales et se déplaceront de nuit. En journée, ils resteront cachés, c’est plus sûr. Cette distance peut être rapidement parcourue par les adultes, si tout se déroule sans encombre, mais les dindonneaux se déplacent beaucoup moins vite. Ils disposent de cinq nuits avant le jour fatidique. Ça devrait aller.
L’aventure commence au bout du chemin. Les humains et les animaux domestiques ont tendance à se terrer à cette époque de l’année mais les prédateurs rôdent. Les renards ont faim. Il ne s’agirait pas que, pour échapper à la cruauté des hommes, Gisèle et Armand livrent leurs dindonneaux en pâture aux animaux nocturnes. En guise d’arme de défense, ils ne disposent que d’une lampe torche qui est censée les éloigner mais dont ils ne doivent faire usage qu’en cas de danger pour ne pas attirer l’attention sur eux. Encore une idée de Théo !
Ils n’avancent pas vite car, dès qu’ils s’éloignent des habitations, la nuit se peuple d’yeux menaçants. Ils parviennent à les repousser hardiment grâce à la lampe qui les effraie mais ils doivent alors trouver un abri où se réfugier et n’en plus bouger jusqu’à la tombée de la nuit suivante.
Le soir du 24 décembre, enfin, épuisés et affamés, ils parviennent au village de Venterol, par-delà la Durance, la rivière frontière qu’ils devaient franchir pour leur survie. Ils ont réussi. Ils trouvent une cabane en bois, délaissée au fond d’un jardin, et s’y endorment soulagés, blottis les uns contre les autres, au son des cloches de l’église, qui appellent les villageois à la messe de minuit.
Le matin est ensoleillé. Le froid est vif et la gelée blanchit l’herbe. Théo, qui s’est réveillé plus tôt, a trouvé du blé pour leur petit-déjeuner. Ils envisagent l’avenir gaiement. Ils n’ont qu’à s’installer dans ce hameau qui a l’air très accueillant. Leur refuge d’une nuit dispose d’une couche de paille confortable. Aucun chien ne semble résider dans les parages. Ils vont pouvoir souffler. Même Armand se réjouit à la perspective d’un repos bien mérité. Quelques jours de vacances, et à la période de Noël, en plus ! Il en goûte l’ironie avec délectation.
Armand et Gisèle s’installent au soleil et regardent avec tendresse leur progéniture gambader dans l’herbe. Le sommeil est en train de les gagner quand ils sont réveillés en sursaut par des cris de joie. Ils sont soudain encerclés par une famille d’humains enjoués qui se jettent sur eux pour les attraper. Saisis de surprise, ils n’ont pas le temps de faire un geste qu’ils se retrouvent chacun dans les bras d’un homme et d’une femme.
— Quelle chance inouïe ! Non pas une mais deux dindes dans le jardin. C’est toi qui m’as fait une surprise ?
— Je t’assure que je n’y suis pour rien. J’étais sorti pour fumer et réfléchir à ce qu’on pourrait préparer pour le repas de Noël et je les ai vues. Tu te rends compte ? Comment on aurait fait si on ne les avait pas trouvées ? Mes parents et les tiens qui viennent chez nous pour la première fois, et toi qui fais brûler les rôtis !
— Comme je suis soulagée ! Viens vite m’aider en cuisine. On n’a pas une minute à perdre.
Les dindonneaux regardent leurs parents s’éloigner sans comprendre. Gisèle et Armand glougloutent de terreur. Ce n’est pas de la faute de Théo, le pauvre. Son idée n’était pas mauvaise. Mais il aurait dû lire la tradition jusqu’au bout. Le gros souper, le repas maigre et ses treize desserts, c’est le réveillon du 24, la veille de Noël. Le jour de Noël, l’abondance est de mise. Et alors… Alors, il est vivement conseillé aux dindes, aux grasses volailles et au gibier de toute sorte, de trouver un abri et d’y rester dissimulé jusqu’à ce que le calme revienne.
(Ce conte a été primé au concours de nouvelles de l’association Aé, en avril 2017.
http://desmotsalabouche.blogspot.co.uk/2016/10/concours-de-nouvelles.html)
Marathon’s turkey ou turkey run ?! J’ai glouglouté de plaisir tout le long de ce récit qui m’a donné la chair de poule. Pour les fêtes, pensez au saumon !
Compliments,
RAC
Héhé ! Mais le saumon aussi aura son histoire ! Y a pas d’raison !… 🙂
Mais c’est que ça finit mal, brrr ! Les fins malheureuses devraient être interdites : je reste traumatisé par La chèvre de monsieur Seguin…
Ah oui, elle pauvre, elle n’a pas trop rigolé, elle non plus. D’ailleurs, j’ai écrit une suite à cette chèvre, je mettrai peut-être bientôt cette histoire en ligne…
Ah ben oui, vas-y ! Et débrouille-toi pour qu’elle revienne !
OK, c’est prévu pour le mois de novembre…
Aaaah, frais :))
Si c’est ça tes contes de noël, tu écris quoi pour halloween ??!!
Mais… Bien, hin, bien bien tout ça, je ne critique pas.
Une remarque :
— Ça change qu’on s’en va, répond Gisèle !
Moi j’aurais mis :
— Ça change qu’on s’en va ! répond Gisèle.
Ah super ! Merci beaucoup ! C’est corrigé.
Le recueil s’appelle « Douces traditions » mais, à l’origine, il s’appelait « Noël arrive… Planquez-vous ! ». 😀
Le premier titre annonçait bien la couleur, le second est plus subtil, on ne peut pas saisir l’ironie avant d’avoir lu la première page.