Népal – 1 Vallée du Langtang

Vallée du Langtang

 

Aitabar, Kartik 9, 2071… C’est une date du calendrier national népalais, Vikram Samba, qui est également utilisé au Bangladesh. Une portée internationale, en quelque sorte, pour ce calendrier. Le dimanche 26 octobre 2014, ça parle plus et c’est… le premier départ pour le Népal !

 

L’heure a enfin sonné. Cette belle journée où nous devons prendre l’avion pour Bombay, puis Katmandou. Nous sommes trois : Fabien, Nico et moi. Le transit à Bombay s’effectue sur les chapeaux de roue… Indiens… Vite mais doucement quand même… Pourtant, nous n’avons qu’une heure. Des fonctionnaires en uniforme et au regard noir vérifient et revérifient les bagages à main. Mais quand ce sont eux qui font traîner, les compagnies aériennes s’en accommodent et parviennent à faire patienter leurs appareils. Et nous voici enfin arrivés à Katmandou après encore deux petites heures de vol ! Pas de doute, on est bien au Népal. En roulant sur le tarmac, des hublots, on peut voir défiler les hangars : celui de Yeti Airlines jouxte celui de Buddha Air…

Les formalités administratives ne sont pas terminées mais c’était prévu car nous n’avons pas encore de visa. Il semble que la majorité des voyageurs préfèrent se charger de régler cette étape à l’arrivée puisque c’est faisable. C’est rassurant ; ça prouve bien que la seule chose qui compte pour obtenir ce visa c’est d’allonger la monnaie. Peu importe aux Népalais le motif de ces visites touristiques et ils ne font même pas semblant de s’y intéresser de près. Pas comme les cousins indiens qui vont même jusqu’à demander, sur le formulaire, la religion et celle du père. (Pas énervant du tout, le questionnaire…)

À la sortie de l’aéroport, les chauffeurs de taxis officiels et moins officiels, commandés et pas commandés, les guides et les employés des agences se bousculent. Je repère le nom de Fabien maladroitement griffonné sur une petite pancarte. Je chope le regard du porteur de l’écriteau, je lui fais un rapide signe de la main et nous quittons fissa la cohue qui s’amplifie. On nous enfile un collier de fleurs de bienvenue, que nous ne nous sentons décemment pas de refuser même si on a l’air particulièrement cons, et nous filons à l’hôtel en voiture. À partir de là, on sort les appareils photo, on ouvre grand les yeux et on s’ébahit devant tout. Bienvenue dans le magique sous-continent indien !

L’hôtel Harati, où on loge, a des allures d’hôtel respectable sur le déclin. Un peu vieillot mais pas décrépit, pas luxueux pour nous mais un confort inimaginable pour la grande majorité des habitants de la ville. Une armée d’employés courtois et très souriants (surtout lorsqu’ils ne sont pas anglophones et donc parfaitement démunis face au touriste qui leur adresse la parole), de l’eau chaude dans la douche et des toilettes occidentales. Ça pose un établissement.

Nous avons rendez-vous dans le hall avec un responsable de l’agence qui vient s’assurer que le voyage commence bien et que nous sommes en mesure de le régler car, comme convenu, nous devons nous en acquitter en liquide, en euros. Heureusement que nous sommes des gens confiants… et que l’agence se révèlera sérieuse. Il empoche ses billets avec un large sourire, remercie dans un français très approximatif dont il masque le peu de maîtrise en montant le volume sonore et en affichant une parfaite confiance en soi. Un vrai boss. Il a même le bide qui va avec.

Un peu plus tard, nous avons rendez-vous à l’hôtel pour la présentation de notre guide, Roby, un Népalais qui peut avoir entre 18 et 30 ans. Impossible à dire. Il nous présente le trek de façon succincte dans son anglais rudimentaire. En gros, il y a un programme mais tout peut changer, donc on avisera au fil de l’eau. Pour la nourriture et l’eau, d’ailleurs, il nous conseillera ; on peut lui faire confiance. Il nous suggère de suivre ses conseils pour tout. Ça nous arrange, c’est bien ce qu’on comptait faire. Deux porteurs nous accompagnent, nous les retrouvons le lendemain, au départ du bus. Le premier doit avoir la quarantaine mais le second pourrait avoir moins de 18 ans tellement il est frêle et a l’air jeune. Pourtant, l’agence choisie doit se soucier un tant soit peu des droits du travail et, donc, ne pas embaucher de mineurs. Nous aurait-on menti ?…

 

Le soir, nous trouvons dans les rues alentour, sans avoir la moindre idée d’où nous sommes, un restau qui vend des momos et de la bière. C’est un établissement pour les touristes, forcément, car les endroits pour les locaux ne sont pas simples à repérer, surtout dans une ville mal éclairée où la nuit tombe vers 18h30 : ce sont de minuscules bouibouis où on vend du thé ou de la friture. Les lieux où on peut s’asseoir et commander une nourriture un peu plus élaborée dans ces parages nous sont destinés. On dirait que les Népalais, eux, ne consomment les momos que dans la rue. On se languissait de les goûter ces fameux momos ! Ce sont de délicieux raviolis qui se présentent en général sous divers aspects en fonction de leur farce. Ceux à la viande, en demi-lune sont identiques aux gyozas japonais. On les trouve sous quatre formes dans les menus : à la vapeur, frits, Kothey (frits d’un côté seulement) ou mystérieusement affublés de la lettre « C ». On les goûte bien sûr tous et la dernière version est particulièrement intéressante. La farce du momo est déjà bien épicée mais quand il se présente à la mode C, cet innocent ravioli nage dans une sauce épaisse, essentiellement composée de piments (réduits en bouillie mais également présents en gros morceaux pour une saveur plus subtile). « Ça arrache sa race ! », comme le crache dans un souffle Nico après avoir englouti tout de go un seul de ces momos largement nappé de sa sauce.

La bière qui accompagne les assiettes de mes compagnons est assez costaud. L’Everest du Népal arrive dans des bouteilles de 650 ml uniquement, pas moins, et affiche tout de même ses 5 degrés. Comme ils la descendent bien pour apaiser le feu des momos (comme si ça servait à quelques chose…), le retour à l’hôtel est joyeux. Je peux retrouver le chemin sans problème car j’adopte le raisonnable régime sans alcool et sans viande. C’est assez facile à suivre. Il suffit d’observer les étalages de viande au bord des routes ou dans les rues pour se rallier au régime végétarien. J’aimerais bien éviter d’attraper la bactérie intestinale improbable et incurable au Népal.

La première impression de la capitale est rassurante. Ça ressemble encore à l’Inde mais en beaucoup plus calme. Bien sûr, il n’y a pas de trottoirs, les bâtiments ont l’air de tenir debout par miracle à force de rafistolage, la poussière et la pollution empêchent presque de respirer, le bruit des klaxons est incessant, il faut feindre d’ignorer la circulation alentour pour se déplacer à pied sans mourir de trouille de se faire renverser (c’est une habitude à prendre) mais, malgré tout, on ressent un grand calme dans cette ville.

Katmandou
Katmandou

Le lendemain, nous avons une journée pour découvrir Katmandou. J’ai le Lonely Planet avec moi et l’hôtel nous fournit, en plus, une carte du centre sur laquelle nous sommes localisés, on devrait s’en sortir. Mais pas du tout. On part bien du bon endroit (l’hôtel), et on est tout près d’un lieu facilement repérable, Chhetrapati Chowk, qui a l’air d’un point de jonction imposant sur le papier mais qui se révèle être tout juste un minable rond-point. On part de là mais, à chaque tentative, on ne prend pas la bonne route et on finit par tomber sur Durbar square, le centre historique de Katmandou, le site incontournable, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, en début d’après-midi. À notre décharge, aucun nom de rue n’est jamais mentionné et personne ne sait nous indiquer correctement le chemin. Chaque fois qu’on se renseigne auprès de quelqu’un, plutôt que de nous avouer qu’il ne sait pas, il nous envoie n’importe où. Alors, on déambule au hasard des rues entre les boutiques de contrefaçon, les bols tibétains, les colliers, les drapeaux à prières, le thé et tout le bric-à-brac destiné aux touristes baba-cools, trekkeurs ou mystico-pétés. Quand on lève le nez, on aperçoit l’embrouillamini de fils électriques qui nous passe pas très très loin au-dessus de la tête. Ça fait délirer Fabien qui n’en revient pas qu’un tel réseau fonctionne et qui n’ose pas imaginer la saison des pluies. Quand on voit un homme qui traficote sur un poteau électrique, le type est généralement juché sur une échelle bringuebalante, en tongs, et s’affaire dans cet amas de fils sans aucune protection. Il est certain que les lois du travail ne doivent pas être sévères, si elles existent, et qu’un ouvrier grillé est aisément remplaçable. Quant aux syndicats…

En levant les yeux un peu plus haut encore, par-delà les enseignes et l’océan électrique, on peut admirer les bâtiments qui, même s’ils sont fortement délabrés, conservent des fenêtres et des toits en bois magnifiques. Les couleurs sont un peu éteintes mais le bois peint ou naturel se fond très harmonieusement sur la brique rouge des façades. Il faut juste faire attention à conserver un œil sur la circulation ; on ne peut pas se laisser aller à musarder, le nez au vent, ça peut se révéler dangereux. Piétons, porteurs, tireurs de chariots aux charges impossibles, vélos, motos et voitures se partagent la rue dans un grand n’importe quoi. Ici, on roule vaguement à gauche et on marche partout. Il n’existe pas de moyen logique ou efficace d’avancer, le mieux est d’éviter les écarts soudains et les soubresauts ; il faut sereinement garder sa trajectoire, se couler dans le flot et ça passe. C’est comme ça que je fais et, de temps en temps, je sens la main de Fabien qui me remet sur les rails et qui m’épargne ainsi une collision. Avec tout ce trafic, il me semble que les rues sont plus poussiéreuses que polluées mais elles doivent l’être aussi au vu du nombre de gens qui portent des masques. Et pas que des touristes asiatiques, beaucoup de Népalais en portent aussi ! Ce sont simplement des espèces de masques chirurgicaux en tissu. Je ne connais pas la capacité filtrante du coton mais ça doit au moins avoir une valeur psychologique.

 

*

 

Ce matin, nous avons rendez-vous à l’hôtel à sept heures avec Roby et nos deux porteurs. C’est le départ vers les montagnes. On rejoint la gare routière en taxi pour prendre le bus local. C’est forcément un peu la cohue, le temps que tout le monde retrouve son bus, entasse ses bagages sur le toit et s’installe. Et c’est dans ces moments-là qu’on est contents d’avoir un guide. On profite du spectacle de tout ce monde qui joue des coudes sans avoir à participer au combat. Roby a réservé nos sièges.

En route, dès qu’on se retrouve dans les grandes artères de Katmandou, on comprend pourquoi tous les bus portent des inscriptions peintes à l’arrière : « Don’t touch me », « No time for love » ou bien « Kiss me… if you can, guys ». Tous les véhicules se frôlent de si près que la seule chose qui importe aux conducteurs est de veiller à ce que personne ne les touche, juste à rester indemne en quelque sorte, et c’est cela qu’ils rappellent à tout le monde avec leurs écrits. À l’avant de notre bus est inscrit le texte suivant : « Highway Killer ». Avec la réputation des bus de montagne locaux qui ont une forte tendance à tomber dans le ravin, est-ce une bonne chose ?

Il est prévu que le trajet jusqu’à Syabrubesi dure dix heures au maximum. Il ne nous en faudra finalement que huit mais sur un tape-cul aux sièges défoncés, les genoux sous le menton, ça suffit bien. Notre chauffeur aux yeux rouges a des airs de petite frappe. On espère qu’il n’est pas aussi défoncé que les sièges… Il est pressé d’arriver et fonce dès qu’il se trouve sur une ligne droite. Malheureusement pour sa moyenne, il y en a peu sur le parcours sinueux. Dommage aussi pour les tripes de Nico, lequel supporte mal l’effet de lessiveuse dans les virages mais qui reste stoïque et tient bon jusqu’au bout. Le guide et les porteurs dorment pendant la grande majorité du trajet.

Quand on commence à aborder les premières hauteurs, les plantations en terrasse nous prouvent que nous sommes bien en Asie. En bas, dans la vallée, une rivière argentée serpente. On ne voit pas de gros bourgs à l’horizon mais les coteaux et les bords de route sont parsemés de maisons, en petits groupes ou isolées. On croise des travailleurs des champs, des porteuses lourdement chargées sous leur front sanglé, des enfants, des chiens, des poules, des motos, des camions, des bus… Parfois, notre chauffeur ralentit quand il croise un autre véhicule, mais c’est vraiment parce qu’il le frôle à quelques centimètres près, sinon il y va franco, à toute allure. Nous, on rentre prudemment la main qui pend et on continue à s’émerveiller devant le paysage…

 

*

 

Syabrubesi est notre première étape de montagne : des hôtels pour trekkeurs et les quelques bazars habituels le long de la route. Le paysage est encore bouché, nous n’apercevons que la rivière en contrebas et les flancs des deux collines qui nous encadrent. Le lodge est un hôtel rudimentaire et propre, contrairement à ce que laisse supposer sa façade clinquante, recouverte de plaques de verre bleuté. La différence entre un hôtel et un lodge se situe, à mon avis, au niveau de la literie. Dans un lodge, il n’y en a pas. C’est un peu comme dans un refuge.

Roby nous fait commander le dîner qui se consomme en général vers 18h30. Lui mangera quand on aura fini, de même que les porteurs. C’est l’usage, c’est comme ça que tout le monde fait, il n’y a pas à discuter. Les trekkeurs d’abord, les Népalais après. On se sent à peine idiots de manger avec des mecs qui nous tournent autour en nous jetant des regards à la dérobée pour vérifier qu’on ne manque de rien.

 

Le premier jour de la randonnée est enfin là. Il commence par un petit-déjeuner composé d’un gros pain plat frit au miel, accompagné de thé noir, qui doit bien tenir au corps pour toute la matinée. Puis, les porteurs chargent nos sacs sur leur dos et, là, une fois de plus, on se sent un peu comme de gros débiles. Bon, c’est vrai qu’on n’a pas choisi cette agence au hasard. Fabien a eu ses coordonnées par un copain qui a déjà fait un trek organisé par elle. Elle s’appelle Nepal Eco Trek et elle est censée ne pas agir n’importe comment, c’est-à-dire, respecter ses employés. C’est pour ça qu’on limite les sacs qu’ils portent à 10 kilos par personne. Pas par porteur, par trekkeur ! En réalité, ils portent la charge de deux couillons, ce qui équivaut à 20 kilos. Une bagatelle. Même si, pris de mauvaise conscience tardive, nous avons encore laissé des affaires à Katmandou et que nos sacs pèsent entre 7 et 8 kilos, ça fait 15 kilos pour le porteur le plus âgé. Le plus jeune porte le sac de Nico et deux petits sacs à dos, les leurs. Le guide porte son propre sac. Ils sanglent tout ça et c’est parti. En route, nous croisons d’autres porteurs affreusement chargés, qui marchent le front baissé et ceint de l’épaisse lanière qui tient leur barda. Nous sommes partagés entre le soulagement de ne pas faire subir ça aux nôtres et la honte d’utiliser des porteurs, comme des nababs.

Pendant la marche, Kancha, le plus âgé, 49 ans, est le plus taciturne (ou timide) et ne parle sans doute que peu l’anglais. Anil, en revanche, saisit une occasion où je marche seule avec lui à l’avant pour me faire la conversation. Il se débrouille un peu en anglais et peut me dire au moins qu’il a dix-huit ans (Pour me faire plaisir ?) et faire les présentations de base. Avec Roby, qui a 29 ans et pourrait facilement en avoir dix de moins, et qui parle bien mieux anglais, on peut discutailler de choses et d’autres. Je teste mon hindi balbutiant et ça marche un peu. Il me fait écouter les musiques des derniers Bollywood sur son téléphone ; on se marre bien. La glace sera totalement rompue quand je lui prouverai que je sais déchiffrer le Népalais, en écriture devanagari. Ça le bluffe mais, en réalité, c’est facile, c’est la même que celle du hindi.

Tout le long du chemin, nous longeons un torrent de montagne aux eaux bleu mentholé. À cette altitude, là où, dans les Alpes, nous ne côtoierions que des petites fleurs, nous marchons à l’ombre d’une forêt d’arbres que je ne reconnais pas. Je parviens à identifier aisément les bambous et les rhododendrons mais pas le reste.

Il est prévu que nous bouclions cette étape en six heures et, pourtant, on ne compte que 300 mètres de dénivelé positif. C’est que la description des étapes est très sommaire. Il est loin le topoguide qui détaille chaque montée et chaque descente. Ici, on nous donne l’altitude au départ et à l’arrivée (parfois erronée), ainsi que la durée globale pour des occidentaux et c’est déjà une mine d’informations. En réalité, le dénivelé est de 1000 mètres et, entre les deux points, nous descendons jusqu’à 1600 mètres et remontons jusqu’à 2000… Ça explique les six heures. En outre, à midi, il faut oublier le classique sandwich, assis sur un caillou, seuls face à la rivière. Ça ne se fait pas. La route est parsemée de lodges où on s’installe pour un plat de pâtes ou de riz ou pour un simple thé. On s’arrête donc une petite heure pour déjeuner et buller au bord du torrent.

Le lodge où nous nous arrêtons pour la nuit fait passer l’hôtel de la veille pour un palace. Quelques chambres à deux lits (sans literie) dont les portes verrouillées par de gros cadenas ouvrent directement sur la terrasse encore en plein soleil à cette heure. De l’autre côté du vallon encaissé se dessine la pointe d’un sommet enneigé qui, selon Roby, ne mérite même pas d’être désigné, c’est une petite colline. Il dédaigne les montagnes qui ne dépassent pas les 6000 mètres. Pourtant, elle nous plaît bien, à nous, la première cime blanche que nous pouvons admirer.

Étonnamment, dans ce lieu sans confort, il y a une cabane sur la porte de laquelle est écrit « solar hot shower » et devant laquelle sont installés deux panneaux solaires. À l’intérieur, un pommeau de douche au mur, deux robinets (hot et cold) et un sol en béton nu ne laissent pas présager qu’un tel luxe est possible. Je m’y rends pourtant avec mon gant de toilette ; prête à un léger décrassage de chat à l’eau glacée. Quelle bonne surprise quand le robinet « hot » délivre réellement de l’eau chaude. Tout à fait inattendu et fortement appréciable !

On profite ensuite des derniers rayons du soleil sur la terrasse mais, dès qu’il se couche, on se replie dans la pièce commune car le froid est déjà vif. À l’intérieur, une deuxième bonne surprise nous attend : un poêle à bois trône au milieu. Des bancs courent le long des murs, derrière des tables en bois. Il y règne une chaleur bienvenue et une ambiance de chalet alpin. Nous ne quitterons plus cet endroit béni jusqu’à l’heure du coucher. Les autres trekkeurs sont en grande majorité des Français, seuls un couple de slovènes et un non identifié, car très silencieux, sortent du lot. Parmi les Français, trois ressemblent à des alpinistes. Il s’agit de deux gaillards, la cinquantaine flambante, qui marchent sans porteurs, et transportent des crampons pour des éventuelles ascensions de petits sommets si le temps s’y prête. Le troisième larron a la trentaine, il est aussi affûté que les autres mais il a un léger défaut : il ne peut pas s’arrêter de parler. Il branche tout le monde sur tout mais commence surtout par tenter de semer l’anxiété en demandant à un couple de jeunes s’ils ont pris des médicaments contre le mal de l’altitude, puis, suite à leur réponse négative (Forcément car personne n’en prend…), il raconte une histoire affreuse. Je ferme les écoutilles et me replonge dans ma conversation avec les Slovènes car je déteste les gens qui se complaisent à décourager ou à angoisser les autres. (Et ils sont nombreux…) Quand je dis que je pars en voyage, la réaction majoritaire est de me prévenir contre tous les risques et maladies possibles. Peu sont ceux qui s’enthousiasment et me souhaitent de belles aventures. Le mec doit donc être en train de raconter qu’un copain à lui a explosé à 3000 mètres ou qu’il a saigné par tous les pores de la peau jusqu’à ce qu’on le redescende à dos d’âne après 24 heures d’atroces souffrances. Quand il a fini de les torturer, il nous branche sur notre trek et nous demande comment on est montés de Katmandou. Comme on lui raconte qu’on a utilisé le bus local, il s’empresse de nous dire que, le lendemain de notre arrivée, un tel bus est tombé, entraînant la mort de trekkeuses israéliennes. Bizarrement, la présence d’une forte majorité de Népalais dans le véhicule n’est pas mentionnée. Je n’ai jamais compris ce qui poussait ces gens à créer un climat d’inquiétude mais je sais ce qui les en détourne : l’égocentrisme. Je lui demande donc quel est son programme et ça le lance dans un récit que je ne prends pas la peine d’écouter.

Nous recroiserons tous ces touristes car les gens des lodges conseillent les mêmes lieux d’hébergement à l’étape suivante, à part si leur guide a conclu des accords particuliers auxquels il tient. Le dîner varie peu, pour ne pas dire pas du tout, d’un endroit à l’autre, même si le menu fait plusieurs pages : plat de riz, de pâtes ou de patates avec légumes (carottes, oignons, patates), soupe de nouilles, momos, le tout accompagné de thé noir. C’est simple, chaud et délicieux, exactement ce qu’il nous faut après une journée de randonnée. Sur la table trônent toujours deux sauces, une verte et une rouge. Il faut étonnamment se méfier de la verte, malgré sa couleur innocente, car c’est la piquante ; la rouge, en revanche, n’est que du ketchup. Partout, on trouve également la bière locale, Everest en général, et une seule boisson alcoolisée qu’ils appellent « wine ». Ça a l’apparence de l’eau trouble et ça ne fait pas envie du tout.

Nous allons nous coucher de très bonne heure tous les soirs. Les cloisons faites de planches sommairement assemblées laissent passer la lumière d’une chambre à l’autre. On ne garde pas les lampes allumées car, même si nous avons de l’électricité à la nuit tombée, l’alimentation vacillante fait clignoter les ampoules et ça porte vite sur les nerfs. Je comptais lire un peu avec ma lampe frontale mais, à travers le « mur », elle éclaire également le lit de Fabien qui est dans la chambre contiguë à la mienne. Du coup, extinction des feux avant neuf heures.

Monts du Langtang
Monts du Langtang

Ce matin, nous nous rendons au village de Langtang, à 3500 mètres. Ça y est, nous partons vers de vraies hauteurs. Le magnifique paysage verdoyant est similaire à celui de la veille. Le chemin grimpe en douceur.

La vallée s’élargit. Devant nous, les sommets enneigés se dessinent plus clairement. Nous nous dirigeons vers eux. À l’horizon, le blanc de la neige ; autour de nous, du vert, mais aussi un début de couleurs automnales. Quelques taches de jaune et de rouge… Il y a peu de fleurs en cette saison.

Sur la prochaine rivière qui croise notre chemin, nous nous extasions devant une construction en pierre qui abrite un moulin à prières que le courant de l’eau fait tourner. Nous ne nous sommes pas penchés sur les rites bouddhiques et les vertus des moulins à prières (variant de ceux de toute petite taille, actionnés à la main, aux beaucoup plus gros, comme celui que nous admirons) mais c’est en tout cas très joli. Surtout celui-ci qui est le premier que nous voyons. Nous épargnerons un peu plus les suivants de nos appareils photo car ils sont vraiment très nombreux. De même que les drapeaux à prières qui flottent à chaque construction sacrée (stupa) et profane (lodge).

À 3000 mètres, le paysage est moins vert. Il reste quelques arbres mais surtout des arbustes. Chaque fois que nous passons une rivière encaissée sur un pont suspendu, je me sens vivre les aventures d’Indiana Jones. La frêle construction bouge à chaque pas mais semble solide. Sous les pieds, le torrent de montagne paraît bien bas. Ces ponts sont évidemment garnis de drapeaux à prières.

Le mélange des divers tons de marron, des beiges pâles, du kaki et des rouges flamboyants de l’automne, les quelques taches de fleurs jaunes, l’aridité des épineux qui nous entourent, l’argent de la rivière en contrebas, l’éclat des cimes enneigées devant moi. Au fil des pas dans la splendeur de cette nature, je prends pleinement conscience que je suis en train de marcher dans le massif de l’Himalaya. C’est grisant.

 

Nous arrivons au village de Langtang en début d’après-midi. Il est principalement composé de lodges mais, comme ce sont des constructions de pierre aux dimensions humaines, elles ne gâchent pas le paysage. Au fond de la plaine, on aperçoit le Yala peak, à 5520 mètres, et les sommets qui l’entourent. Des chemins de terre circulent entre les bâtisses. Outre les trekkeurs et les villageois, on y trouve des yaks et des chevaux. Les bouses de yak sèchent sur les murs de pierre. Les constructions sacrées et les drapeaux à prières sont partout. Notre guide s’est fait conseiller l’hébergement à l’étape précédente : Everest Hotel, un établissement luxueux car si les chambres ne contiennent que des lits, celle de Fabien et Nico a une salle de bain privée. Leurs toilettes sont à la turque et leur douche est un simple pommeau au mur qui projette son eau sur du béton… mais cette eau est chaude !

La balade dans le village a pour destination la fabrique de fromage de yak. Nous y allons à la suite des trois alpinistes rencontrés la veille. Comme nous arrivons après eux, et qu’on leur a déjà fait le coup de la visite, on essaie juste de nous vendre des fromages qui, en forme de bourses qui pendent à un fil, ressemblent furieusement à des scamorza. C’est loin d’en avoir le goût. C’est bon comme du gouda industriel. C’était la visite à faire. La nuit est déjà tombée et le vent est très froid ; nous nous rapatrions dans la pièce commune de notre lodge.

Les journées sont chaudes mais dès qu’il y a un peu de vent ou de l’ombre, il faut légèrement se couvrir. Quand le soir tombe, on passe vite à la doudoune et, quand on va se coucher, il fait carrément un froid de gueux. Les seules sources de chaleur sont le poêle central et le four à bois de la cuisine. On allume le poêle quand les trekkeurs commencent à investir la pièce et on le laisse mourir vers les vingt heures… C’est l’heure à laquelle les derniers vont se coucher et, s’ils avaient des envies de se taper la discute plus tard dans la soirée, le froid les en dissuaderait. En outre, ça permet à ceux qui dorment dans cette salle de pouvoir se coucher tôt.

 

Cette nuit, il a fait particulièrement froid mais c’est parce que j’ai fait la bêtise de dormir la tête à côté de la fenêtre… Toutefois, j’ai une belle récompense quand, encore enfouie dans mon duvet douillet, je tire le rideau vers 6h30. Face à moi, derrière les monts les plus proches, scintille le sommet enneigé du Langtang Lirung, à 7235 mètres. J’arrive à peine à le regarder en face tellement il est aveuglant, éclairé par le soleil levant. Du coup, je saute hors de ma couche et je m’habille à la va-vite pour me promener et profiter du paysage au petit jour (et aussi parce que le froid mordant pousse à la promptitude).

Nous sommes à 3500 mètres et je ne ressens rien de gênant : fatigue, mal de tête ou manque d’appétit. Se retrouver au milieu de ce paysage fantastique fait taire tous les désagréments et je sens mon énergie qui monte encore. En outre, nous bénéficions d’un temps splendide depuis le début du séjour. Si les nuages s’accumulent régulièrement dans l’après-midi, ils s’effilochent et disparaissent rapidement.

Les paysages sont pratiquement plus beaux à chaque pas. Le torrent est à présent bien bas dans la vallée encaissée, nous le suivons de haut, de notre plateau ensoleillé. Quelques arbustes aux feuilles rouges flamboient au milieu des épineux. Les yaks se font de plus en plus nombreux. Nous mitraillons la première pauvre bête que nous voyons, puis serons moins prompts à sortir l’appareil aux suivants mais ils restent fascinants. On voit peu d’animaux à ces altitudes et ces grosses vaches poilues, chargées d’imagerie mythique, nous rappellent que nous sommes bien dans l’Himalaya.

Comme nous nous dirigeons vers un monastère, Kyanjin Gompa, (gompa signifiant monastère), le chemin compte un nombre incalculable de stupas, qui sont ici des petits amoncellements de dalles gravées d’inscriptions bouddhiques et qu’il faut contourner par la gauche. Surgit tout de suite l’image du capitaine Haddock, dans Tintin au Tibet, qui, en train de dévaler une pente, se concentre pour bien passer à gauche du stupa. Il faut procéder de même pour les murs de manis, des murets de quelques mètres de long qui coupent le chemin en deux ; à gauche, pour ceux qui montent et, à droite, pour ceux qui descendent. La vallée s’élargit encore et on distingue de plus en plus de monts enneigés autour de nous.

La randonnée d’aujourd’hui est courte. Ça tombe à pic car, à cette altitude, nous ne savons pas si nous sommes aussi vaillants que plus bas et ça nous permet d’observer à loisir les alentours qui ne cessent de nous émerveiller. La vallée du Langtang est un trek facile ; on peut y tâter de l’Himalaya sans avoir à mettre de crampons ou à braver des altitudes surhumaines. De la montagne à yaks pépère, favorable à la marche contemplative.

Stupa dans les montagnes
Stupa dans les montagnes

Quand nous atteignons un magnifique stupa, un plus classique cette fois, une construction ronde, peinte en blanc et dont la pointe est reliée à de multiples drapeaux à prières, sur un fond de panorama montagneux, nous sommes presque arrivés. C’est l’annonce du monastère que nous laissons sur notre gauche. Nous prenons à droite sur un pont, puis, à quelques centaines de mètres, juste derrière un petit col, se révèle soudain devant nous Kyanjin Gompa. C’est là que nous allons passer la nuit. L’emplacement est sublime. Dans ce fond de vallée très dégagé, les montagnes se dressent partout, à 360 degrés. La journée est très belle et nous bénéficions des derniers rayons du soleil qui nous réchauffent jusqu’à son coucher.

Dans cette plaine, on ne trouve que des lodges, certaines assez vastes mais jamais d’énormes bâtisses à plus de deux étages. Mêmes si les constructions plus modernes sont peintes de couleurs vives, elles restent dans un style simple et proche des plus traditionnelles, construites en pierres jointes. Elles sont les unes à côté des autres, vaguement séparées par des chemins de terre. Roby choisit le Peaceful Hotel. Il porte bien son nom, situé qu’il est en bordure du village. La vue de sa « terrasse » (une cour en terre avec une table et des chaises en plastique) donne directement sur la montagne, comme tous les autres lodges, mais, ici, sans même un bout de mur pour bloquer le paysage.

Le déjeuner que nous prenons, au soleil, sur cette terrasse, face aux monts enneigés, est particulièrement goûteux. Il ne s’agit pourtant que d’un plat de patates agrémenté de quelques lamelles de choux, d’oignons et de carottes. Le tout accompagné de thé noir. On reste un bon moment à fainéanter comme des lézards autour de la table. Nico finit même par s’endormir, un chat câlin couché sur ses genoux. On se force un peu à sortir de la torpeur contemplative bienheureuse pour se doucher. Il est rituel que Fabien soigne mes blessures en fin de journée. Il travaille dans un hôpital et voyage avec tout le nécessaire dans son énorme trousse. Enfin, presque tout le nécessaire, car le désinfectant (le plus important) s’est vidé dans son sac et qu’il faut acheter de la Bétadine à Syabrubesi pour ne pas partir sans rien. Inutile de dire que Roby n’a pas le début de l’essentiel médical sur lui, même pas le moindre petit cachet de paracétamol. Rien. Les premiers jours, Fabien soigne les ampoules au talon que je me suis bêtement fait à Paris en étrennant de nouvelles pompes le jour du départ. Ensuite, ce sont les écorchures au bras que je me fais en tombant à plusieurs reprises. Ça doit être à cause de ces chaussures pesantes et rigides qui m’ont coûté les yeux de la tête et que j’ai achetées tout spécifiquement pour ce trek au Vieux Campeur (le royaume de l’équipement hors de prix) alors que des normales, plus souples, auraient largement fait l’affaire sur ces chemins. Je me suis, une fois de plus, faite avoir par les pisse-froid qui m’ont dit qu’il était vital de marcher avec des chaussures dignes de ce nom pour un tel trek. Pourtant, si j’avais suivi mon instinct, j’aurais emporté mes godasses habituelles et je n’aurais pas trébuché autant.

Kyanjin Gompa
Kyanjin Gompa

Ici aussi, il y a une fromagerie, mais fermée, des stupas, des lodges, des échoppes de tibétains qui vendent quelques articles en laine tissée et des bijoux. De retour au lodge, je m’installe dans la pièce à vivre dans laquelle se trouvent déjà attablés un moine et deux nonnes tibétains, tous vêtus d’orange (Tintin au Tibet…). Ils me proposent gentiment de partager leur repas de patates bouillies mais, avec toute la bonne volonté du monde, je ne peux vraiment pas accepter parce que j’ai encore celles de midi sur l’estomac. J’accepte plus volontiers leur thé. Le patron de l’établissement, qui parle un peu anglais, m’explique que ce sont des moines du monastère. J’avais compris. Il m’indique aussi qu’ils sont bouddhistes. J’avais compris aussi.

Comme Roby est bouddhiste, j’imagine que l’agence qui l’emploie l’est aussi. Anil et Kancha le sont aussi et sont, en outre, de la même caste que lui, tamang. C’est Roby qui raconte tout ça et aussi qu’il y a des castes chez les bouddhistes. Ce village et celui de Langtang seraient peuplés de tibétains, d’une caste similaire à la sienne, qui ont dû prendre la caste népalaise, équivalente à la leur, à leur installation au Népal. Je ne suis pas sûre de bien comprendre cette explication… Tous les lodges où nous passons sont bouddhistes et les autels dédiés à Bouddha, illustrés de photos du Dalaï Lama, le prouvent.

Comme à l’accoutumée, nous dînons vers 18h30. Il est d’usage de commander son repas à partir de 17 heures et de choisir son heure ; la bonne se situe entre 18 et 19 heures car il s’agit ensuite de laisser manger les guides et les porteurs et de vider les lieux pour le couchage général à 20h30. Avant de passer au lit, on commande son petit-déjeuner que tout le monde prend entre 6h30 et 7h30. Ça se passe partout de la même façon. Certains parviennent à déroger à la règle et prennent le petit-déjeuner beaucoup plus tard mais, pour le repas du soir, c’est impossible. Aucun guide ni aubergiste ne refusera ouvertement de le servir plus tard ; pourtant ils se débrouilleront pour que tout le monde mange aux heures habituelles. Et tout se déroule calmement. Le trekkeur déçu ne songe pas à se plaindre. Tous se plient à cette organisation souple en apparence mais, en réalité, rigidement structurée et très bien huilée.

Ce soir, après le repas, Roby nous invite à passer à la cuisine avec nos hôtes pour voir comment la femme prépare le curry. Kancha et Anil sont là aussi. On se tasse autour du feu et on observe les préparatifs de la dame, avec en prime les explications de Roby ; seul, Anil, le plus jeune, assiste la femme dans ses travaux. Puis, assez vite, il ne reste plus qu’à laisser mijoter le wok de curry de radis, il est donc temps de nous faire goûter le raksi. Quand notre hôte en sert un verre à Nico, on reconnaît le fameux « wine » peu ragoutant. Ce soir, nous le goûterons chaud. Ça ressemble à une eau de vie, une sorte de grappa, diluée dans de l’eau. Pas exceptionnel mais pas affreux non plus ; ça passe même bien. J’en prends une gorgée et ça suffit pour ce soir. Nico et Fabien se partagent le reste du verre. On sert également Roby, puis Kancha. Anil n’y a pas droit. On nous offre aussi le thé au beurre de yak qui n’est pas fréquemment consommé dans la vallée mais, ici, nous sommes chez des tibétains, on en boit. Étrange boisson chaude salée que je sirote pendant que Fabien et Nico picolent leur raksi. On vient de servir son verre à Fabien et Nico entame le deuxième. L’ambiance est de plus en plus chaleureuse, ça risque de s’éterniser. Mais on ne préfère pas car le repas que prépare la femme est pour eux et qu’ils ne mangeront pas tant qu’on en reste à l’apéro. On essaie d’expliquer ça à Roby pour qu’il nous aide à passer dans la pièce d’à côté sans froisser nos hôtes mais il est déjà bien parti et il parvient à servir un troisième verre à Nico. On insiste un peu plus lourdement sur le fait qu’il est 20 heures et qu’ils n’ont toujours pas mangé, et on sort, même si Roby, qui attaque fort le raksi, voudrait qu’on reste encore. Nico est sauvé. Il s’en tirera avec un simple mal aux cheveux qui n’est pas à mettre sur le compte de l’altitude.

 

Au matin, le lever du soleil est splendide sur les montagnes qui nous entourent. Comme la vallée est vraiment vaste, les rayons du soleil nous réchauffent dès 7h30 et font oublier la nuit qui a été particulièrement froide. Il a gelé. Le givre a recouvert la table de la cour mais on peut déjà, si tôt, rester dehors sans bouger, à profiter de la chaleur.

Nous nous lançons dans une longue journée de marche, huit heures de descente (et un peu de montées aussi pour rompre la monotonie), 2000 mètres de dénivelé négatif. Nous reprenons le même chemin qu’à l’aller mais on le découvre d’une autre façon. Les murs des stupas que nous passons cette fois de l’autre côté, et qui sont différemment éclairés au matin, révèlent de magnifiques mandalas que nous n’avions pas aperçus à l’aller. Ça descend doucement au départ, ce qui nous donne le temps de nous arrêter à chaque vue splendide et de discuter tranquillement. Roby engage la conversation avec un « Ça va, Klaus ? ». En effet, après avoir hésité entre plusieurs façons de m’appeler, il a fini par choisir celle-ci. Impossible de lui faire entendre Claude, ni même Claudia. Il propose Cloud, qui me convient bien, ça fait nom de squaw. Mais il l’abandonne rapidement pour Clouthe (Pourquoi ? Une déformation de « clothes » ?) et finit par jeter son dévolu sur Klaus. Après tout, qu’importe le nom, du moment que je sais que c’est à moi qu’il s’adresse. Je ne le détromperai pas.

Il me parle de sa famille, de son boulot, de son ambition d’apprendre le français à l’Alliance Française pour être mieux payé comme guide accompagnateur. C’est un jeune beau gosse, débrouillard, rusé et sympathique. Il trekke à la cool avec son bonnet himalayen et ses fringues de cake de Katmandou (y compris les chaussures qui sont des baskets de ville à la semelle lisse), son téléphone high-tech à je ne sais plus combien de générations sur lequel il a une photo de lui dans une pose de star en fond d’écran. À la descente, son souci majeur est que son téléphone est déchargé et qu’il n’a pas pu le recharger par manque d’électricité. Heureusement que mes compagnons suivent du côté technologique. Nico a un téléphone/appareil photo avec zoom, dernier cri, qui les épate et, Fabien, un chargeur solaire. Il se promène avec ce dernier dans le dos pour charger les téléphones de tous ceux qui le réclament.

Anil est le seul qui a des chaussures adaptées. En revanche, son équipement le plus chaud est une veste en skaï à capuche. Kancha a des baskets et un sweat-shirt à capuche. Tous deux portent des charges d’une quinzaine de kilos, doivent attendre que nous ayons fini nos repas pour manger, se gèlent certainement la nuit car ils n’ont pas de duvet et boivent à peine pendant la marche. Ils n’ont pas de bouteille d’eau et c’est au bout de dix de nos propositions qu’ils finissent par accepter de partager les nôtres (une fois que Roby, leur boss, l’a fait). Et pourtant, jamais ils ne se plaignent, jamais ils ne s’énervent. Ils restent souriants, aimables et prévenants en toutes circonstances. C’en est gênant, même si Roby m’assure « qu’ils ont l’habitude ». Comme si on pouvait être né pour être une bête de somme… Comme si certains avaient ça dans le sang…

Aujourd’hui, peut-être parce que nous finissons la marche plus tard que d’habitude, nous rencontrons beaucoup de porteurs qui travaillent pour les lodges. S’il y a de nombreuses mules qui portent des sacs de riz et autres denrées, il y a surtout beaucoup d’hommes et de femmes. Roby me dit qu’ils ne sont pas censés porter plus de 35 kilos (Comme si c’était léger, 35 kilos !) mais quand je lui rétorque que je viens de voir passer un vieux avec deux sacs de riz, il me répond que, ça, oui, ça fait 50 kilos. Et il sourit. Les porteurs des trekkeurs ont au moins des baskets aux pieds mais les autres sont souvent en tongs et transportent une charge bien supérieure. Tout ça pour approvisionner les lodges qui ne sont destinés qu’aux touristes. Si nous n’étions pas là, ils n’auraient pas à trimballer tout ce chargement. Est-ce qu’ils sont « contents » d’avoir du travail ou est-ce qu’ils nous maudissent intérieurement ? Ou les deux ? Je n’ai vraiment pas la conscience tranquille en descendant mais ce sentiment mitigé de ne pas savoir déterminer si donner du travail aux gens est un bien ou un mal ne me quitte jamais quand je voyage en Asie.

 

Ce matin commence par la dégustation de la fameuse tsampa, un porridge d’orge grillé. Ça a l’aspect d’un gruau marronnasse. C’est très simple, très bon et ça tient au corps toute la journée. On y ajoute souvent au moins du miel pour l’égayer. Nous continuons sur le chemin de l’aller en suivant la rivière en fond de combe, à l’ombre et redescendons jusqu’à 1700 mètres pour, ensuite, bifurquer et nous lancer sur une nouvelle route qui doit nous amener à Thulo Syabru.

De ce côté de la montagne, on aperçoit beaucoup de cultures en terrasse, probablement un meilleur ensoleillement et plus d’espace. Nous atteignons le village assez tôt, pas fâchés par cette étape courte après la longue descente de la veille et avant la montée qui nous attend le lendemain. Quand on arrive tôt au logement, on peut en profiter pour se lancer dans une lessive, se doucher, mais surtout s’installer en terrasse et jouir de la superbe vue en sirotant du thé. Nous retrouvons ainsi Fabia, une jeune suissesse qui voyage avec une agence connue pour n’employer que des femmes, 3 Sisters. Elle est accompagnée de son guide et d’une jeune porteuse à l’œil pétillant, qui brille d’intelligence. La porteuse est surtout guide en général mais porte également, à l’occasion, et il semble que la catastrophe climatique qui a sévi dans l’Annapurna quelques semaines auparavant, à la mi-octobre, en soit une bonne. Des dizaines de touristes morts dans les montagnes népalaises ; ça fait son effet. Le nombre de trekkeurs a bien baissé depuis et des chemins de randonnée sont encore fermés.

Lorsque le soleil disparaît, nous poursuivons nos discussions dans la pièce à vivre. Notre logement est un hôtel et la salle a plus des allures de restaurant agrémenté d’un poêle que d’un chalet montagnard. Ce soir, d’humeur gastronomique, nous allons goûter le Snickers momo. C’est à la carte dans tous les lodges mais nous n’osions pas imaginer que ça puisse être un momo farci au Snickers. Et pourtant… Nous avons vu un trekkeur népalais en manger un et Nico en rêve depuis des jours. (Déjà que c’est rare, un trekkeur népalais, il n’avait pas besoin d’ingurgiter ça pour se faire remarquer…) Fabien et moi, on redoute la nourriture indigeste mais on est un peu curieux tout de même. Arrivent dans l’assiette de Nico deux chaussons frits, remplis de Snickers fondus. C’est, comme on s’y attendait, écœurant au possible, surgras et sursucré. Dans la même famille, nous nous épargnerons de tester son cousin, le Mars momo.

 

J’ai bien fait de me lever tôt encore ce matin ! (Après seulement neuf petites heures de sommeil…) Le lever du soleil sur les montagnes tibétaines et le Ganesh Himal, à 7422 mètres, est superbe. Je ne sais plus où donner de la tête dans ce Langtang où chaque versant, chaque moment de la journée, révèlent des sommets plus splendides les uns que les autres.

La marche commence par une montée un peu difficile dès la sortie du village, avec une belle vue sur les cultures en terrasse, puis elle continue dans la forêt et son ombrage rend l’ascension plus aisée.

Nous arrivons à Sing Gompa pour le déjeuner. La vue est sublime de la terrasse ensoleillée de notre lodge-hôtel. J’ai presque envie d’être déçue tellement c’est « fastueux ». L’aspect princier de ces lieux pourrait être simplement anecdotique s’il ne s’accompagnait de sa face sombre : les esclaves. En effet, deux très jeunes garçons sont employés à tout faire. Ils ne doivent pas avoir plus de douze ans et sont partout : à balayer la cour, à laver du linge, à s’affairer autour des tables pendant les repas. L’un des deux est particulièrement touchant. Je n’ai jamais vu un garçon à la peau si noire au Népal ou en Inde. Il pourrait aisément passer pour un Africain. Quand on sait l’importance donnée à la clarté de la peau, on imagine que le pauvre garçon ne doit pas être des plus choyés. De fait, quand je l’observe évoluer dans le lodge, je m’aperçois qu’il est le sujet de railleries de beaucoup de guides et de porteurs, qui le considèrent manifestement comme un moins que rien. Il n’y prête pas attention et continue d’offrir son brillant sourire à tout le monde. Ça fait longtemps qu’il a dû comprendre que c’est la meilleure attitude à adopter pour sa tranquillité, voire sa survie. Ses mains ressemblent à celles d’un vieux paysan. Je n’imagine pas quelles circonstances ont amené ce gosse à travailler ici. Est-il seulement rémunéré ou lui offre-t-on simplement la nourriture et le logis ?

Sing Gompa
Sing Gompa

Sing Gompa se compose d’un monastère et de quelques lodges qui s’étalent sur une centaine de mètres à peine mais qui recèle de bonnes surprises. La première, nous la découvrons dans l’après-midi : une fromagerie. De yak ! Encore une, se dit-on d’abord mais, ici, c’est différent. Le fromage est excellent ! C’est une sorte de comté au goût très affirmé. De façon assez originale, nous le dégustons à l’heure de l’apéro, avec du thé…

La deuxième est pour le soir. Après avoir englouti au repas le classique dal bhat (riz et lentilles), on file dans le rade de Roby. C’est une cabane en bois à côté du monastère qui ne contient que deux pièces : la cuisine avec sa cuisinière à bois et la « chambre » de la famille. Roby, passablement guilleret, y est déjà installé avec Kancha et Anil. Pendant que la femme leur prépare un repas (car ce lieu est également une sorte de cantine), il commande du raksi pour presque tout le monde ; pas pour Anil qui est trop jeune, ni pour moi dont il respecte le statut de femme. (Respect ? Machisme ? Je n’en sais rien mais ça m’arrange et ça arrange Fabien que j’aide en douce à terminer son verre.) On y passe un moment très sympa à écouter Roby nous raconter ses histoires, à avaler du raksi, à goûter les spécialités locales de viande séchée et de pickles de radis. On s’inquiète un peu pour Nico qui ne sait pas dire non à Roby mais tout se passe bien car les soirées ne sont jamais très longues en montagne quand il faut se lever tôt le lendemain. On va se coucher à neuf heures ; certains un peu plus fatigués que d’autres mais tout le monde sur ses deux pieds.

 

Personne ne manque à l’appel au matin, à la table du petit-déjeuner. Roby nous assure dignement qu’il se sent très bien. C’est beau, la jeunesse ! Outre le fait qu’il a bien picolé, il fume également comme un pompier. Chaque fois que nous faisons une pause, il allume une clope et ne semble pas du tout gêné par l’altitude… Au bout d’une heure de marche plutôt taciturne, il me réclame tout de même un cachet pour le mal au crâne et ça me rassure. Il a beau être jeune et Népalais, il était passablement éméché hier soir et j’avais peur qu’il n’ose pas avouer qu’il n’était pas au mieux de sa forme. Nous parviendrons également à le forcer à boire plus qu’à l’accoutumée (de l’eau) pour combattre et l’altitude et l’alcool. Un coup de flotte entre deux bouffées de clope, ça peut pas faire de mal…

À partir de Sing Gompa, en route vers les lacs sacrés de Gosaikund, nous ne marchons pas dans une vallée élargie comme dans celle du Langtang et rencontrons moins d’habitations. Pas de yaks, ni de cultures. Seuls quelques lodges pour se restaurer et dormir. La vue sur la chaîne tibétaine, au Nord, sur les monts du Langtang vers l’est, sur l’Annapurna vers l’ouest, apparaît vers les 4000 mètres et nous accompagne jusqu’à notre destination. Il est difficile de retranscrire l’émotion que provoque la majesté de ces cimes enneigées dans la pureté du ciel de novembre. Les nuages viennent s’accrocher à leurs sommets en fin d’après-midi, peu de temps avant le coucher du soleil mais, le reste de la journée, le bleu qui les entoure est lumineux.

La nature se fait plus rare. Les arbres ont enfin disparu. Les rhododendrons ont la taille de petits arbustes, puis disparaissent également pour laisser la place aux fleurs et aux lichens. Du jaune fluo sur de la pierre grise. De mini parterres de fleurs bleues, sans tiges, vissées au sol. Des épineux rouge vif. Ces flaques de couleur disséminées étincellent le long du chemin à flanc de montagne.

Couleurs à 4000 m
Couleurs à 4000 m

Après quelques névés encore présents et quelques pas dans la brume des nuages de l’après-midi, nous atteignons les lacs sacrés de Gosaikund, à 4380 mètres, sacrés pour les hindous qui s’y rendent en pèlerinage en été, en l’honneur de Shiva. La température a bien baissé depuis le matin. La brise pique et nous fait enfiler les doudounes bien avant le coucher du soleil, pour la première fois depuis le début du trek. L’atmosphère a résolument changé à cette altitude. Nous faisons une rapide balade autour des logdes pour admirer les lacs, sans aucune intention d’en faire le tour. Notre seule envie est de nous blottir autour du poêle central de la pièce commune.

Les quelques logis sont pleins. Heureusement que notre guide a réservé à l’avance. Il semble qu’il soit un must, sur ce trek, de passer une nuit à plus de 4000 mètres. L’étape est incontournable. Nous devons donc nous estimer heureux qu’on ait une chambre, même si elle se trouve dans la partie la plus récente du bâtiment, qui n’est pas encore tout à fait terminée. Oh, il ne manque pas grand chose, juste l’isolation… Les « murs » extérieurs sont de simples planches en bois entre lesquelles on distingue le film en plastique hâtivement punaisé à l’extérieur. L’isolation provisoire en quelque sorte… Affolés, on demande vite à Roby de nous dénicher des couvertures car il est toujours parvenu à nous en procurer jusqu’à présent. De bons vieux édredons bien lourds et biens chauds. Mais ici, pour la première fois, il n’y en a plus ! Pas grave, on dormira tout habillés et ça ira bien pour une nuit. Ça nous donnera l’occasion d’utiliser les sous-vêtements thermiques qu’on transporte depuis le début pour rien. Et les bonnets aussi… Notre rusé guide se débrouille finalement pour soutirer deux couvertures en laine au tenancier réticent. Nous pouvons aller fêter la victoire avec un thé noir brûlant. Mais les abords du poêle sont déjà squattés par des porteurs et des guides (normal), mais aussi par un couple de Français fortement antipathiques qui se sont incrustés sur des tabourets et ne bougent plus leurs fesses du seul endroit chaud de la pièce. En effet, un peu plus loin, autour des tables, il gèle. On garde nos vestes à l’intérieur et on peut à peine sortir les mains pour lire.

On ne se demande même pas s’il y a une douche, chaude ou pas, car l’idée de se déshabiller ne nous vient même pas à l’esprit. Le brossage des dents à l’eau glacée est la seule toilette que nous ferons ici. De toute la soirée, on ne quitte la pièce commune que pour se rendre aux toilettes. Au dîner, nous aurons une entrée cette fois-ci, une soupe à l’ail qui aurait la vertu de soigner le mal des montagnes, que nous n’avons pas, mais Roby nous avait promis cette soupe exotique… Et en plus, c’est bon ! Mais pas très exotique pour une Marseillaise, qui tente de faire prononcer aïgo boulido à un Népalais ! Personne ne touchera au raksi.

Le soir, la bouche gelée par le nettoyage des dents, on se change dans les duvets car il fait aussi froid dans la chambre qu’au dehors. On garde avec nous, dans le sac de couchage, les vêtements destinés au lendemain pour qu’ils ne soient pas glaciaux au lever. J’essaie quand même sans bonnet, bien recroquevillée et chaussettes aux pieds. Mais très vite, le corps à peine tiédi, je me rends compte qu’il y avait un désagrément auquel je n’avais pas pensé : le matelas. Je ne sais même pas s’il y en a un. J’ai impression de dormir sur un banc. Je commençais à m’endormir que je suis réveillée par des douleurs dans la hanche et dans l’épaule. Je passe toute la nuit à changer de position et ce n’est finalement pas le froid qui sera le plus pénible cette nuit-là. Au matin, les fenêtres sont couvertes de givre. Je reste prudemment enfouie dans mon duvet et je sens que ça bouge aussi à côté, puis je vois Fabien qui sort la tête. Nos mines fatiguées nous font rire. Ça évacue la nuit passée à maudire le sommier en bois et, en plus, les ronfleurs de la pièce d’à côté. La crise de rire nous réchauffe et nous donne le courage de nous glisser à la hâte hors de nos trous de chaleur pour nous habiller en quatrième vitesse (sans enlever les sous-vêtements thermiques). Nous constatons alors que le givre se trouve à l’intérieur…

Il est six heures du matin. On a prévu de monter à 4500 mètres avec Roby et Anil, sans les sacs, avant le petit-déjeuner, pour s’offrir une belle vue matinale sur l’Annapurna. Il ne s’agit que de grimper sur 200 mètres mais, à cette hauteur-là, je sens les effets de l’altitude. Je dois ralentir mes pas pour conserver une respiration naturelle et posée. Le sol est partout couvert de gelée blanche qui disparaît rapidement au soleil. Dès que nous atteignons le sommet sur lequel est érigé un stupa de pierres entassées, comme un cairn sacré, la bise glacée nous pousse à nous emmitoufler. La vue est splendide, sur les montagnes et sur les lacs sacrés de Gosaikund, mais nous ne nous éternisons pas. Le temps de prendre quelques photos et nous redescendons prestement vers un climat tout de suite plus clément. Le contraste est en effet saisissant. Au niveau du lodge, où le vent ne souffle pas, il fait déjà assez chaud au soleil pour qu’on puisse prendre le petit-déjeuner dehors, face aux lacs. La nuit, le ciel est étoilé, le jour, il est azuré. Sa netteté et sa pureté quotidiennes seraient des raisons suffisantes pour rester un peu plus longtemps dans ces montagnes…

Lac de Gosaikund
Lac de Gosaikund

C’est encore sous ce beau ciel bleu que nous marchons aujourd’hui pour redescendre à Sing Gompa où nous passerons la nuit. Nous atteignons le village et notre hôtel, le même qu’à l’aller, The Hotel Yak and Nak (la femelle du yak). Nous retrouvons nos chambres, leur luxe, et les deux gosses occupés aux taches ménagères. Nous avons déjà nos habitudes et partons à la fromagerie. L’apéro au fromage de yak, au pain au sésame de la boulangerie allemande, et au thé est incontournable. Comme est inévitable le digestif dans le troquet de Roby. Et cette fois-ci, en plus, nous sommes à la descente, rassurés sur notre aptitude à supporter l’altitude, et un peu tristes d’être sur le retour. Alors… En début d’après-midi, Roby y est déjà installé avec des potes guides qu’il a retrouvés. Quand on l’y rejoint après le dîner, il a dépassé le stade du frit bouilli, il est chiffon carpette (expressions empruntées à Fabien) mais toujours aussi digne. Il est entouré d’autres guides, plus sobres mais un peu entamés quand même. Ça chante et ça rigole, et ça reste cordial et enjoué malgré les verres qui défilent. Pendant que ça picole, la tenancière prépare à manger pour la compagnie (Toujours les mêmes qui bossent…) et ça a l’air délicieux ce qui se mijote dans le wok énorme : un dhido, une bouillie de millet bien compacte que nous ne goûterons malheureusement pas. Il faut en effet soit dîner avec eux (mais deux dîners, ça fait beaucoup), soit rentrer se coucher, sinon, ils ne mangeront pas. Nous quittons donc les lieux ; mes deux compagnons sont hilares mais se tiennent correctement sur leurs deux jambes.

 

C’est le dernier jour du trek. Nous partons pour Dhunche d’où nous reprendrons le bus pour Katmandou. La descente est un peu longue et monotone. Nous retrouvons peu à peu les arbres et la diversité des fleurs, puis les cultures en terrasse à l’approche du village et sur l’autre versant… la route. Ça faisait des jours que nous n’avions vu ni goudron ni véhicule à moteur et ça ne manquait pas. Mon pas se fait un peu plus pesant mais j’essaie de m’égayer. Le voyage n’est pas tout à fait terminé et il nous reste deux jours encore à Katmandou. En outre, ce soir, c’est la fête. Nous invitons notre « tamang team » à dîner et à boire.

Notre hôtel, Hotel Langtang View affiche, au dessus de son portail d’entrée, un slogan qui respire l’honnêteté : « Probably the best hotel in town ». On pense qu’on est très bien et on aimerait bien vous dire qu’on est les meilleurs mais, comme on n’en est pas vraiment sûr, on préfère émettre une petite réserve. J’adore.

C’est vrai, au moins, qu’il a une superbe vue sur le Langtang Lirung, comme tous les autres hôtels de Dhunche qui sont situés sur l’unique route de l’agglomération. Mais nous avons définitivement quitté la montagne, ce n’est plus un sympathique lodge qui nous accueille mais bien un hôtel, sans pièce commune, ni cuisinière à bois.

Pour ce qui est d’inviter notre équipe à dîner, ce n’est pas gagné… Impossible de savoir comment s’y prendre. On voit bien qu’on ne pourra pas se mettre à table tous ensemble ; Anil et Kancha ne seront pas totalement à l’aise à notre table. On ne les a jamais vus ingérer que leur dal bhat, et toujours en compagnie des autres guides et porteurs. Seul Roby boit et mange (boit, surtout) avec nous sans difficulté. Après discussions et interrogations, il consent à nous dire qu’il est plutôt d’usage de boire du rhum que de la bière. Bon, voici au moins une information. Il tient absolument à ce que nous dînions d’abord (sans eux), puis, une fois que nous avons terminé, ils nous rejoignent à table et on peut commander à boire. (Quel cinéma…) On commande une bouteille de rhum et… de l’eau chaude. C’est comme ça qu’ils boivent le rhum ici, comme le raksi, dilué dans de l’eau chaude. J’avais un peu peur de tenter le rhum national, le khukri, car je n’ai pas l’impression que les rhums asiatiques soient particulièrement réputés. Mais il s’agit aujourd’hui de fêter notre trek réussi avec notre équipe de choc, je n’ai pas le cœur à refuser de me joindre à eux. Eh bien, ça passe plutôt bien le rhum népalais avec de l’eau. Nous n’avons aucune difficulté à terminer la première bouteille… Anil obtient même le droit de trinquer avec nous de son « papa » Roby, de dix ans son ainé, et qui veille sur lui comme un grand frère. Suivrons deux (ou trois ?) quarts de rhum dans une ambiance joyeuse, et c’est un peu éméchés que nous irons nous coucher, mais à peine. D’ailleurs, le réveil se fait sans mal aux cheveux pour personne, dès cinq heures du matin, grâce à la présence d’un groupe de trekkeurs russes fort matinaux et fort peu discrets.

 

Il est prévu que nous mettions huit heures pour rentrer à Katmandou en bus. Je n’avais pas du tout songé à la distance qui pouvait bien séparer les deux villes et je m’en rendrai compte à mi-parcours. Nous partons à 7h30 et, vers 11h30, je lis sur une borne kilométrique : Dhunche 58 km, Katmandou 60 km. Huit heures pour faire 120 bornes ! Il faudra bien ça. Mais c’est pas grave parce que ce chauffeur-là nous met de la musique. Ça n’empêche pas Anil, Roby et Nico de pioncer tout le long. Fabien et moi, on mitraille le paysage. Entre aujourd’hui et l’aller, dix jours se sont passés et le millet a été récolté. Les terrasses ont changé de couleur et les abords de la route sont toujours aussi animés. Pas de quoi s’ennuyer. En outre, les morceaux de musique qui passent sont des chansons népalaises populaires, parfois reprises et applaudies par quelques passagers du fond, de jeunes étudiants enthousiastes. À la première pause pipi, je vais les brancher pour qu’ils me notent les paroles de leur tube favori et, quand ce dernier repasse un peu plus tard, je peux entonner le refrain avec eux, dans la liesse générale. J’ai l’impression de jouer dans un Bollywood !

C’est assez fourbus que nous parvenons à Katmandou même si, cette fois-ci, nos sièges ne sont pas défoncés. Les klaxons, la poussière et la musique pendant huit heures, ça fatigue un petit peu. Mais la journée libre à Katmandou n’est pas encore venue. Nous devons nous rendre à l’agence en fin d’après-midi car nous sommes invités à y prendre l’apéritif et à recevoir un tee-shirt de remerciement. Ça se fait et nous n’y coupons pas. Mais comme porteurs et guides sont aussi de la partie, on s’y rend de bonne grâce. Et on nous offre… du rhum ! (Décidément…) Et, cette fois, comme ils sont plus chics, ils le mélangent à du coca.

 

Notre dernier jour ensemble à Katmandou, nous le passerons à acheter les souvenirs après avoir fait une visite le matin au temple hindou de Pashupatinath. En tant que mécréants, nous n’avons pas le droit d’y pénétrer, même déchaussés, mais nous sommes autorisés à déambuler sur le site qui l’entoure, les jardins qui abritent des dizaines de mini-temples en l’honneur de Shiva et surtout, clou du spectacle pour les visiteurs occidentaux, sur les rives de la rivière sacrée, la Bagmati, haut lieu de crémation. Gloups. Notre œil est d’abord attiré par les singes qui pullulent dans ces endroits où les offrandes sont légion. Puis, nous découvrons peu à peu les bûchers. (C’est comme ça qu’on les appelle ?) En tentant de rebrousser chemin pour éviter le lugubre spectacle, on se trouve pris en sandwich entre un temple et une ambulance dont on est en train de faire sortir un cadavre. On prend la fuite en empruntant le pont sur la rivière pour rejoindre les jardins plus calmes. Avant de parvenir à s’extraire de ces lieux sacrés, il faut passer la barrière des vendeuses de colifichets. En fin de compte, le temple hindou est aussi grouillant et tumultueux que les rues touristiques du quartier de Thamel.

 

Le jour du départ, Roby nous remet une khata en soie, une écharpe de félicité bouddhiste. Il nous dit que ça porte bonheur et qu’il faut la conserver le plus longtemps possible pendant son voyage. Je la garde précieusement autour du cou jusqu’à mon arrivée à la maison, à Paris. Et ça a vraiment dû marcher ! Quinze jours plus tard à peine, j’ai déjà dans les mains un nouveau billet d’avion qui va m’emporter de nouveau au Népal en passant par Delhi ! Khata aux vertus magiques ou fol enthousiasme qui, à défaut de déplacer les montagnes, me transporte jusqu’à elles ?

 

*

 

Détail du trek dans la vallée du Langtang et vers les lacs sacrés de Gosaikund :

 

J1 : Syabrubesi (1460 m) – Rimiche (2470 m)

J2 : Rimiche – Langtang Village (3500 m)

J3 : Langtang Village – Kyanjin Gompa (3800 m)

J4 : Kyanjin Gompa – Bamboo Lodge (2000 m)

J5 : Bamboo Lodge – Thulo Syabru (2130 m)

J6 : Thulo Syabru – Sing Gompa (3350)

J7 : Sing Gompa – Gosaikund (4380)

J8 : Gosaikund – Sing Gompa

J9 : Sing Gompa – Dhunche (1900 m)

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