La papesse déconcertée

Lucie écarquille les yeux. Elle n’en croit pas ses oreilles.

— Deux minutes ? Deux minutes à peine ? Pour certains, c’est 7 ans au Tibet, 9 semaines et demi ou seulement un dimanche à la campagne. Mais deux minutes, quand même, ça fait pas beaucoup !

— Je suis désolée, je ne vois que ça. Moi non plus, je ne comprends pas. Ça n’arrive jamais. Vraiment jamais. Je ne les ai jamais vues dans cet ordre. C’est incompréhensible. Je vous propose qu’on recommence à zéro.

— Ça se fait ? C’est possible ?

— Normalement, non. Mais là, je n’ai rien d’autre à vous proposer.

Les deux femmes regardent les cartes posées sur la table. Lucie commençait pourtant à se laisser aller à accorder sa confiance à Shéhérazade l’ensorceleuse. Ce nom l’avait fait ricaner devant ses copines mais elle avait conservé le petit papier qui détaillait ses services et qui contenait un numéro de téléphone et une adresse mail. Ça n’allait pas fort depuis quelques temps. Tout ce qu’elle entreprenait finissait en eau de boudin. Elle avait besoin de parler et d’écouter, d’envisager des perspectives différentes, peut-être pas rationnelles, peut-être pas avouables, mais ça pourrait lui faire du bien. Au pire, elle en rirait. Et puis, elle était curieuse. Jamais elle n’avait franchi le seuil d’une voyante et celle-ci correspondait parfaitement à l’image qu’elle en avait. Un nom censé évoquer le magique, d’amples créoles terminées par deux lourds brillants rouges, un foulard à franges muselant une longue chevelure noire, une épaisse couche de mascara, jusqu’à la boule de cristal posée sur un guéridon.

La voyante avait abordé la santé et le travail. Ses remarques semblaient sensées et équilibrées, voire même perspicaces quant à sa situation actuelle. Et voilà qu’elle venait d’aborder le thème de l’amour et qu’elle lui en promettait deux minutes. Elle allait vivre deux minutes d’amour dans sa vie.

Monique s’en voulait de son manque d’à propos. Comment avait-elle pu lâcher cette ineptie à sa cliente ? Une erreur de débutante. Qui avait envie d’entendre ça ? Mais elle avait été tellement surprise qu’elle en avait oublié jusqu’aux principes de base de son métier. Elle avait tout bonnement dit à haute voix ce qu’elle voyait. À présent, il lui fallait se rattraper. Elle avait flairé chez Lucie le profil de cliente « sceptique prête à être convaincue ». Pour ces femmes-là, les attributs de la voyance qu’elle se doit d’afficher sont trop clinquants, voire ridicules ; elles sourient de Shéhérazade mais elles n’iraient jamais trouver Monique. Cependant, lorsqu’après quelques prédictions habilement placées, elles sont passées du côté des converties, elles sont les plus véhémentes à réclamer la boule de cristal. Rien n’était encore perdu. Il fallait à présent qu’elle en revienne au contexte professionnel qui avait séduit Lucie, la réorienter le temps de trouver une explication rationnelle.

Elles sont tirées de leur réflexion par la sonnette de la porte d’entrée. C’est une aubaine pour Monique qui prétexte une visite de la plus haute importance qu’elle ne peut pas négliger et s’éclipse dans le couloir pour aller ouvrir.

— C’est à quel sujet ?

— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, Madame, je suis confus de vous déranger. Un ami m’a donné rendez-vous à cette adresse. Il s’appelle M. Christian Lambert. Se pourrait-il qu’il soit ici ?

— M. Lambert ? Non. Connais pas. Il travaille dans l’immeuble ?

— Oh non. Il habite dans le quartier. Je pensais me rendre chez une de ses connaissances. Nous devions nous retrouver pour jouer au bridge.

M. Ménard est confus. Il comprend en fournissant son explication que son ami s’est une fois de plus moqué de lui. Cette femme aux allures de bohémienne doit être une diseuse de bonne aventure. Il reconnaît l’humour discutable de son ami. À l’heure qu’il est, il doit être en train d’en rire, peut-être même en jouant réellement au bridge. Cette fois-ci, il ne laissera pas passer l’incident sans rien dire. Christian y est allé un peu trop fort. M. Ménard aime bien plaisanter, comme tout le monde, mais il lui semble qu’il fait trop souvent les frais de ces farces. Par ailleurs, il a acheté une boîte de chocolats pour l’hôte de la réunion et se trouve à présent fort embarrassé car lui-même n’aime pas les douceurs. Il peut peut-être retourner au magasin et se faire rembourser ? Après tout, le paquet est intact.

Monique a détaillé l’homme en une seconde. Un petit homme dégarni, la soixantaine approchante, un penchant naissant vers l’embonpoint. De l’ordinaire. Ce n’est pas un riche gogo qui se trouve devant elle. Et sa cliente qui ne tire que des cartes impossibles. Comment revenir au thème de l’argent et transformer ces deux minutes en deux millions ? C’est son arthrite qui la travaille qui l’empêche de se concentrer. Décidément, cet après-midi ne lui apporte rien de bon. Elle aurait dû refuser cette dernière consultation et aller s’acheter un nouveau jeu de cartes. Depuis le temps qu’elle doit le faire… Elle ne tire plus rien de ce vieux paquet qu’elle ne peut plus manipuler correctement. Toutes les cartes collent.

— Je vous prie une fois de plus de bien vouloir accepter mes excuses. Je pense que j’ai dû me tromper d’adresse.

— Sans doute. Je ne peux pas vous garder, je suis en pleine consultation.

— Certes. Vous devez être en train de travailler.

— Comment le savez-vous ?

— Je ne sais pas. Je supposais que… Enfin… J’ai pensé que vous…

— Vous avez raison. Je suis voyante. Ça vous intéresse ? Vous voulez consulter ?

— Ah mais non ! je ne venais pas pour ça. Je devais retrouver mon ami.

— Vous êtes sûr ? Allez, entrez, vous ne le regretterez pas. J’ai presque fini. Vous n’attendrez pas longtemps.

Tout en parlant, elle le pousse vers l’appartement sans écouter ses faibles protestations. M. Ménard est un homme bien éduqué. Il n’est pas armé pour s’opposer à la volonté persuasive de cette femme.

Car Monique réfléchit vite. Elle a subitement abandonné l’idée de sauver sa séance avec Lucie. Elle va tenter sa chance avec cet homme-là à la place. Elle le fait entrer dans la salle d’attente au moment où Lucie y pénètre par l’autre porte car, profitant de l’interruption, elle se rendait aux toilettes. Mais face à l’homme qui se tient devant elle, elle reste médusée. Elle se serait pratiquement évanouie si elle ne s’était pas retenue à la poignée de la porte. Elle passe du rouge au blanc, du chaud au froid, ses genoux tremblent. Elle est foudroyée d’amour. Face à elle, M. Ménard vit exactement le même transport muet. Leurs corps ne répondent plus. Immobiles, ils se regardent. Le temps s’est arrêté. Les deux angelots qui viennent de leur décocher leur douce flèche en plein cœur volètent au-dessus de leurs deux têtes.

La maline ensorceleuse ne va pas rompre le charme. Elle se retire sans bruit et file à la table sur laquelle les cartes n’ont pas bougé. Elle s’y replonge. C’était donc ça que ça voulait dire ? Pour une fois qu’elle voit quelque chose, elle n’a rien compris. Ce n’est pas deux minutes d’amour qu’elle a lu mais l’amour dans deux minutes ! Il faut qu’elle songe sérieusement à faire un stage de remise à niveau. Elle doit pouvoir décoder les signes sinon il vaut mieux qu’elle retourne au rayon charcuterie.

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