Les bluets

(Pour Claire, Lionel, Megan et Troy)

Comme c’est un joli nom, « les bluets ». Ça sonne champêtre. Ça fait penser aux bleuets, au printemps, à une prairie ensoleillée. L’été sous un ciel azuré. La brise dans les cheveux. L’insouciance.

Rouge. Rouge. Rouge. Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Où je suis ? Je dormais, je suis dans mon lit. C’était bien ça ? Toilettes. Toilettes. Toilettes. Vite. Peux pas. Peux pas mar-cher. Respire. Respire. Res-pi-re… Moins vite. Inspire… Expire… Iiinnn-spiiii-re. Eeexxx-piiii-re. Pas si vite, pas si vite. Ralentis. Ra-len-tis. Peux pas. Peux pas. Puuuuuuuuuuuuuuuuuuuuutaaaaiiinnnn. Il y a au moins 15 kilomètres entre mon lit et les toilettes. Tant pis, faut y aller quand même. Faut – y – al-ler. Pas le choix.

— Ça va ?

— Hmggghhhmmm (Oui, oui, tout va bien, j’essayais juste de voir si je pouvais nettoyer le parquet en chemise de nuit. J’ai pensé à un nouveau concept, le « body-washing », ça consiste à faire le ménage en utilisant son corps comme chiffon. Je fais un premier essai sur le sol. C’est plutôt efficace, on dirait. Je crois bien que ça va faire fureur.).

— Elle a pas l’air d’aller bien. On fait quoi ?

C’était pas l’envie d’aller aux toilettes. Qu’est-ce qu’il se passe ? Mais qu’est-ce qu’il se passe à la fin ? Tout est bien à sa place là-dedans ? Pourquoi elle sort pas cette envie de vomir ? Pourquoi ? Res-pi-re. Res-pi-re. Le carrelage. Froid. Front sur le carrelage. Bon. Position du fœtus. Pas bouger. Mal. Mal. Mal quand même.

— Tu veux les anti-douleurs que t’a prescrit ton médecin ?

— Hhmouiaaaaah (Oui, c’est une idée sauf que je ne sais pas vraiment comment je vais pouvoir les ingérer sans desserrer les dents. Si vous pouviez me les injecter directement dans le ventre, ça serait sympa.).

Retour rampant vers le lit. Respire. Respire. J’ai soif. Le verre d’eau sur la table me fait de l’œil mais l’idée de tendre le bras pour l’attraper et de faire le sublimissime effort de le porter à mes lèvres décourage la moindre tentative. Impossible de se déplier. Impossible de décoller les bras du ventre. Ah, idée… Lécher la peau dégoulinante de sueur ? Ça aiderait ? Trop compliqué. Fœtus. Mal. Mal.

— Bon, on appelle SOS Médecin ? Tu as leur numéro ?

— Bleuets… (Ah bravo ! Je ne parviendrai pas à faire plus clair mais ça devrait vous mettre sur la voie.)

— Quoi ? Elle a dit quoi ?

— Trousseau (Au cas où personne ne l’aurait remarqué, je suis dans un état de détresse avancée. Je fais de mon mieux pour vous faire parvenir des signaux compréhensibles alors j’apprécierais que, de votre côté, vous fassiez un effort pour les interpréter. Avez-vous identifié le grand hôpital parisien ou dois-me livrer à un jeu de mimes ?).

— C’est bon, j’appelle un taxi, je l’emmène à l’hosto.

— Hgrgmmm (Merci de tout mon cœur ! Ma reconnaissance vous est éternelle !).

*

L’avantage d’entrer à l’hôpital en passant par la case des urgences, c’est d’éviter les angoisses que provoque une hospitalisation programmée. En effet, si on doit se faire hospitaliser, même pour une opération bénigne (« Mais existe-t-il des opérations bénignes ? » s’interroge le patient angoissé ? Le risque n’est-il pas intrinsèque au lieu ? Logé dans chaque interstice, de la piqûre de l’anesthésiste au cathéter de la perfusion ?), il faut bien se préparer psychologiquement.

Pour certains, l’hôpital est synonyme de traitement médical. Ils ne s’y rendent peut-être pas tout à fait le cœur léger mais au moins remplis de l’espoir qu’au terme du séjour, ils seront bel et bien guéris. Il est pour ceux-là un lieu rassurant où l’on va réparer son corps endommagé. Rien de plus impressionnant qu’un garage en somme mais en plus confortable. Ils vont se remettre entre les mains d’experts qui feront le nécessaire pour les remettre d’aplomb. Les doux innocents ! Les inconscients !

Je fais partie des plus avisés qui ne se laissent pas leurrer par de folles espérances. C’est simple, l’hôpital n’est qu’un marchepied vers la mort. Loin de nos êtres chers, de notre environnement familier, nous nous y rendons pour qu’on nous aide à quitter cette vie. La cohorte de personnel plus ou moins médical qui nous prend en charge, le sourire obligé vissé sur les lèvres, est constituée de clones qui obtiendraient tous sans difficulté un rôle dans l’Âge de cristal. Quel que soit le décor des chambres, même si on y trouvait des lits à baldaquin et des toiles originales de Rembrandt, rien ne pourrait masquer le fait qu’on est à l’hôpital : le lit à orientation variable (sans guide de l’utilisateur…), la poignée au dessus de la tête, les meubles désespérément vides, les prises murales qui ne sont justement pas des prises murales (vide ? oxygène ? à quoi servent ces orifices menaçants ?), le gel antibactérien sur le lavabo (c’est le patient qui a peur de la chambre ou l’inverse ?). Inutile d’ajouter des frises en haut des murs ou des couleurs sur les portes, la chambre d’hôpital est démasquée en un clin d’œil. Et elle fait peur, cette antichambre de la mort… Fonctionnelle, elle est vite prête à accueillir le nouveau patient. À sa vue, la première pensée qui traverse l’esprit est « Où est passée la personne qui était là avant moi ? Qu’ont-ils fait du corps ? ». Et ces odeurs qui règnent dans les chambres et les couloirs… Odeurs de propre, d’éther, de parfum qui masque la maladie. Ça ne sent pas mauvais mais c’est bien pire.

Autant dire que le moindre séjour programmé, même ambulatoire, plonge dans une angoisse noire. En règle générale, lorsqu’on tente de prendre rendez-vous chez un spécialiste, il faut s’armer d’un bon agenda et savoir par avance si on sera disponible une date quelconque dans les deux à trois mois à venir (généralement en semaine et en journée pour plus de simplicité). Bizarrement, pour un examen à l’hôpital, on obtient un rendez-vous toujours trop tôt.

— Comment ça, la semaine prochaine ? Vous avez déjà des disponibilités la semaine prochaine ? Mais c’est beaucoup trop tôt, je ne serai jamais prête. Et l’année prochaine ? Vous auriez un créneau entre le 24 et le 25 décembre ? (Qu’est-ce que ça veut dire un rendez-vous si rapide ? Personne ne va chez eux ? Ils abattent les patients à la chaîne ? M’en fous, j’irai pas.)

Le rendez-vous est pris, il faut se calmer. C’est pas si grave, c’est juste un examen, il ne faut pas être ridicule tout de même, des tas de gens font des examens tous les jours et en ressortent vivant. (Tous ?…) C’est rien du tout, une petite anesthésie, et hop, on ne se rend compte de rien. (Ah bon ? Puisque c’est si banal, pourquoi on nous convoque avant pour parler à l’anesthésiste, hein ? Et pourquoi il veut savoir des tas de choses qu’on ne sait pas sur nous-mêmes ? Des allergies, des allergies. Je sais pas, moi, si je sais à quoi je suis allergique. Et si j’avais des allergies que je ne connaissais pas, hein ? Il se passerait quoi ? Et pourquoi toutes ces prises de sang ? Pourquoi ils veulent connaître mon groupe sanguin ? Ils ont peur de me rater ? Peur de déclencher une vaste hémorragie qui nécessiterait une transfusion ?). Bon, allez, c’est décidé, je ne l’avais pas fait jusqu’à présent mais je vais faire mon testament, ça mange pas de pain. Comme ça, tout est en ordre, tout est réglé, ma famille et mes amis ne seront pas embêtés. J’ai pas grand-chose mais ça me rassure de passer en revue mes bouquins, mes bédés. Je ressasse les souvenirs et je me dis que j’ai bien vécu, je suis prête, je peux partir en paix. Voilà. Zen.

Et cette diarrhée qui n’en finit pas. (C’est pas gênant ? On peut quand même procéder à l’examen en état potentiel de déshydratation avancée ?) J’ai mal au ventre, ça va pas, je ne peux pas y aller. Pourtant, j’étais zen, j’avais accepté, j’étais prête à partir, en paix avec moi-même et tout et tout. (L’anesthésiste a donné le feu vert, ce con ! On voit bien que c’est pas lui qu’on va anesthésier).

*

Et voilà. En passant par les urgences, pas d’angoisse, pas de cogitation inutile. La douleur est reine. L’hôpital nous ouvre alors ses portes bienveillantes et nous promet de mettre un terme rapide à nos souffrances. Et on y croit !

Rapide en effet. En deux temps trois mouvements, elle est prise en charge, la patiente : accompagnée, installée, Carte Vitale et papiers vérifiés, examinée.

— Détentez-vous, j’arrive pas à vous examiner.

— Hgrgrgr, j’essaie. (Comment voulez-vous que je me détende ? Je suis pliée de douleur, ça se voit pas ? J’ai l’air de me gêner ? Vous croyez que c’est parce que je suis timide que je ne vous offre pas mon ventre ?)

Ils sont repartis. Tous sortis. J’ai froid, j’ai mal. C’est pas grave, j’ai plus qu’à attendre, ça va s’arrêter, ils vont faire quelque chose, c’est sûr.

— Ils te gardent, ils vont t’hospitaliser.

Hospitalisée ? Ça veut dire que je vais dormir ici ? Non, non, ça va être juste pour la journée, c’est sûr. Un bon petit anti-douleur, un examen de derrière les fagots et il n’y paraîtra plus. Je suis sûre de moi, envahie d’un optimisme démesuré. La douleur commence même à s’effacer. Je rejoins le clan des doux innocents.

— OK. Ne t’inquiète pas, va travailler, ça va aller. Merci pour tout.

En attendant, on me pose un cathéter. On y adjoint un système de goutte-à-goutte. Je dis « on » parce que la personne qui procède à l’opération ne s’est pas présentée et a l’air d’avoir passé une sacrée mauvaise nuit. D’ailleurs, je crois que ça n’arrange pas qu’elle ne voie pas bien mes veines, je me prépare à un savon. Mais non, elle est renfrognée, sans plus. Elle me tapote un peu le bras, un peu plus, un peu plus, un peu plus fort… Ouf, ça va, je m’en sors sans engueulade, elle a trouvé la veine. Moi, rassérénée par cette prise en charge hospitalière, je reprends un peu mes esprits et retrouve mon comportement habituel face au corps médical : le mutisme.

*

C’est étrange cette aura dont bénéficient les médecins chez les classes sociales inférieures (inférieures à celle des médecins, entendons-nous bien ; inférieures par la position sociale, le niveau d’éducation et des revenus). On a beau être allé à l’école, avoir poursuivi ses études (ou pas), se targuer de pouvoir raisonner de façon logique, comprendre les concepts de base d’économie, de philosophie ou de mathématiques, bref, ne pas être le dernier des couillons… et bien, face au docteur, on est comme face à une autorité supérieure, qui détient le savoir et nous en livre quelques bribes lorsqu’il le juge bon (Amen). Le dernier des couillons.

Il s’agit d’un comportement hérité. Des générations entières de villageois, soumises aux décisions du docteur et aux conseils avisés de l’instituteur (voire du curé, c’est selon), m’ont transmis cette crainte viscérale. Le docteur (Et pas le « médecin ». Trop chic.) a fait des études à la ville, il sait. Si, en douce, on peut aller voir le rebouteux quand on soupçonne l’affection d’avoir des origines locales, on ne remet jamais ouvertement en doute les paroles du docteur. On ne discute pas ses décisions, on l’écoute. On ne se lance pas dans un dialogue avec le docteur. On répond à ses questions, on écoute religieusement le verdict, éventuellement on lui demande des précisions quant à sa prescription (non pas qu’il ne soit pas clair, non, c’est parce qu’on ne comprend pas bien, on ne sait pas). Fin de l’entretien.

D’ailleurs, souvent, le médecin, lui-même produit de la société, conditionné à imposer le respect, adopte une attitude de bienséante froideur non dépourvue d’arrogance. Ainsi, il peut parler à son patient sans le regarder, en consultant ses notes ou son stylo, sans passer pour un goujat. Il peut lui donner rendez-vous à une heure donnée et l’accueillir dans son cabinet avec une demi-heure, voire une heure de retard, sans avoir à fournir d’excuse quelconque et sans subir de reproches. Il peut même s’éviter la peine de sourire au malade, il n’en gagnera que plus de considération. Il peut même raconter n’importe quoi, il suffit juste qu’il évite la phrase honnie : « je ne sais pas ». Il risquerait alors de dégringoler de son piédestal et de rejoindre ses frères humains, le troupeau des ignorants massés devant les portes de la connaissance médicale. Brrr, ça fait froid dans le dos. Jamais de la vie, se dit-il, plutôt raconter n’importe quoi !

Le mot « médecin » n’a pas de féminin…

*

On m’affuble donc d’une perfusion et je laisse faire sans broncher. Je ne sais même pas ce qu’il y a dans ce sachet et je ne demande rien. Arrive alors une aide-soignante qui m’emmène en fauteuil roulant (en fauteuil roulant !!!) vers la chambre. Ça y est, je suis hospitalisée. Par un accord tacite, j’ai déposé à l’entrée mon jugement et ma faculté de raisonnement. Je suis prise en charge par le corps médical.

Dieu soit loué, on ne s’adresse pas à moi à la troisième personne !

Le personnel qui travaille à l’hôpital, aussi bien soignant qu’administratif, n’a pas conscience que cet environnement, qui lui est si familier puisqu’il est son quotidien, n’est pas un lieu de vie normal pour la plupart des gens. On a bien l’habitude de se rendre à la poste ou à la banque, on sait ce qu’il faut faire chez un commerçant mais on n’apprend pas comment est organisé un hôpital. Quand on y séjourne donc pour la première fois, c’est un plongeon dans le grand inconnu. Le sentiment d’être arrivé sur la planète Mars est renforcé par l’attitude des Martiens pour qui tout a l’air d’être tellement évident qu’on n’ose pas poser la moindre question sous peine de les faire éclater de rire. (Je vais rester habillée comme ça ? J’ai pas de pyjama… Je peux me lever ? Je fais comment avec la perfusion ? Je peux téléphoner ?) Alors, on attend sagement les informations qu’on veut bien nous donner.

— Voilà le lit. Il est réglable. Le téléphone. Vous pouvez y recevoir des appels, pas appeler. La télévision. Il faut la télécommande. (Là, je dois avouer que je n’ai pas bien écouté l’explication mais je crois qu’il fallait demander une télécommande, il n’y en avait pas dans la table de chevet.) Ah ? Ils ont pas mis le pied pour la perfusion ? Je vais en chercher un, je reviens. Qu’est-ce que vous voulez pour le petit-déjeuner ? Thé ou café ?

— Heu, du café. Merci. (La classe ! Ils sont super gentils ! Je sais pas trop ce qu’il se passe mais on moins, on me nourrit ! Ça va aller. Ça va aller.)

Elle sort. J’en profite pour tenter une incursion aux toilettes avant que ma vessie n’explose. Ça fera peut-être moins mal une fois la vessie vidée, qui sait. J’attrape le sachet pendu au dessus du lit, je me déplie comme je peux pour tenir debout et je vais aux toilettes. Soulagement… Rien de plus dans la salle de bains que dans la chambre. Vide. Heureusement, il y a tout de même du papier hygiénique. C’était pas gagné…

Toc toc. C’est le petit-déjeuner. La première partie d’un défilé qui va se dérouler tout au long de la matinée. C’est au fil des jours que je me rendrai compte qu’il s’agit d’un défilé bien réglé, parfaitement orchestré. La personne qui apporte le petit-déjeuner ne fait pas partie du corps médical, je ne connais pas ses attributions mais elle semble chargée uniquement des repas. C’est du moins ce qu’il me semble car je n’ai aucune idée de ce qu’il se passe derrière la porte de ma chambre soigneusement refermée après chaque passage. Je ne sais pas d’où viennent les plateaux ni où disparaissent les personnes qui les apportent, puis viennent les débarrasser, happées qu’elles sont toutes par le couloir de l’hôpital.

Toc toc. Le deuxième char carnavalesque est une aide-soignante armée d’un appareil sur roulettes. On m’a donné le temps de terminer mon petit-déjeuner avant cette nouvelle visite. Le timing est impeccable.

— Bonjour, je viens vous prendre la tension.

J’en conclus que cette visiteuse a quelques fonctions médicales puisqu’elle prend des mesures : la tension et la température. On monte dans la hiérarchie. L’appareil n’a pas l’air commode car elles ont toutes dû lutter un minimum avec ses boutons, ses voyants et ses bips sonores pour qu’il veuille bien s’acquitter de sa fonction : prendre la tension et cracher un ticket qui doit sans doute contenir les données récoltées. Puis, appareil et aide-soignante disparaissent rapidement sans qu’on ne me fournisse plus d’informations. Vais-je encore avoir droit à une autre visite ? Et quand ? Est-ce que j’ai le temps d’aller aux toilettes ?

Toc toc.

— Bonjour, je suis l’infirmière. Tout va bien ?

Ah ! Il y a de la nouveauté. On me tient au courant de la fonction occupée par la personne et un dialogue s’engage. On a dû monter d’un échelon. Je peux même poser des questions ! Oui mais voilà… Devant cette souriante jeune fille en blouse blanche, je n’ai pas la capacité de formuler des questions précises. Je suis tellement perdue dans cet univers si peu familier que je ne sais pas par où commencer et je reste donc, comme à l’accoutumée, muette. Je la regarde inspecter la perfusion sans même penser à lui demander ce qu’il y a dans les sachets.

— Tout va bien. Tout est en place. N’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin. Il y a un bouton rouge, là, au dessus de votre tête. Vous appuyez dessus, puis vous parlez dans l’interphone. Vous pouvez parler normalement, pas la peine de hausser la voix.

Elle fait bien de le préciser car l’interphone se trouve sur le mur, à côté de la porte d’entrée, à quelques mètres du lit. Sans ses recommandations, j’aurais hurlé mon message à pleins poumons à la première utilisation du système en espérant que le micro soit assez puissant pour capter ma voix lointaine. Si ça continue comme ça, la prochaine personne qui va entrer dans la chambre va répondre à toutes mes interrogations non formulées. C’est qu’entre-temps, une question m’est venue à l’esprit mais elle me semble tellement bête que je ne sais pas à qui je pourrais l’adresser. « J’ai bien vu qu’il y avait une douche dans la salle de bains mais je fais comment pour me laver, reliée à une perfusion ? ». Bon, je la range dans ma culotte. Pour le moment, de toute façon, je ne me sens pas la force de tenir debout sous la douche, j’ai d’autres priorités, ça peut attendre.

Toc toc.

— Bonjour, je suis l’interne. Je vois que vous êtes entrée ce matin. Comment vont les douleurs ?

On monte encore en grade : l’interne entame lui aussi un dialogue, certes le nez plongé dans un dossier, mais il y a tout de même dialogue. Cette fois, je sens que je suis invitée à relater le parcours médical qui m’a conduite dans cette chambre. Je m’exécute donc mais sans grand enthousiasme car j’ai comme l’impression que nous ne sommes pas arrivés au terme du défilé et qu’il faut que je garde un peu d’énergie au cas où je devrais me répéter. Il m’examine rapidement le ventre. Exit l’interne. Ça tombe bien, je commence à fatiguer, je piquerais bien un petit somme.

Toc toc. Mince, je m’étais endormie… Il faut que je me réveille sinon je vais rater une partie de la procession. Ça serait dommage.

— Bonjour, je suis le docteur Chrmfrm. Ça va ?

— Heu. Oui.

— Parfait, je vous laisse vous reposer.

Je sens que j’ai fait une bourde. Arrivée au quasi paroxysme de l’histoire, là où tout va se décider, je m’endors ! Pourtant, je sens bien qu’il fallait parler à cette personne qui avait l’air en charge. Elle s’est même présentée. Si elle avait murmuré moins vite, j’aurais même compris son nom. Elle avait aussi un dossier sous le bras, des lunettes et le sourire de la responsable. Est-ce qu’il va y avoir une visite encore plus gradée que celle du docteur, celle d’une sorte de médecin-chef ? Le directeur de la clinique ? Le maire de Paris ? Je sais pas, moi !

Toc toc.

— Bonjour, je vous apporte le déjeuner.

Je consulte mon téléphone. Il est midi pile. Je ne le comprendrai que plus tard dans l’après-midi mais l’arrivée du déjeuner sonne la fin du défilé. Le corps médical disparaît l’après-midi et j’ai donc bien raté la phase la plus importante : la visite du docteur. Je sentais bien qu’il y avait une progression dans les rôles mais je ne savais pas jusqu’où ça monterait. D’ailleurs, c’est drôle ce classement fortement hiérarchisé. Si l’hôpital devait envoyer un plombier dans la chambre pour réparer une fuite, on le ferait entrer à quel moment ? Certainement avant le tout-puissant docteur mais avant ou après l’infirmière ? En revanche, un ministre en visite viendrait sûrement après le docteur ! Quoiqu’ils pourraient aussi faire la tournée ensemble… Ça doit dépendre du « grade » du médecin.

La qualité de la nourriture à l’hôpital n’est pas un mythe. De toute façon, je n’ai pas faim, j’ai mal. Toutefois, même si rien n’a l’air appétissant, je me force à avaler quelques bouchées par respect pour les personnes qui ont préparé, réchauffé, apporté le repas. Je me sens redevable d’être installée comme une grosse reine dans ce grand lit d’hôpital, entourée de toutes ces abeilles industrieuses. Pendant qu’elles tourbillonnent, je passe mon temps à dormir et à manger. Quelle honte !

L’après-midi est calme. Plus personne ne passe. Comme c’est étrange. Vers 13 heures, une personne vient débarrasser le plateau-repas et je n’ose pas réellement me rendormir, j’attends la suite du défilé. Je me dis que ça va peut-être redescendre du médecin vers l’interne, puis l’infirmière… Ce n’est pas le cas. Il n’y aura plus de visite officielle avant l’arrivée de l’équipe du soir. J’apprends alors par une amie qui vient me rendre visite que l’après-midi est consacré aux visiteurs externes. C’est comme ça que ça marche dans les hôpitaux : les soins le matin et les visites l’après-midi. Tout le monde sait ça.

À quel moment de notre parcours éducatif est-on censé apprendre comment fonctionne un hôpital ? Je me pose la question parce que j’ai atteint la quarantaine sans apprendre ça. Est-ce une lacune ? Est-ce pour ça que personne me n’explique rien de ce qu’il se passe, de ce qu’il va se passer, de comment vont se dérouler les journées ? Si c’est de ma faute, c’est parfait, j’accepte et au moins, à présent, je serai au courant (en espérant que cette expérience ne me servira plus…). Puis, je réfléchis et j’inspecte les tiroirs de ma table de chevet. Dans les hôtels américains, il y a bien une bible. Dans les hôpitaux français, il pourrait y avoir un guide à l’usage des patients ? Qui sait ? Raté. Le meuble est désespérément vide. Pourtant, j’y verrais bien une brochure explicative. Pas un document cucul la praline qui s’adresserait à nous à la deuxième personne du singulier (du genre « Ne mets pas tes mains sur la porte, tu risques de te faire pincer très fort. »). Pas forcément, non plus, illustré d’un mignon petit lapin en salopette, ou alors, il faudrait une version pour les enfants et une pour les adultes. On se trouve déjà assez empoté à manger et à recevoir tous les visiteurs sur son lit, sans qu’on ait besoin d’un document qui nous parle comme à des demeurés. « N’enlève pas ton cathéter, tu pourrais beaucoup saigner. » En revanche, une présentation rapide du fonctionnement de l’hôpital (enchaînement des visites, heure des repas, par exemple), une liste de ce qu’il peut être utile de demander à ses visiteurs d’apporter et les réponses aux questions fréquemment posées (et qu’on n’oserait pas forcément poser au personnel parce qu’on suppose que ces interrogations sont potentiellement débiles), je pense que ça pourrait servir.

*

Liste basique (non exhaustive, à compléter selon les besoins) :

– une serviette de toilette, une savonnette et un gant (quand on ne peut pas prendre de douche, le bon vieux gant des familles qui moisit sur une étagère tout en haut de l’armoire peut reprendre du service)

– un déodorant (quand on n’a pas l’impression de se décrasser complètement, ça donne un coup de frais au moral !)

– un gel douche et un shampooing (aaaaah, quand on peut enfin prendre une douche !)

– une brosse à dents et un dentifrice (sans commentaires)

– de la lecture (du pas compliqué pour la phase des douleurs, et du plus compliqué pour la phase post-douleurs où on commence sérieusement à s’ennuyer et où il faut fournir à ses neurones un sujet de concentration pour leur éviter de tourner en rond)

– un lecteur mp3 (pour le moral)

– un téléphone portable (un gadget invasif dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, un outil indispensable à l’hôpital)

– des vêtements de rechange et des vêtements de nuit (prendre des sous-vêtements pour au moins quatre jours, on ne vous dira jamais à l’avance quand vous sortirez et, dans le doute, il vaut mieux prévoir large)

*

Foire aux Questions (exemples)

Q : Comment changer de vêtements avec une perfusion ?

R : Il est conseillé de vous faire aider car l’opération peut s’avérer acrobatique si vous vous y lancez seul. La personne tiendra le sachet de la perfusion et vous aidera à le faire délicatement passer par la manche. Veuillez noter que vous pouvez vous changer si vous portez un vêtement sans manche ou à manches larges. Dans le cas où vous auriez été perfusé dans un vêtement à manche serrée, veuillez vous adresser au personnel de l’hôpital. Dans le cas où plusieurs sachets sont branchés, veuillez également vous adresser au personnel de l’hôpital.

Q : Peut-on prendre une douche avec une perfusion ?

R : Cette question reste malheureusement encore un mystère pour la rédactrice. À remplir par une personne compétente.

Q : Puis-je demander à ce que la perfusion soit placée sur mon autre bras ?

R : Je vois bien le problème. Vous êtes gaucher et on vous a placé le cathéter, sans vous demander votre avis, sur le bras gauche. Vous pouvez choisir de faire profil bas et en profiter pour exercer votre main droite. C’est la solution la plus simple. Vous apprendrez à vous laver les dents et à vous essuyer les fesses de la main droite. A priori, on n’imagine pas que ces deux activités requièrent une habileté particulière. J’engage pourtant les droitiers à tenter l’expérience avec leur main gauche… Pour le fun.

Q : Puis-je demander un régime alimentaire particulier ?

R : Tout à fait. Si vous êtes végétarien, par exemple, vous pouvez demander un régime sans viande. Il est toutefois intéressant de savoir que, si vous tolérez la viande, il est préférable de conserver le régime standard sous peine de souffrir d’une overdose d’omelettes. Croyez-moi, si l’on doit décerner la palme à la nourriture d’hôpital la moins appétissante, même si les concurrents sont nombreux, le choix sera simple : c’est à l’omelette qu’elle reviendra. Aucun autre aliment, si étrange ou surcuit soit-il, ne lui arrive à la cheville. J’ai appris comment elle était confectionnée mais je préfère en conserver le secret pour tous ceux qui seront obligés de l’ingurgiter.

*

C’est l’après-midi. Plus personne, ou presque, ne passe. C’est vrai que c’est le moment dédié aux visites, le personnel hospitalier doit vaquer à d’autres occupations. Aides-soignantes et infirmières passent pourtant parfois le pas de la porte, les unes pour prendre la température et la tension, les autres pour vérifier que tout va bien et que la perfusion fonctionne comme il se doit. C’est de la vérification (Ne vous inquiétez pas, je survis paisiblement. Je vois bien à votre regard que c’est l’expression de mon visage que vous guettez en tripatouillant vaguement la perfusion. C’est gentil.). La belle organisation bien huilée du matin a laissé la place à des visites de formalité côté médical. Heureusement que les « vraies » visites, celles des extérieurs, les remplacent alors car c’est avec eux que j’apprendrai la plupart de ce que j’ai besoin de savoir sur cet univers étrange : l’organisation du temps, les objets qui manquent. (Merci pour les cinq brosses à dents, les deux dentifrices et les kilos de magazine !) En outre, c’est à eux que j’oserai dire que j’ai de nouveau mal. Ainsi, on appellera une infirmière qui viendra remplacer la petite poche qui contenait l’antalgique et qui était vide depuis peu de temps mais assez pour que les effets s’en fassent ressentir. Mutisme et honte, quand vous nous tenez…

C’est à une merveilleuse infirmière de nuit que je dois le meilleur calmant de toute cette douloureuse période. En effet, on distillait bien quelque chose régulièrement dans mes veines pour que la douleur, à laquelle j’avais attribué une valeur de 12 sur une échelle de 1 à 10 lors de mon arrivée aux urgences, redescende doucement à un petit 3 acceptable. Je ne sais plus trop de quel produit il s’agissait mais rien de bien fracassant, du paracétamol sans doute. Or, le soir, même si la douleur était sans aucune mesure avec celle du matin, elle s’était bien installée et commençait doucettement à s’accentuer. Après moult tergiversations avec moi-même et me retrouvant dépourvue de visiteur pour jouer les intermédiaires, j’ai fini par me décider à utiliser l’interphone pour appeler l’infirmière. Ça marche et c’est même sacrément efficace, elle arrive dans ma chambre dans la minute qui suit. (Heureusement qu’elle est arrivée très vite et que j’ai encore mal sinon, si elle avait traîné ne serait-ce que quelques minutes, j’aurais eu le temps de me raviser et, par la force de l’auto-persuasion, de faire taire les élancements qui montaient lentement mais sûrement et, alors, qu’est-ce que j’aurais dit à l’infirmière ?!)

— Heu, je ne voudrais pas vous déranger mais comme vous avez dit de ne pas hésiter à vous appeler si j’avais besoin de vous, je me suis permise d’utiliser l’interphone parce qu’en fait, ça allait plutôt mieux dans la journée mais, là, je commence à avoir un peu mal, en fait.

— Hum. Vous voulez quelque chose de chaud sur le ventre ?

— Ah oui ! Ça serait bien, ça !

— J’ai rien, là. Je vais voir ce que je peux faire.

Cette magicienne revient avec le plus grand remède qu’on ait inventé pour calmer la dysménhorrée : la chaleur ! Comme elle n’avait pas de bouillotte à disposition, elle a eu l’idée d’humidifier une protection hygiénique (aux proportions gigantesques, telle qu’on les trouve dans les hôpitaux), de l’enrouler dans une serviette-éponge humide et de faire chauffer le tout au four à micro-ondes. Puis, elle m’a délicatement posé ça sur le ventre. Le soulagement a été immédiat ! La bonne et douce chaleur s’est instantanément propagée dans tout mon ventre qui s’est mollement décrispé. Satisfaction. Relâchement. Sourire reconnaissant.

*

Le rituel hospitalier n’a pas varié au fil des jours. Tant qu’on souffre, on ne s’en plaint pas car on est plus qu’heureux que tout le monde soit aux petits soins. Mais, une fois les douleurs passées, ô humaine ingratitude, on n’attend qu’une seule parole : « Vous pouvez sortir. » Ne sachant pas qui était autorisé à prononcer ces mots dans la hiérarchie médicale, je buvais avidement les maigres paroles qu’on consentait à me distiller à un rythme bien plus lent que celui de la perfusion. Le patient porte bien son nom ; il patiente… (Bon, d’accord, pardon, Alain Rey, pour cette étymologie fantasque. Le patient n’est pas celui qui patiente mais qui souffre, qui pâtit, mais avouez que c’était tentant.) Pourtant le jour béni de la sortie est enfin arrivé et je ne sais même plus qui m’a libérée de l’interne ou du médecin. C’était le matin. Je n’ai pas eu droit à un « Vous pouvez sortir. » franc et massif mais à un « Vous allez pouvoir sortir (pourquoi le futur proche ?)… L’infirmière va venir vous voir. ». J’avais déjà avalé le petit-déjeuner servi à 8 heures tapantes quand on m’a annoncé la bonne nouvelle. J’ai eu le temps de prendre ma douche et d’emballer mes quelques effets, j’étais prête. Tellement prête et trépignante depuis tant de minutes que j’ai eu le temps de me rallonger pour continuer à lire en attendant l’infirmière. J’ai vérifié et revérifié que je n’avais rien oublié. Je me suis réinstallée pour lire.

Toc toc.

Ah, enfin !

— Vous avez fini ? Je viens chercher le plateau.

— Oui, merci (Souris, souris, fais un effort. Elle est très gentille, cette dame. Arrête de la fusiller du regard, c’est pas sa faute si elle n’est pas infirmière.)

Grbhmblfmhl. Je comprends rien à ce livre. J’en peux plus de ces personnages. Il faut que je me calme. Et puis, non, c’est bon, j’ai rien oublié. Deux culottes et un bouquin, ça ne s’oublie pas au fond d’un placard vide.

Toc toc.

— Bonjour, je vous apporte le déjeuner.

Seigneur, il est donc déjà midi ! Mais pourquoi est-ce qu’ils ne m’ont pas précisé l’heure de sortie ? Si j’avais su qu’il n’est pas d’usage de quitter les lieux avant 17 heures, j’aurais pris mon mal en patience. (Tu parles !) Pourquoi on ne me dit jamais rien ? (Et pourquoi je demande rien ?) Je me calme. Je me calme. Ils ont bien sûr des choses plus importantes à faire, des soins à apporter, des urgences à régler et, de toute façon, le future proche, ce n’est pas le présent ; on ne peut pas lutter contre la grammaire. Je vais déguster tranquillement ce dernier repas en attendant…

Il est bien ce livre finalement.

Toc toc.

— Bonjour. Alors ? Vous allez nous quitter ?

— Ah, bonjour ! Oui, enfin ! (Bravo le tact !)

J’ai compris alors qu’il y a un signe qui prouve qu’on n’a pas encore tout à fait le droit de quitter l’hôpital : c’est le cathéter. On le laisse au patient exprès jusqu’au dernier moment pour s’assurer qu’il ne s’enfuie pas. On peut lui dire ce que l’on veut, qu’il va sortir, que tout va bien, qu’il n’y a que quelques formalités à remplir, ce ne sont que des mensonges tant qu’on ne lui a pas retiré le cathéter ! C’est la formidable infirmière de jour qui m’en a libéré.

Je suis bêtement restée assise sur le lit, attendant la prochaine étape. Je me suis dit que ça ne pouvait pas être le dernier obstacle à franchir, qu’on allait me demander de faire une photocopie de ma Carte Vitale ou d’un document improbable comme une quittance de loyer par exemple. Il faudrait alors téléphoner à un proche pour qu’il apporte le document au plus vite sans quoi je ne pourrais pas sortir.

— C’est bon ? Je peux y aller ?

— Oui, oui. C’est bon.

Je la remercie chaleureusement, je saisis mon sac et je file dans le couloir !

— N’oubliez pas de passer au service des admissions pour qu’ils vous donnent votre certificat d’hospitalisation.

Je le savais ! Au fond de moi, je le savais ! Et pourtant, la cervelle amollie par le séjour, j’avais oublié l’administration. Et là, j’ai eu un instant de panique. S’il fallait passer par les admissions pour sortir, ça laissait présager d’un combat ubuesque contre la paperasserie dont je ne serais sûrement pas la gagnante. On allait me demander une quittance de loyer, c’était certain !

Le pas lourd, les épaules tombantes, je suis descendue au rez-de-chaussée où se trouvait le fameux service. Mais là, miracle ! Contre toute attente, je n’ai pas eu à prendre de ticket. Je n’ai pas eu affaire à un cerbère mais à une sympathique jeune femme qui n’a requis que des informations logiques en la circonstance (mon nom, la date d’entrée et la date de sortie). J’ai réglé. J’ai obtenu tous les documents nécessaires. C’était fini !

Et c’est délestée de quelques kilos mais la mine radieuse que j’ai pu regagner mon domicile en bonne santé. Ouf !

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