Le dernier voyage

Désœuvrée et indécise, elle tournait en rond dans sa chambre quand l’idée lui vint de sortir ses fléchettes. Cela faisait longtemps qu’elle les laissait dormir dans le placard. Pour pimenter le jeu, elle décida de fermer les yeux. Elle se tourna ensuite vers la carte et en lança une avec vigueur. Puis, elle s’approcha pour vérifier quelle serait sa destination et sourit.

En effet, elle était fière de son raisonnement logique car, comme elle s’y attendait, son coup avait « atterri » dans l’eau. L’eau, 70 % de la planète bleue, comme elle l’avait calculé, si elle laissait faire le destin, il devait être aquatique. Puis, elle s’approcha de la carte pour retirer la fléchette, à la pointe de laquelle elle avait collé une boulette de papier mâché, afin de ne pas abîmer la carte comme les dernières fois. Malheureusement, peu consciente de sa force, enthousiasmée par l’expérience, elle n’avait pas bridé son énergie et l’impact de son puissant tir avait laissé un petit trou.

Mince… Il ne fallait pas qu’on s’en aperçoive. Elle allait passer un peu de feutre bleu et le tour serait joué. Personne n’y verrait rien du tout. Mais… Ne voyait-elle pas un minuscule bout de terre sous cette infime déchirure ? Si, une trace de marron. À peine. Il n’y avait même pas de nom inscrit pour désigner cette île. Il ne devait pas y habiter grand monde. Allez, ni vu, ni connu, un peu de bleu et voilà, c’était réparé.

Quand même. Elle n’était pas tranquille. Elle allait y faire un tour pour être sûre.

Bip biiiiip… Bip biiiiip… Bip biiiiip…

— Allô ? Maman ?

— Tu es où, Betty ?

— Et toi, t’es où ?

— Pas d’insolence, s’il-te-plaît. Réponds-moi.

— Ben, tu veux pas vraiment savoir. Tu demandes juste pour avoir l’occasion de t’énerver. Alors, je gagne un peu de temps.

— Si tu me répondais « Je suis dans ma chambre » ou « Je suis chez Lydie, je rentre pour dîner », je n’aurais pas de raison de te gronder. Donc, je réitère, où es-tu ?

— Je suis sur terre, murmure-t-elle.

— Non mais c’est pas vrai ! Tu ne peux pas les laisser tranquilles deux minutes, ces pauvres êtres humains ? Tu ne crois pas qu’ils ont déjà assez de soucis comme ça ? Tu as encore joué avec la carte ? C’est ça ?

— Mais non. Je faisais juste un tour comme ça. Je m’ennuyais. Tout le monde est parti en vacances. Lydie aussi. Je me disais que j’irais voir un peu comment ils vont et que je rentrerais pas tard.

— Et il est huit heures et tu n’es toujours pas à la maison. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Eh ben… Tu vas pas crier, hein ? Tu promets ? Et t’en parleras pas à papa ?

— Ça dépend. Raconte.

— Bon, alors, oui, j’ai un peu joué avec la carte. Mais je te jure que j’ai bien fait attention, cette fois. La fléchette était bien protégée, elle devait pas faire de dégâts. Et puis, j’ai pas tiré bien fort. Mais j’ai quand même touché une île. Mais une toute petite. Elle a même pas de nom. C’est quelque part en Océanie. Et je crois bien qu’il n’y a pas de victime mais j’ai un peu détruit une montagne.

— Bon, pas de victime, c’est déjà ça. Tu sais ce que tu vas faire ? Tu vas essayer de régler ça toute seule pour une fois. Tu es grande. Il faut que tu commences à prendre tes responsabilités et à réparer tes bêtises. D’ailleurs, nous t’avions interdit de retourner sur terre. Mais ça, on en parle quand tu rentres. On t’attend pour dîner, tu as une heure. Débrouille-toi.

Sa mère avait raison, elle n’avait besoin de personne pour régler cette affaire.

Betty parcourut la petite île à présent couronnée par un nuage noir. Le minuscule volcan qui trônait en son centre, à quelques centaines de mètres à peine au-dessus du niveau de la mer, était éteint depuis des milliers d’années. Personne ne s’attendait donc à ce qu’il fasse des siennes. Pourtant, cette nuit, les habitants avaient été réveillés en sursaut par une gigantesque explosion dont le résultat leur était apparu au matin. La montagne s’était effondrée. Il n’y avait eu ni éruption, ni coulée de lave. Comme aspirée par le bas, elle s’était écroulée en son centre. Le village, installé en bord de mer, avait été relativement épargné. Aucune victime humaine n’était à déplorer. Les deux tiers des maisons avaient résisté et celles qui n’avaient pas tenu le choc sous la secousse n’avaient causé que des dégâts matériels. Les îliens étaient indemnes et stupéfaits.

Elle fut rassurée par le calme ambiant mais décida de rester sur place pour vérifier qu’aucune agitation ne s’ensuivrait. La population avait manifestement peu de contact avec les îles alentour, éloignées de plusieurs jours de barque, et ne risquait donc pas de déclencher un émoi qui pourrait prendre une ampleur régionale, voire mondiale. Pour le moment, les villageois étaient soulagés d’être saufs. Certains faisaient le tour de la montagne à la recherche d’indices pouvant expliquer le phénomène. D’autres préparaient les offrandes d’un rite religieux en remerciement à leur dieu protecteur. Ils ne s’étaient pas précipités sur leurs pirogues pour aller prévenir leurs voisins.

L’espace d’un instant, elle fut tentée de leur apparaître ! Elle avait envie de se déguiser. Elle s’envelopperait d’un large voile blanc et s’installerait un peu à l’écart du village, mais pas trop, à un endroit où on ne manquerait pas de la découvrir rapidement. Ça leur ferait sûrement plaisir de voir une déesse. Elle pourrait à la fois s’amuser et se faire un peu pardonner sa maladresse. Ça faisait tellement longtemps qu’elle n’avait pas joué à ça.

Mais elle se reprit très vite. C’était impossible. D’abord, personne ne la connaissait. Elle serait sans doute prise pour une vulgaire déesse de leur panthéon inconnu et cette idée l’agaçait au plus haut point. Et si jamais ses parents s’apercevaient de la mascarade… Elle osait à peine penser à une telle éventualité.

Non. Elle s’en sortait bien. Le léger incident était passé totalement inaperçu. Il valait mieux ne pas faire de vague. Pas comme en Thaïlande, pensa-t-elle, un peu honteuse.

— Maman ! Je suis rentrée !

— Ah, Betty. Alors ? Tout s’est bien passé, on dirait ? Tu n’as pas ta mine faussement coupable de la dernière fois…

— Tu m’as dit de me débrouiller et c’est ce que j’ai fait. De toute façon, tu t’es encore énervée pour rien. Il ne s’est presque rien passé. Juste une toute petite colline de rien du tout qui s’est écroulée. Aucun mort. Quelques habitants d’un village paumé qui vont redoubler de ferveur religieuse pendant quelques mois, à espérer que leur île ne finisse pas totalement engloutie.

— Rien de plus ? Pas de panique ? Par d’alerte ?

— Rien, je te dis. Calme plat.

— Bon. Ça va, alors. Mais je te préviens que je vais en parler à ton père. Tu ne peux pas continuer tes incartades. On t’a déjà prévenue plusieurs fois.

— Mais, je comprends pas. C’est pas juste ! Ça fait des siècles qu’il ne s’en occupe plus. Il les a créés et, maintenant, il s’en fiche. Moi, au moins, je vais les voir.

— Écoute, c’est comme ça. Tu connais ton père. Il a conservé un faible pour les êtres humains et il n’aime pas qu’on aille les embêter. Et puis, tu ne leur apportes que des catastrophes. Si au moins tu t’exerçais à leur dispenser tes bienfaits, on te laisserait peut-être t’entraîner. Mais là… La Thaïlande, les Philippines, le Népal… Tes voyages autour du monde ne sont pas de tout repos pour eux. Ça suffit comme ça. Laisse-les souffler un peu.

Le sermon de son père fut sans surprise. Il se solda par une interdiction formelle de retoucher à la carte. Et elle promit. Elle ne retournerait plus sur terre. On ne discutait pas les ordres de son père.

Pourquoi ne la laissaient-ils jamais se distraire se demandait-elle en observant la carte du monde terrestre qui couvrait l’intégralité d’un mur de sa chambre. Elle n’avait jamais le droit de rien faire. Pourquoi avoir affiché cette carte ? Pour la tenter ? En plus, son père ne faisait vraiment rien de ces êtres humains. Depuis, il avait peaufiné ses créations et il s’amusait bien plus avec ses nouveaux protégés. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire qu’elle aille rendre visite aux humains de temps en temps ? Ce n’était pas juste. Et puis, on lui avait laissé ses fléchettes. Si on ne voulait plus qu’elle les utilise, il aurait fallu les lui confisquer, non ? Sinon, ce n’était pas très logique. Et si elle essayait encore une petite fois ? Juste une fois avant de ne plus jamais tourner les yeux vers cette carte. Une dernière fois… Un dernier voyage. Après, elle jetterait les fléchettes pour de bon et elle jurerait qu’elle n’avait rien fait. C’était décidé.

Elle alla verrouiller la porte de sa chambre. Puis, elle s’approcha de la carte pour choisir un endroit. En réfléchissant, elle se rendit compte que, laissant faire le hasard, elle s’était souvent retrouvée à déclencher de grandes catastrophes dans les mêmes régions du monde. Elle détourna donc les yeux de l’Asie et les posa sur l’Europe. Ça faisait longtemps qu’elle n’y avait pas mis les pieds. Pourquoi pas ? Bien campée face à la carte, elle prit une fléchette dans sa main et visa le vieux continent.

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