Son héros

Voici à peine un an qu’Ulysse vient de rentrer. Après vingt ans d’absence ! Vingt ans, ce n’est pas rien. Pénélope a eu le temps de tisser. Et d’attendre. Et de s’inquiéter. Et de réfléchir.

Elle a défailli de joie quand il est rentré. Elle n’y croyait presque plus. Puis, peu à peu, la vie a repris son cours et ils ont reformé un couple. Elle commençait à peine à réellement s’habituer à sa présence quotidienne à ses côtés. Tout était rentré dans l’ordre.

Et voilà qu’il parle de reprendre la mer. Hier soir, à table, il lui a annoncé, comme la chose la plus banale, qu’on lui avait proposé de commander un navire qui partait explorer des terres inconnues. Il n’a même pas évoqué la durée de son absence. Il n’en savait certainement rien mais ça ne lui semblait pas important. Elle a fait comme lui. Elle a feint de ne pas prêter attention au sujet et lui a murmuré une réponse inaudible tout en se levant pour attraper son gilet posé sur une chaise. La nuit était tombée et l’air avait fraîchi. De retour à table, elle a souri et elle a changé de conversation. Ils ont discuté du prix du blé qui ne cessait d’augmenter, de la fille du voisin qui venait d’accoucher, d’une porte qu’il fallait réparer.

Elle avait raison. Elle savait que ce jour viendrait et qu’il viendrait rapidement. Elle n’a pas été prise de court. Elle a su réagir. Elle avait décidé de ne rien dire, de ne pas argumenter, de le laisser faire. Elle savait qu’il ne lui demanderait pas réellement son avis.

Ulysse, en revanche, s’attendait à affronter une violente dispute ou une crise de larmes. Depuis le temps, il avait désappris à anticiper les réactions de sa femme mais il pensait qu’elle ne pouvait pas laisser passer la nouvelle sans rien dire. Or, elle n’avait pas réagi. Pourquoi donc ? Il redoutait de remettre le sujet sur le tapis car il se pouvait fort bien qu’elle n’ait pas entendu ce qu’il lui avait dit et que la tempête n’ait été que retardée. Il ne tenait pas à une querelle. Finalement, le calme de Pénélope l’arrangeait bien. L’affaire était close. Le plus dur était fait. Il pouvait entrer dans l’action, dans les préparatifs. Il n’était déjà plus là. Alors, pourquoi était-il chiffonné ?

C’était qu’au fond de lui, il était un peu meurtri. Certes, elle n’avait pas voix au chapitre et il ferait de toute façon ce qu’il avait décidé mais il se devait de l’informer et, elle, se devait de chercher à le retenir. Son rôle d’épouse était de réclamer sa place au foyer, à ses côtés. Lui, il lui ferait comprendre que ce n’était pas possible et il s’en irait. Elle resterait sur le port, éplorée, à le regarder s’éloigner inexorablement. Comme la dernière fois. Et si elle ne semblait pas émue à la pensée qu’il la laisse à nouveau, ce n’était pas normal, c’est qu’il devait y avoir un autre homme.

Il décide donc d’observer ses faits et gestes, de l’espionner, car il faut qu’il découvre le coupable et qu’il le tue avant de partir. Seulement voilà… Au bout de plusieurs semaines, il n’a pas le moindre indice à se mettre sous la dent. Il a fouillé toutes ses affaires, il l’a suivie et l’a faite suivre, il a tenté de la questionner. Il n’a rien trouvé. Un seul stratagème s’offre donc à lui : il va faire semblant de prendre la mer et va rester caché sur Ithaque le temps qu’il faudra pour venir à bout de ce mystère.

Pénélope l’a bien déçu.

Pénélope jubile. Elle voit qu’Ulysse est perplexe, qu’il ne comprend pas sa réaction mais elle se garde bien d’en parler. Elle a rompu le cycle classique de leurs échanges et il ne sait plus comment se comporter. Il a toujours fonctionné de la sorte. Il introduit un sujet épineux avec l’air de ne pas y toucher et c’est elle qui doit éclaircir le problème en demandant des explications, en posant des questions, en essayant d’analyser la situation. La discussion se termine par un coup de poing décisif sur la table. Il lui somme de mettre fin à ses élucubrations de femme oisive, de cesser de créer des difficultés en cherchant à brider sa liberté. Elle fera ce qu’il dit. Le débat est clos.

Certes, elle aurait préféré qu’il veuille rester, qu’il se plaise avec elle, qu’il trouve une occupation sur Ithaque mais, manifestement, ce n’est pas le cas et elle n’y peut rien. Est-ce qu’elle l’aime encore ? Ces vingt ans d’absence ont rogné bien des sentiments. Elle s’est habituée à vivre seule, d’abord avec leur fils, puis sans lui. Elle a su s’occuper de tout aussi bien que lorsqu’il était avec eux. Sinon mieux… Télémaque n’a manqué de rien et il n’est pas le même depuis que son étranger de père est de nouveau parmi eux. Il n’est plus tout à fait à l’aise chez elle, comme si Ulysse ne faisait pas partie intégrante du foyer. La perspective de ces nouvelles aventures n’est donc pas mauvaise. En outre, elle va pouvoir mettre en place le plan qu’elle élabore depuis plusieurs mois.

Le jour du départ a sonné. Comme il sied à un époux qui va rester séparé de sa famille pendant longtemps, Ulysse se tient droit sur le pont du bateau, tel l’homme déterminé qui sait affronter ses responsabilités avec dignité. Si ce départ le peine, il ne le montrera pas. Comme il ne sied pas à une épouse qui ne sait pas quand elle reverra son mari, Pénélope se tient droite sur le quai, telle la femme responsable qui sait affronter le malheur avec courage. Ce départ devrait la peiner et elle devrait le montrer. Télémaque regarde ses pieds.

Dès l’horizon franchi, Ulysse monte dans une barque et retourne sur Ithaque. Il loge chez un ancien compagnon d’aventures, dans un faubourg populeux de la ville où il se fond dans la masse et passe aisément inaperçu. Il a rasé sa barbe et porte un vêtement ample qui recouvre en grande partie son corps et son visage. Pour cet homme rusé, c’est un jeu d’enfant que de se dissimuler chez les siens, et un jeu tout court. Il se délecte à entendre l’opinion de son peuple sur son roi. Il partage leur quotidien qui, à son grand étonnement, lui semble parfois plus sombre que celui des Cimmériens. Il pense avec une pointe d’amusement qu’il ne peut décidément pas se soustraire à cette sacrée aventure ; lorsqu’il renonce à prendre la mer pour voguer vers elle, elle prend une forme inattendue pour le rejoindre. Un jour peut-être, il songera à puiser dans les informations qu’il glane aujourd’hui pour améliorer le sort de son peuple… Mais, pour l’instant, il a d’autres chats à fouetter.

Il a mis son ami Mentor dans la confidence et ce dernier l’aide dans son entreprise. Cependant, au bout de plusieurs semaines, ils n’ont toujours rien découvert. Pénélope n’a pas d’amant. Un espion est posté devant sa demeure en permanence et jamais, pas même la nuit, il n’a vu y pénétrer de suspect. Pénélope fait preuve d’une activité incessante mais elle n’est pas infidèle.

En effet, Pénélope a beaucoup de travail. Ses longues années de tissage lui ont permis de développer une vraie compétence. Ses interminables journées n’ont pas été vaines. Au début, elle tissait sans prendre garde à son travail, perdue dans ses pensées, dans son attente, dans sa tristesse. Ce qu’elle faisait machinalement, elle le faisait de plus en plus vite et l’ouvrage résultant était de plus en plus régulier. Elle finit par créer des linceuls d’exception, d’une qualité inégalée. Ses servantes s’extasiaient devant la beauté de tels ouvrages et se désolaient lorsque leur maîtresse entreprenait de les défaire chaque nuit. Mais elle n’avait pas le choix. En outre, elle accordait peu d’importance à son travail qui n’était pas destiné à être utilisé. Toutefois, elle s’était mise à confectionner par ailleurs de petites pièces, des voiles, des étoles, des foulards, qui obtenaient un grand succès auprès de ses amies. Pendant qu’elle tissait, elle recevait des négociants en laine et en fil de lin, des commerçants avec lesquels elle évaluait le prix potentiel de ses productions. Elle rencontrait des artistes avec lesquels elle imaginait des créations. Elle se distrayait. Elle n’avait pas besoin de subvenir à ses besoins et ne prenait pas au sérieux ses articles pourtant vantés par tous.

Depuis le nouveau départ d’Ulysse, elle a repris le tissage. Elle a installé deux métiers à tisser supplémentaires. Deux servantes lui tiennent compagnie dans sa tâche. Elle fabrique des pièces de vêtements féminins de toutes sortes mais jamais de linceuls. Elle a décidé qu’elle n’en ferait plus. Lorsqu’elle n’est pas assise devant sa machine, elle court la ville. Elle a des rendez-vous avec tous les acteurs importants du commerce du tissage. Dans ces démarches, elle est seule ou escortée d’une servante, parfois de Télémaque, mais jamais d’un homme que l’on pourrait soupçonner. Elle n’a que des amies qui, parfois, lui rendent visite accompagnées de leur époux lorsqu’elle reçoit. Ces derniers ne viennent jamais seuls. Télémaque et quelques vieux serviteurs sont les seuls hommes qu’elle fréquente régulièrement.

Ulysse ne comprend pas. Si elle pleure son absence, c’est dans la solitude de sa chambre, à l’abri des regards, car jamais lorsqu’il l’aperçoit en ville, il ne décèle de tristesse ou de mélancolie sur son visage. Elle vaque à ses occupations, la mine affairée, la démarche déterminée. Il devrait se réjouir de la voir ainsi mais, en réalité, il préférerait qu’elle soit malheureuse. C’est comme ça qu’il l’a imaginée pendant vingt ans, attendant son retour en épouse héroïque et néanmoins inconsolable, et ça lui a donné de la force. Cet amour sans faille et ce soutien indéfectible ont armé son courage. Dans les moments de doute, elle lui offrait l’énergie qui lui faisait défaut. S’est-il trompé ? A-t-elle jamais déploré son absence ? A-t-elle simulé sa joie à son retour ? Comme il reste sans réponse à ces questions et que son enquête ne mène à rien, il décide de demander à son ami Mentor d’aller parler à Pénélope. Il faut qu’il en ait le cœur net.

Pénélope reçoit Mentor dans son salon. C’est le jour de repos hebdomadaire qu’elle a instauré afin qu’elle-même et ses servantes tisseuses se reposent. Elle dispose donc de tout son temps. Elle se sent légèrement lasse et accueille cette interruption inattendue avec plaisir. Mentor ne vient plus la voir depuis qu’Ulysse est parti. Elle aime sa compagnie et se réjouit qu’il ne l’ait pas oubliée.

Une fois qu’ils ont épuisé les conversations légères d’usage entre deux personnes qui ne se sont pas vues depuis quelques temps, qu’ils ont évoqué le passé, qu’ils ont demandé des nouvelles de leurs connaissances respectives, Mentor estime qu’il peut passer au véritable sujet qui l’amène : Ulysse.

Il lui demande comment elle se débrouille sans son époux, si tout se passe bien, s’il ne lui manque pas. Elle lui répond sans plus de détails que tout va bien. Ne parvenant pas à lui en faire dire plus, il tente alors une autre approche. Il lui raconte que les rumeurs vont bon train dans la ville, que les gens se posent des questions, qu’ils ne comprennent pas pourquoi elle n’est pas dévastée par le nouveau départ de son mari.

— Qu’importe ce que pensent les gens, Mentor, je ne m’en suis jamais souciée. Mais ce ne sont peut-être pas les gens mais toi qui te poses la question, Mentor ?

— Moi avec tous les autres. C’est vrai. Je pensais également que tu aurais besoin de mon aide mais tu n’as pas fait appel à moi et je constate que tu n’en as pas besoin.

— Effectivement, je n’en ai pas besoin. Cela te chagrine-t-il ?

— Nullement. Cela me rassure.

Cette hypocrisie agace Pénélope qui s’était pourtant promis de conserver son calme. Mais face à cette arrogance, à cet interrogatoire masqué en compassion, et aussi parce qu’elle en a gros sur le cœur et qu’elle n’a jamais eu l’occasion de s’exprimer, elle lui parle.

— Qu’espérais-tu ? Que je repasse vingt nouvelles années à m’occuper à un travail inutile, à me morfondre dans l’attente d’Ulysse ? N’ai-je pas assez donné de moi-même ? N’est-ce pas suffisant ? Quand Ulysse est rentré, il a écumé les salons à raconter ses aventures et ses exploits. Il est revenu plus honoré que jamais et tout le monde m’a félicitée d’avoir un mari si courageux. Je devais me montrer fière et heureuse, parce qu’il était si fort et parce qu’il était enfin de retour. Mais moi ? Qu’ai-je fait pendant tout ce temps ? J’ai vécu à travers lui. J’ai mis mon existence en suspens et je l’ai attendu. Des années de travail et je n’ai même pas terminé un linceul. Ces exploits qu’il a accomplis, ce ne sont pas les miens. Ces aventures qu’il a vécues, ce ne sont pas les miennes. Ce ne sont pas non plus celles de Télémaque et il ne s’y est pas trompé. Il a fait comme moi, il a accueilli son père en héros car nous nous devions de le faire, mais il n’a jamais partagé sa gloire. Ulysse a sa vie et nous avons la nôtre. Ni Télémaque ni moi n’avons lutté contre le cyclope, ni vécu avec Calypso.

Elle marque une pause à ce moment-là. Elle esquisse un sourire.

— Je ne pense pas que Calypso ait voulu de moi aussi longtemps…

Elle baisse un instant le regard, puis elle poursuit.

— Quand il était en voyage, j’avais des étoiles dans les yeux, je l’imaginais en habit d’or affronter d’innombrables périples et je priais pour qu’il en ressorte vivant. J’ai tant attendu, j’ai tant espéré et désespéré, que lorsqu’il est rentré et qu’il m’a raconté son périple, j’avais épuisé mon amour. Je n’avais plus rien à lui donner. J’ai joué l’épouse modèle et je n’ai rien dit mais je n’ai rapidement eu qu’une idée en tête : mon tour était venu de vivre. Qu’il soit absent ou présent, je ne pouvais plus exister à travers lui.

Et puis Ulysse s’est montré aussi indépendant à son retour que pendant son voyage. Il ne lui a fallu qu’un an pour se lasser de notre vie. Il avait raconté ses exploits à tout le monde à plusieurs reprises. Il n’avait plus de public. Les gens commençaient à se lasser. Il lui fallait repartir. J’étais certaine que ça se passerait comme ça et j’étais prête. Peu m’importait qu’il reparte. Au contraire. Cette fois, je pourrais enfin profiter de ma liberté. Et c’est ce que je suis en train de faire, Mentor. Je vis ma liberté. J’ai créé mon entreprise et elle marche bien. Je développe mes compétences, je rencontre de nouvelles personnes issues d’horizons divers, je ne reste plus cloîtrée dans ma demeure. J’interagis, je discute, je vois mes amis. Je vis, Mentor ! Comme jamais je n’ai vécu auprès d’Ulysse. Et même lorsqu’il m’a quittée la première fois, je ne me suis pas permise de le faire. Je l’ai attendu. Et pour quoi ? Pour qui ? Pour Ulysse ? Qu’a-t-il à faire de moi ? Je ne suis que la gardienne de son foyer. Alors, non, Mentor, je ne suis pas éplorée. Et je n’ai plus à faire semblant. Son nouveau départ est une grande chance pour moi. Bon vent !

Mentor ne trouve rien à lui opposer. Il ne s’attendait pas à tant de passion chez Pénélope. Jamais il n’aurait imaginé qu’elle portait tout cela en elle. Bien entendu, il ne comprend pas. Pénélope n’a jamais manqué de rien. Comment peut-elle se plaindre d’un époux exemplaire tel qu’Ulysse ? Lorsqu’il raconte son entrevue à Ulysse, il tente de le ménager en modérant le propos de Pénélope mais il lui livre tout de même l’essence de ce qu’il a entendu, autant qu’il lui est possible de le faire. Il faut qu’Ulysse sache qu’aucun amant ne se cache derrière Pénélope. Elle ne se soucie simplement plus d’Ulysse. Mentor soupçonne qu’elle est sous l’influence d’une tierce personne qui la manipule mais il ne sait pas qui. Une chose semble certaine, toutefois, Ulysse ne parviendra pas à reconquérir Pénélope.

Ulysse reste enfermé des jours chez son compagnon. Désorienté. Il est incapable de saisir comment Pénélope a pu lui faire ça, comment elle a pu le trahir à ce point. Il aurait préféré trucider un rival. Il aurait réglé l’incident et il serait parti l’âme en paix. Pénélope aurait eu matière à réflexion pendant des années, pendant qu’elle l’aurait attendu. Aujourd’hui, il ne lui reste qu’une option, celle de reprendre la mer. Mais, cette fois, il ne le fera pas comme le glorieux aventurier de naguère, assoiffé d’action et de prouesses à relater à son retour. Personne ne le soutiendra. Personne ne sera sur le quai pour le voir partir. Il sera seul et personne ne l’attendra à la maison. Il a donc embarqué sur un navire de taille modeste qui est parti à l’aube en toute discrétion. On ne sait pas ce qu’il est devenu.

Pénélope ne connaîtra jamais le subterfuge d’Ulysse. Elle n’entendra plus jamais parler de lui. Elle s’était faite à l’idée qu’Ulysse s’était embarqué pour son dernier voyage et qu’il ne reviendrait pas. Peu lui importait qu’il décède, qu’il s’installe avec Calypso ou avec quelqu’un d’autre. Il ne faisait plus partie de sa vie.

Elle repoussera ses nombreux prétendants sans avoir à user de ruse et ne se remariera pas.

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