Fugue automnale

En un clic feutré, la porte de l’appartement se referme. Pam LD592 est dans son nouveau logis, un espace de 50 m2. La large baie vitrée du salon projette les couleurs rosées du petit matin. La tour Eiffel scintille. Pam sourit à cette banalité immortelle. Elle parcourt la liste des thèmes et change pour une plage de cocotiers dont les palmes brossent le sable. Sa première personnalisation. Elle se disait qu’au niveau 6, peut-être, elle aurait une vraie vue sur la ville.

En montant d’un niveau, elle a gagné 15 m2. C’est le vert qui domine ici, délicatement exprimé sur des parois à peine teintées, plus soutenu sur les tissus d’ameublement, habilement contrasté par des étagères de bois pourpre.

Le lit est large, la chambre agréable, la salle de bains contient même une baignoire. L’espace bureau est séparé du salon par une cloison à projection intégrée. Les connexions sont prêtes à l’activation. Une petite soirée de paramétrage et ce nouveau lieu sera le sien.

Un son répété provenant de la porte l’interrompt dans ses réflexions. Elle s’immobilise et tend l’oreille. Elle s’approche. On frappe bien à la porte… Une mode du niveau 6 ? Une économie de connexion parce qu’on est plus haut et encore plus respectueux de l’écologie ?

Sans qu’elle n’ait rien activé, la porte s’ouvre lentement. Pam, interdite, la fixe sans bouger. Une silhouette s’introduit dans son appartement. Une jeune femme. Le pas lent, les sens en alerte. Tout bas, elle parle à Pam. Elle lui dit de ne pas avoir peur, qu’elle ne lui veut pas de mal, qu’elle n’est pas armée, qu’elle n’est pas une terroriste. Puis, elle s’immobilise. Sur quel visage se lit la plus grande appréhension ? Pam ne bouge toujours pas. Alors, l’intruse poursuit.

— Ne t’inquiète pas. Aucune alarme ne peut me déceler. J’ai tout désactivé. Je m’appelle Jade A23. Je suis venue chez toi parce que tu viens d’emménager et que c’est plus facile de contourner les systèmes de surveillance. Regarde…

Jade lui tend le boîtier de contrôle pour lui prouver qu’il est éteint. Puis, elle descend la fermeture de sa combinaison pour découvrir son patch de santé qui est vert ; elle n’est pas malade. Le petit carré brille sur l’étoffe rouge de son corsage. C’est une habitante du niveau le plus élevé. Pam recule, intimidée. Rassurée, Jade poursuit son explication. Elle n’est ni hors la loi, ni contagieuse, elle participe simplement à « Déplace-toi ! », le jeu de rôle hors ligne. Si elle parvient à se cacher quelques heures, voire une journée, en plein cœur de Paris, elle gagnera beaucoup de points. Pam ne connaît pas le monde du jeu. Jamais elle n’a rencontré de hauts niveaux. Muette, elle écoute. Jade lui propose une dose de lénifiant pour se relaxer, s’installe sur le canapé et l’invite à l’y rejoindre.

— Crois-moi, tu ne risques rien. Si tu me files ce coup de main, je ne serai pas ingrate. Détends-toi. Raconte-toi un peu ! Qu’on fasse connaissance.

Pam encaisse ce surcroît de stress avec un calme apparent. Elle vient tout juste de changer de niveau et le voyage à Rome qui accompagne cette promotion la tarabuste. Elle n’est jamais allée à l’extérieur. Elle ne connaît que les couloirs de déplacement des piétons et des trains-glisseurs. C’est normal. On bouge très peu puisqu’on fait tout de chez soi. Son cluster habitatif regroupe des types de métier similaires au sien. Ses lieux de rencontre professionnels et personnels sortent rarement de sa zone. Elle va bientôt prendre l’avion alors que c’est le moyen de transport exécré, même si on continue à rendre les carburants plus propres. On lui a expliqué que c’était encore le seul moyen pour les longues distances et que ce voyage revêtait un caractère exclusif. On a loué ses scrupules. Mais elle reste agitée. Lorsqu’elle se réjouit de l’aventure, son éducation se braque et la culpabilise. Pourtant ce voyage incarne également son ascension dans la société, une réussite qui, elle aussi, est ancrée dans son éducation.

Ne sachant comment se comporter face à une haut niveau, elle s’installe sur un fauteuil en face d’elle et lui obéit ; elle parle.

— Je suis née au niveau 4 et je viens d’atteindre le niveau 6. Je ne suis pourtant qu’une créative. Je suis coloriste.

— Mais c’est justement pour ça que tu es montée si jeune ! Tu es en pleine adéquation ! On fait beaucoup plus de cas des créatifs aujourd’hui, figure-toi. Vous aidez davantage les IA qui ne s’intéressent pas aux aptitudes dans les sciences exactes ; ils les possèdent déjà mieux que nous. Pour progresser, il leur faut développer les voies de création. Ils étudient les humains les plus doués en la matière. Tu comprends ? En tout cas, c’est ce que disent tout le temps mes géniteurs qui sont bien placés pour le savoir.

— Tu es créative toi aussi ?

— Ah non, moi, je ne travaille pas, rit Jade, je joue ! La stratégie et la politique ne m’intéressent pas. L’art non plus. Je préfère le jeu. Et je suis plutôt douée !

Pam s’enhardit alors. Elle imagine seulement la vie de Jade. Elle aimerait bien savoir… Elle observe les fenêtres de l’appartement qui ne laissent pas voir l’extérieur. Les verres sont traités. Lorsqu’on désactive les projections, la luminosité baisse avec la lumière naturelle selon le rythme classique des saisons, mais rien ne transparaît du dehors.

— Dis, tu es déjà allée à l’extérieur ?

Oh oui ! Jade a beaucoup voyagé. Depuis toute petite. Elle connaît les autres villes, et même la mer et la montagne ! Elle connaît tout Paris, pas juste les places intérieures et les couloirs de déplacement. Elle a vu des monuments. Elle a aussi traversé les niveaux. Tous ! Ou presque. Elle n’est pas descendue en dessous du 3 car ça n’a aucun intérêt. Le soubassement de la ville n’est peuplé que par les robots qui surveillent les fondations, l’infrastructure physique, l’entreposage du matériel électronique, le recyclage des déchets. Rien que du purement utilitaire. Une zone où des non-droits auraient trouvé refuge.

Dans cet imaginaire du voyage, la crainte de Pam s’apaise. Elle voudrait savoir. Mieux, elle voudrait voir. Mais combien de temps va rester Jade ? Aura-t-elle encore une telle opportunité d’ouverture ? C’est alors que Jade lui demande, comme si elle avait deviné la question qui s’introduisait dans son cerveau :

— Alors, qu’est-ce que je peux t’offrir pour te remercier de m’héberger ?

— Je voudrais visiter les Buttes-Chaumont, répond-elle du tac au tac.

— Bravo ! Je vois que Madame s’est vite adaptée à son niveau, s’amuse Jade. Madame veut voir la nature en grand. Et pourquoi pas un trek en montagne ?… N’aie pas peur ! Je plaisante ! Il faut juste que j’active quelques laissez-passer et que je me trouve une identité mais ça ne devrait pas être trop compliqué. Je t’invite ce soir au Pavillon du Lac, Madame ! Je vais aussi te trouver une tenue plus adéquate. Ta combinaison amande fait trop niveau 6 ! Tu mettras du noir. On va se faire chic ! Et puis, on va pas prendre l’ascenseur, on descend en autonome !

Un transport privé. Pam n’est pas subversive, et bien qu’elle ne défie aucun interdit, sa conscience est ébranlée. Elle ne devrait peut-être pas…

Le parc est situé dans une enclave du niveau 3. Il a été surélevé depuis l’affectation des premiers niveaux à l’assise urbaine. Il est inséré dans une bulle construite dans le même matériau que celui des fenêtres ; la lumière reproduite permet aux végétaux de s’épanouir. Une armée de jardiniers travaille aux soins à apporter aux arbres et aux plantes qui sont étroitement surveillés. Interdiction absolue de les toucher ou de ramasser les feuilles d’automne. En ce mois de novembre, les ginkgos sont d’un jaune éclatant. Les hêtres pourpres ont encore leurs feuilles flamboyantes. Les platanes se décharnent en tapissant leur pied de leurs feuilles ocrées. Un plaqueminier surchargé de kakis ajoute sa touche d’orange vif au tableau.

— Ferme la bouche, Pam. Avance ! Tu vas nous faire repérer. Tu ne viens tout de même pas du niveau 3, tu as déjà vu des arbres, non ? Heureusement qu’on n’est pas venues au printemps. Tu nous aurais fait un arrêt cardiaque.

Ces couleurs qu’elle invente, ces flambées qu’elle crée et qu’elle rêve, elles existent. Ces variations de lumière, ces éclats qui naissent de l’ombre, ce chatoiement qui crève son imaginaire. Oui, elle a déjà vu des arbres et des fleurs en vrai, dans les places intérieures, le long des déplacements, aux carrefours végétaux, sur les murs verts. L’intérieur en regorge. Mais jamais si hauts. Jamais si nombreux. Jamais balancés par une brise qui fait valser leurs feuilles vers une pelouse si vaste.

Jade lui saisit le coude pour la pousser dans l’enceinte du restaurant. À table, Pam délaisse la farandole de légumes ouvragés qui défilent. Elle avale les descriptions d’un ailleurs dont Jade l’alimente. Elle engouffre les images, elle les retouche, elle les transforme et elle questionne, elle questionne, elle veut voir ce dehors qui est si proche. Jusqu’à ce que Jade l’interrompe.

— Tu rêves, Pam. Tu ne m’écoutes pas. Ce que je te raconte, tu le connais déjà par tes écrans. Ne cherche pas à voir à travers les vitres. La ville, c’est l’intérieur. Et c’est top, non ? La lumière, le confort, la qualité de l’air, la nourriture, tout est impeccable. L’infrastructure qui sous-tend cette perfection est sans importance. Tu ne vois rien et c’est tant mieux. On ne cache rien d’autre que la laideur, un fatras technologique de panneaux électroniques, de câbles, d’éoliennes, de radars… Tout autour de nous, des usines et des serres. Tu sais tout ça pourtant ! J’ai un appartement au dernier étage d’un immeuble et sa terrasse est entourée de parois de trois mètres pour que le ciel soit mon seul horizon, ce qui est au-dessous n’a aucun intérêt.

— Le ciel…

— Oui, ça vaut le coup. Surtout la nuit. Mais ça, tu comprends bien que tu ne peux pas y avoir accès. Comment pourrais-tu atteindre ce niveau ? On ne peut pas tous habiter au dernier étage. Oui, il y a autre chose que les villes et les zones de production. Il reste des forêts, des montagnes, des océans, des endroits ouverts où on peut se promener, des sites architecturaux à visiter, des Buttes-Chaumont à l’infini. Qu’est-ce que tu veux ? Qu’on ouvre ces lieux à tout le monde ? Qu’on revienne au temps des surdéplacements ? Tu sais où ça mène… Qu’est-ce qu’il te prend ? Cette escapade te donne des idées incongrues ? Je te croyais plutôt sage.

Pam n’a évidemment rien à répondre à ça. Elle bredouille des excuses. Ce parc a réveillé un désir de réel lové au cœur de sa puissance créatrice. Elle est honteuse de s’être laissée entraîner par son individualisme. Passer au 6, rencontrer une haut niveau, se rendre dans un parc… Trop d’événements déstabilisants en une journée. Elle voudrait rentrer.

C’est au moment où elles franchissent la porte du restaurant que les contrôleurs interviennent.

— Jade A23, veuillez n’opposer aucune résistance. Un autonome nous attend. Nous rentrons au niveau 12.

— Pam LD592, veuillez suivre l’agent HY78 qui vous emmène au niveau 7. Il vous aidera à organiser votre emménagement.

Pam baisse la tête et suit l’agent. Elle n’avait pas le choix. Jade ne parvient même pas à croiser son regard. La séparation est subite et muette.

Pam est soulagée. Elle risquait gros à héberger une joueuse clandestine alors que Jade ne s’exposait qu’au courroux passager de ses géniteurs. C’est une sage décision.

Elle aime le jaune qui domine ici. La température du jacuzzi est parfaite. Quand elle ferme les yeux, la couleur des kakis s’impose. Elle active l’écran mural. Elle veut créer un jaune-orangé. L’affichage se fige, puis se noircit. Une par une, les lettres d’un message privé s’inscrivent.

Tout va bien ! Cloîtrée sans connexion (Ha ! Ha !) pour un mois. Le niveau 7, c’est classe ! J’ai pu bidouiller pour ton cadeau de bienvenue… Un séjour au Japon au printemps, ça devrait te plaire… 😉

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