Il fait déjà nuit. Elle aurait dû partir depuis longtemps mais il fallait qu’elle termine les derniers réglages avant ses quelques jours de repos bien mérités. Voilà, tout est bouclé. Elle a intégré ses derniers calculs à la programmation et, de toute façon, s’ils ont besoin d’elle, elle est toujours joignable. Elle vérifie que rien ne trouble son canal interne de communications télépathiques avec ses collègues et se dirige vers la zone d’embarquement téléporté située au sous-sol.
Passés les deux contrôles neuronaux, elle se trouve face à une porte étrangement ouverte. Pourtant, rien d’autre ne semble clocher. Tous les signaux sont normaux. Les voyants sont tous au vert, les procédures de sécurité respectées, les laissez-passer vérifiés. Toutefois, son début d’inquiétude a été détecté. On l’informe donc qu’une maintenance du système global de téléportation oblige à placer tous les accès de classe standard en position ouverte. Aucun dérèglement n’est à signaler. Aucune faille de sécurité n’est à déplorer. Elle peut se tranquilliser. Un siège est mis à sa disposition et son pilulier lui est présenté.
Deux capsules supplémentaires viennent s’ajouter aux vingt-six micropilules habituelles. Elles sont certainement le résultat de sa légère agitation. C’est dommage, elle aurait préféré en avoir moins à avaler mais elle n’est jamais parvenue à descendre en dessous de vingt-six. Entre les huit indispensables au télédéplacement et les douze qui viennent combattre les effets physiques désagréables des huit premières (maux d’estomac, maux d’intestin, nausée, troubles de la vision, etc.), elle n’a jamais pu échapper aux six supplémentaires, élaborées pour son métabolisme personnel. Elle sait pourtant qu’une dosette d’alcool suffirait à apaiser la crainte que suscite sa dématérialisation mais elle n’a jamais osé proposer cette solution aux psychocontrôleurs. Elle ne voudrait pas qu’ils poussent son analyse plus avant. Sait-on jamais. Et s’ils la reléguaient dans le clan des faiblards qui se laissent déstabiliser par la moindre idée d’une atteinte corporelle ? Elle pourrait se voir tout bonnement interdire la téléportation. Or, cette éventualité est inenvisageable. Elle ne quittera jamais le périmètre tempéré par les voies physiques. Elle ne supporterait pas une telle humiliation. Aujourd’hui, elle occupe un poste qui lui offre un privilège de niveau moyen 2 plus 3 ; elle ne sera jamais dégradée. Elle préfère s’autodétruire.
En absorbant les mini-bulles préparatrices, elle est en train de ruminer ces pensées dans la zone hautement protégée de son perso-conscient à laquelle, l’espère-t-elle, personne n’a accès, lorsque la notification d’un message public lui parvient. Elle s’interrompt donc dans ses réflexions pour en prendre connaissance.
— Chère Maa 49, nous vous souhaitons la bienvenue et vous félicitons pour votre rapidité d’ingestion des co-équilibrants Sitha, le partenaire bien-être de TéléExpress, au service de tous.
Une interruption neuro-visuelle lui transmet des images aux couleurs apaisantes et le message se poursuit.
— L’ouverture inhabituelle des portes-frontières n’a pas échappé à votre perspicacité. Comme nous vous l’avons indiqué, cela est dû à une maintenance du système. Cette situation nous oblige malheureusement à vous téléporter aujourd’hui avec deux autres personnes. Vous nous en voyez navrés. Afin de nous excuser pour ce désagrément, nous vous offrons un bon de surclassement à valoir sur votre prochaine téléportation en zone tropicale qui vous permet de bénéficier d’un passage express des portes-frontières. Bon voyage, Maa 49 !
Elle sentait bien que quelque chose clochait. On vient de lui annoncer tout bonnement qu’elle allait être télétransportée en classe moyen 2 plus 1. C’est scandaleux ! Elle se contrôle rapidement pour dompter l’accès de colère qui la guette. Elle ne peut pas se permettre un tel manque de sang-froid, d’autant plus que ce déclassement implique qu’elle va devoir être approchée à la frontière par un drone fureteur, voire touchée par un inquisiteur. Elle doit rester calme. Ils vont résider à trois dans 5 m2, sans la moindre cloison opaque. La promiscuité est inacceptable. Elle en est déjà à préparer sa réclamation. C’est bien la première fois qu’elle a à faire à un service aussi déplorable mais elle ne peut pas laisser l’incident sous silence. Toutefois, pour le moment, il faut veiller à ne rien laisser paraître, à accepter ces conditions sans rechigner, elle n’est pas assez bien positionnée pour se plaindre. En revanche, elle est en droit d’adresser le formulaire 6720-TM aux autorités transfrontalières et elle ne va pas s’en priver. Une fois qu’elle sera rentrée, bien sûr. Il ne s’agit pas de mettre en péril son séjour actuel.
*
Elle a eu tort de s’énerver. Tout s’est bien passé. Depuis le temps qu’elle n’a plus eu à subir physiquement les formalités de sécurité frontalières, elle en avait exagéré leur désagrément dans son souvenir. Le drone s’est tenu assez à l’écart pour ne pas l’importuner et personne ne l’a touchée. Arrivée la première, elle s’installe et n’a même pas à saluer les deux autres passagers. C’est normal. Elle n’était tout de même pas tombée en dessous de la classe moyen 2 dans laquelle on peut être amené à devoir converser dans le sas d’attente. D’ailleurs, elle ne connaît pas le niveau des deux personnes qui vont partager son espace. Et s’ils étaient inférieurs ? Non, il ne faut pas qu’elle laisse son imagination galoper ainsi, elle va finir par se faire repérer. Et puis, elle est idiote de s’inquiéter, elle n’a plus aucun entraînement et serait tout à fait incapable d’aborder de parfaits étrangers. Elle resterait naturellement muette, et eux aussi sans doute.
Elle dresse le champ d’isolement gracieusement fourni par les services de télétransport afin d’éviter d’apercevoir les deux autres et songe à son arrivée. Elle se rend en zone tropicale, à la résidence Doux Soleil où l’attend son partenaire. Depuis qu’elle a atteint sa classe, elle se rend une fois par an dans cette zone, réservée aux loisirs et à la détente des habitants de la zone tempérée. Autrefois, elle aimait bien la zone arctique et ses espaces vides dans lesquels on était autorisé à circuler quelques minutes en plein air. Elle a eu de la chance de vivre cette expérience qui n’est plus réservée qu’à quelques très hauts placés. Ce territoire, aujourd’hui totalement verrouillé, n’est plus jamais évoqué et tend à sortir des mémoires.
Dans la suite qu’ils ont réservée, ils vont pouvoir goûter aux joies de l’intimité. L’établissement est un peu au-dessus de leur niveau mais ils ont réussi à obtenir leur laissez-passer grâce à leurs excellents Résultats Globaux Pondérés et à l’appui de quelques amis influents. Elle se sait une mathématicienne à peine au-dessus de la moyenne, certes, mais elle compense largement cette lacune par de brillantes notes en psychophysique, en bio-intégrité, en qualité du respect du droit, en tout ce qui fait d’elle un être social parfaitement intégré. Et ces qualités ne sont pas des moindres à une époque où l’espace accordé à chacun diminue, suivant une tendance qui ne cesse de s’aggraver. Lui est plus performant dans sa profession d’ingénieur en informatique génétique mais, dans ses RGP, il n’obtient pas une cotation plus élevée qu’elle. Ils savent tous deux tirer parti des forces de l’autre et sont d’ailleurs de la même classe. Un appariement officiel et durable pourrait couronner ce séjour, ce qui leur offrirait une opportunité de grimper encore un peu dans la hiérarchie sociale.
Enfin… Elle verra bien. Le lieu semble idéalement conçu à cet effet. Toutes les pièces sont purifiées et hermétisées. Aucune interférence télépathique n’est à craindre, ni aucune surveillance, du moins jusqu’à la catégorie standard avancé car il est bien entendu impensable d’échapper au contrôle supra-supérieur, garant de leur survie à tous. Personne ne songerait d’ailleurs à vouloir s’y soustraire. Il a permis de tuer dans l’œuf toutes les tentatives de rébellion sous leurs plus diverses formes et d’instaurer ainsi un climat de paix durable. En outre, elle et lui n’ont rien à cacher, rien de sulfureux à révéler, rien que de simples souhaits, une médiocre bassesse humaine très banale qu’ils enfouissent au quotidien sous des couches de verrous psychiques. À elle, son envie de courir à l’air libre, accentuée par son souvenir arctique, qui pourrait passer pour de l’insatisfaction à orientation dépressive. À lui, son désir de s’approcher d’elle d’un peu trop près devant des tiers. Ils ne présentent rien de plus que la légère touche de subversion admise à leur classe, largement acceptable et même souhaitable, tant qu’elle ne s’exprime que dans les conditions de détente des compagnies institutionnalisées de la zone tropicale.
*
À son arrivée à la porte de la zone tropicale, ici aussi, le portail frontalier est ouvert. C’est tout juste si on contrôle deux fois son laissez-passer. Elle ne reçoit aucun message de bienvenue, comme si aucun système de communication ne fonctionnait. Elle en serait presque à se retourner pour observer la réaction des deux autres passagers, voire pour partager avec eux son étonnement.
Elle n’a pas le temps d’envisager une action aussi saugrenue qu’elle est contactée. À son grand soulagement… Elle est alors acheminée dans un couloir qu’elle ne reconnaît pas. Jamais elle n’est arrivée à Doux Soleil par cet accès et c’est pourtant la troisième fois qu’elle s’y rend. Quand elle pénètre dans la pièce qui s’ouvre devant elle, elle est stupéfaite de constater que les deux personnes qui ont fait le déplacement dans la même capsule sont toujours là, avec elle. Face à ce phénomène insensé, elle ne peut cette fois-ci se retenir de dévisager son voisin de droite. C’est une femme qui semble aussi perplexe qu’elle, qui scrute soucieusement la paroi du mur devant elle. Elle est en train de communiquer, de chercher à comprendre ce qui lui arrive. Ça la rassure. La situation est bien exceptionnelle pour tout le monde. Il faut également qu’elle se renseigne. Elle se sent parfaitement en droit d’interroger le système.
— Pouvez-vous m’indiquer ma géolocalisation ? Dans quelle partie de Doux Soleil suis-je arrivée ?
— Chère Maa 49, je vous prie de bien vouloir vous allonger dans le caisson qui se trouve devant vous. Vous n’êtes pas encore à Doux Soleil. Nous allons devoir vous endormir quelques temps.
Elle se trouve effectivement devant un caisson de survie qu’elle n’avait pas identifié car c’est à peine si elle a pris le temps d’observer les alentours. Une vague d’inquiétude la gagne sans qu’elle puisse la refouler ni définir ce qui la provoque.
— Calmez-vous, Maa 49. Il n’y a rien d’anormal. Tout se déroule comme prévu. Nous n’avons tout simplement pas eu le temps de vous tenir informée. Allongez-vous et nous allons tout vous expliquer. Ne vous affolez pas.
Déjà, un vigile-androïde s’est posté à l’entrée. Son agitation a dû dépasser le seuil de sa normalité. Elle veille pourtant à contrôler sa nervosité. Comment se sont-ils rendus compte si vite que son angoisse montait ? Pour tenter de regagner un état d’apaisement acceptable, elle prend place dans le caisson. La pièce contient dix caissons dont les trois derniers sont encore ouverts.
— C’est bien, Maa. Vous allez voir, tout va bien se passer.
Les systèmes de verrouillage se referment autour de ses chevilles et de ses poignets. Un assistant vient lui injecter un pré-anesthésiant de confort. Pendant ce temps, elle cherche à entrer en méditation profonde. Elle a déjà fortement ralenti son rythme cardiaque mais ne peut s’évader de son corps physique qui transpire abondamment.
— Je suis réellement confuse de vous importuner ainsi mais vous pensez que vous pourriez m’expliquer ce qu’il se passe ? Au moins dans les grandes lignes ? Ça m’aiderait à faire le vide, je crois.
— Nous allions y venir. La situation sort effectivement de l’ordinaire et nous avons prévu de vous fourni des détails explicatifs. Vous avez pris place dans un caisson de survie dans lequel nous allons vous conserver en bon état. N’ayez aucune crainte. Le bilan environnemental de la terre s’est fortement dégradé et cette condition de détérioration s’accélère. Le plan de sauvegarde de l’espèce a été déclenché ce matin.
— Comment ? Mais je ne suis au courant de rien ! Aucune information supra-territoriale n’a été émise !
— C’est normal. Cette communication ne fait pas partie du plan.
— Que va-t-il m’arriver ? Je n’ai pas été informée de mon grade de conservation. Je suis toujours dans la zone tempérée, n’est-ce pas ?
— Votre situation géographique n’a aucune importance, il est donc inutile que nous vous la révélions. Tous les caissons de survie sont placés dans le même territoire. Nous allons vous endormir et procéder, pendant la phase de sommeil que nous ne pouvons pas encore évaluer avec certitude, à la remise en viabilité de la terre. Un dixième de la population est conservé et vous en faites partie. Vous devriez vous réjouir, Maa.
Elle s’est calmée, la conjugaison des psychotropes et des explications aidant.
— Vous êtes encore connecté ? Je peux parler ? Ça m’aide.
— Evidemment, Maa, je suis à votre service. Souhaitez-vous bénéficier d’un fond sonore musical adapté ? Je peux prendre le contrôle temporaire de votre perso-conscient si vous ne vous sentez pas capable d’affronter l’épreuve.
— Non, c’est inutile. Je vous remercie. Je me demandais pourquoi je figurais sur la liste des conservés. Je ne suis qu’une mathématicienne à peine au-dessus de la moyenne.
— Ce ne sont pas pour vos aptitudes professionnelles que vous êtes ici. Vous êtes une personne robuste. Vous présentez de grandes qualités psychiques et physiques, comme l’indiquent vos RGP. Vous nous serez très utile. Nous savons que vous souffrez de quelques faiblesses psychologiques mais elles sont minimes. Vous avez eu tort de vous en inquiéter. Nous n’avons d’ailleurs même pas tenté de les soigner tant elles sont bénignes.
— Vous saviez donc ?
— Bien évidemment. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous en remettre au hasard. Je peux donc vous affirmer que nous sommes très contents de vous. Vous êtes une jeune femme tout à fait acceptable. Nous vous avons affectée au pôle des substitutions.
— Que vais-je faire ?
— Vous rien. Nous ne vous réveillerons pas. Tous vos organes sont en parfait état et nous vous en félicitons. Nous les utiliserons en fonction des besoins. Vous aurez ainsi la chance de survivre de multiples fois dans plusieurs corps, de participer à la continuation d’une espèce meilleure. Tout est prêt à présent. Tous les caissons sont pleins. Nous allons vous transférer dans la zone Hors Frontières des Conservés Non Persistants dont vous faites partie et nous occuper de sécuriser les frontières des Néo-Continuants.
Maa voudrait continuer à poser des questions mais son esprit se trouble. Elle n’est plus sûre d’avoir compris les derniers mots. Son cerveau engourdi s’enfonce dans la narcose. Elle n’a pas peur. Elle est bien.