J’étais seule sur mon brancard avec ma charlotte et ma culotte en papier. Je regardais le plafond. Comment est-ce que j’en étais arrivée là ?
Quelques jours auparavant, tout allait très bien. La vie poursuivait son cours normal alternant soucis et satisfactions, travail et distractions, espoirs et déconvenues. Je nageais dans cet équilibre stable sans me rendre compte de l’extraordinaire chance dont je bénéficiais. Je vivais.
Et tout bascula. Un banal rendez-vous chez la généraliste pesa lourdement sur un des deux sièges de la balançoire. Le mince équilibre était rompu. Mes fesses s’écrasaient lourdement sur le siège, mes pieds touchaient le sol et je ne parvenais plus à m’élever vers le ciel. J’étais clouée par terre par l’inéluctable fatalité.
— De quand date votre dernière coloscopie ?
— Oh, je sais plus trop. Pas longtemps.
— Vous êtes sûre ? Vous avez le dernier compte rendu ?
— Non, pas sur moi. Je regarderai ça en rentrant chez moi.
— Ah mais je l’ai noté dans mon ordinateur. Ça fait pile cinq ans. Il est temps d’en faire une nouvelle.
Elle m’a eue ! Je savais bien que ça faisait déjà cinq ans. Je me souvenais bien que je devais en prévoir une l’année de mes 50 ans. J’avais fait la première l’année de mes 40 ans. Je pensais avoir grugé tout le corps médical en repoussant la dernière au mois de janvier pour gagner un an de répit… Ma généraliste est jeune mais elle n’est pas idiote. Je quitte donc son cabinet avec une enveloppe destinée à un gastro-entérologue. Je compte bien la remiser quelques semaines, voire quelques mois dans un coin peu fréquenté de ma chambre, dans les oubliettes de mon bureau, là où tombent les documents que je nie sans oser toutefois les détruire. Nous sommes au mois de juin, il est inutile de se précipiter, j’ai jusqu’au mois de décembre pour régler cette affaire.
Oui mais voilà, la petite graine est plantée. L’enveloppe n’est pas encore terrée sous d’autres courriers indésirables, elle est presque visible et, surtout, très présente à mon esprit. Moi qui vis mes journées sans accorder une seule pensée à mon côlon, me voici obnubilée par son existence. Est-ce que je ne ressentirais pas une légère douleur dans les intestins, par hasard ? Et s’il était malade ? Et si moi aussi…
Mince ! Ça y est. C’est foutu. Je ne vais pas pouvoir y couper. Si je commence à m’inquiéter, il faut que je me débarrasse au plus vite de ce maudit examen sinon Dieu sait jusqu’où peut m’emmener mon imagination. Deux solutions s’offrent à moi à son issue : soit je n’ai rien et je peux reprendre le cours normal de ma vie, soit j’ai quelque chose et on l’enlève ou je décède dans les semaines qui suivent. C’est excessif mais c’est tranché. Dans les deux cas, je ne veux pas repousser l’échéance. Je veux savoir. C’est décidé, c’est maintenant.
Ce doit être la force artificielle de cette décision que je transmets à la secrétaire du médecin car elle commence par me proposer un rendez-vous dans plus d’un mois, puis, face à mon ferme refus d’une date si éloignée, elle dégotte un créneau la semaine suivante. Le rendez-vous chez l’anesthésiste est pour après-demain. Le processus est déclenché et j’ai tenté de me mettre en mode robot, celui qui consiste à interrompre le raisonnement, à accepter sans conditions. En effet, la dualité de mes sentiments vis-à-vis du corps médical rend toujours les examens complexes. D’un côté, je n’ai aucune confiance en eux et considère qu’on se porte bien mieux en ne les fréquentant pas. D’un autre côté, dans certains cas, ils sont inévitables si on veut rester quelques années de plus sur terre dans un état de santé acceptable. Donc, soit je les évite, soit je les consulte et alors, je me soumets à leurs prescriptions si elles ne sont pas trop farfelues, sinon il était inutile de les consulter.
Je considère que la médecine traditionnelle est mal armée face à de nombreux types d’affections. Mais je me raisonne et je me force à penser qu’en ce qui concerne le cancer, d’énormes progrès ont été faits. Développer un cancer ne signifie plus qu’on va y rester. Certes, la mort est inéluctable mais elle ne sera pas forcément l’issue d’un cancer. Nous ne sommes plus dans les années soixante-dix. Aujourd’hui, nous avons de nouvelles formes de maladies angoissantes. Pour moi, la plus effrayante reste pourtant le cancer. Alors, craintive et lâche, lorsque son souvenir se rappelle à moi, j’accepte de livrer mon corps aux médecins.
Comme c’est étrange, l’héritage. Pas un d’entre nous n’a les mêmes images à l’esprit à son évocation. Un oncle d’Amérique sorti d’un chapeau avec ses millions dormants, un manoir à la campagne, des appartements, un cheval de course, des meubles anciens chargés de souvenirs, un tableau, un vase en porcelaine, des bijoux, une marmite en fonte, des dettes. Et puis aussi, la maladie. Une ombre plus ou moins présente qui accompagne le dépistage, l’examen, le contrôle. « On ne sait jamais. Il vaut mieux être sûr. Il n’y a certainement rien mais on préfèrerait aller y jeter un œil. » Ces paroles sont censées être rassurantes. Pas pour moi. Elles sont illogiques. Si on sait qu’il n’y a rien, on ne fait rien. Si on effectue un contrôle, c’est bien qu’il y a un risque. Alors tous ces mots encourageants ont l’effet inverse. Ils me disent : « Tu es en sursis. Si on trouve un truc, on te lâche plus. »
L’anesthésiste se veut rassurant ; il essaie même de blaguer. Mais tout en plaisantant, il me pose tout un tas de questions et m’envoie faire une prise de sang. On rigole, on rigole mais on vous a à l’œil. (Taisez-vous et laissez-moi partir. J’ai pas envie de parler.) Ce rendez-vous est suivi d’un passage chez la secrétaire qui me fournit tous les documents nécessaires : ce qu’il faut savoir, ce qu’il faut signer et apporter le jour J, ce qu’il faut passer acheter à la pharmacie. J’avais oublié que la préparation à la coloscopie commençait trois jours avant… Au moins, elle, n’essaie pas de me rassurer.
Ce contrôle de routine qui ne représente trois fois rien fait tout de même l’objet de bien de précautions et avertissements. Moins on nous demande de nous inquiéter et plus on nous fournit d’informations anxiogènes, dont un livret complet à lire sur le sujet et même une vidéo du médecin à regarder sur YouTube. Ce dernier, assis à son bureau, explique en quoi consiste l’examen. Je préfèrerais ne rien savoir. Et toujours les mêmes paroles rassurantes : « Vous sortirez le jour même mais une hospitalisation est envisageable. Vous devez nous indiquer une personne de confiance et cette dernière doit signer son accord de sa propre main. Vous devez vous faire accompagner en sortant. » Là, c’est sûr, je vais y rester !
Le pharmacien, un trentenaire non concerné, me donne la préparation à la purge d’un air faussement navré. (Tu verras… Tu verras… Quand ton tour viendra…)
C’est aujourd’hui que les réjouissances commencent. J’entame le régime sans résidus sur trois jours. Pour cela, il me faut lire la liste des aliments à éviter et de ceux qui sont permis, car je ne sais pas du tout à quoi correspond ce type de régime et je ne souhaite pas en savoir plus. Nous sommes au mois de juin et je n’ai droit à aucun fruit, ni légume. Pour faire simple, je me contenterai de manger du riz, du jambon, du gruyère et des œufs durs pendant la période. Le tout arrosé de tisane, un régal ! En outre, un élément essentiel est absent des deux listes : le chocolat. Heureusement qu’internet est là pour m’apprendre que j’ai droit à ce lot de consolation. Sans lui, je me suicidais en me bouchant les intestins à coups de plâtrées de riz. Mais non, le médecin a tout prévu ! Il prescrit un régime constipant au possible et le combat par des laxatifs. Trois jours pendant lesquels les échanges sociaux doivent être réduits à leur maximum. On ne peut ni boire ni rien manger d’alléchant et on peut à peine sortir de chez soi car la diarrhée fulgurante menace à chaque instant.
Mais, le soir du troisième jour, vient enfin la libération. On peut arrêter ce régime pesant et même carrément s’arrêter de manger, c’est plus simple, car on entame la purge. Cette nouvelle activité se vit mieux seul… Les sachets du produit réservé à cette opération sont fournis dans un gros seau d’une contenance d’un litre, destiné à servir de verre mesureur. Le soir, je dois boire deux litres de ce breuvage légèrement salé en deux heures. Je me force à le faire sans râler mais quand je me couche le ventre gargouillant à l’extrême après trois passages aux toilettes en l’espace de vingt minutes, j’ai peur de me réveiller le lendemain ayant perdu ma dignité… Pas encore. Le lendemain, je suis en vie et d’humeur maussade et, tiens, j’ai même mal à la tête et peut-être un peu de fièvre ? Si je suis malade, ils ne pourront pas m’anesthésier, non ? Ça fait deux jours que je me réveille avec un mal de tête et je suis même en train de perdre ma voix, c’est bien que je dois héberger un méchant petit virus qu’il ne faut pas aller titiller. Peut-être que je ne devrais même pas continuer la purge ?
Je ne parviens pas à me convaincre que je peux interrompre la machine mise en route et, dès six heures du matin, je me relance dans l’ingurgitation des deux litres restants en, cette fois, une heure trente à peine. Pourquoi ? Parce que c’est écrit sur le document qu’on m’a fourni et que, bonne élève, je ne peux pas m’empêcher de faire ce qui est écrit. Une fois que j’ai choisi de faire cet examen, je me soumets pleinement aux instructions tel un soldat obéissant. Je ne connais pas la demi-mesure. Mon esprit et mon corps se rebellent, le premier en me jetant dans les affres de l’angoisse de la mort imminente (je ne survivrai pas à l’anesthésie), le second en déclenchant des symptômes de maladie (frissons, maux de tête). Je leur fais face et tiens bon dans mon jeûne post-purge et pré-intervention en tentant de me concentrer sur mon travail.
La veille, j’ai pu prévenir quelques amis que, même si je n’avais pas pris la peine de rédiger une lettre d’adieu, je pensais à eux. Bien sûr, ils se sont voulus rassurants et ont ri de mes angoisses de drama queen. Et bien sûr qu’ils ont raison ! Mais ça m’aide. En m’entendant formuler cette peur irraisonnée, je me rends compte de sa disproportion et, en plus, je la dissous en la partageant. Il en reste un gros morceau qui ne veut pas partir et qui me rappelle que ce n’est pas complètement débile d’avoir peur de la médecine ; ça serait même plutôt sain…
Et voilà pourquoi j’en suis là, dans une chambre individuelle, parce qu’ils n’avaient plus de box de libre, à regarder le plafond. La coloscopie a beau n’être qu’un contrôle de routine, elle ressemble furieusement à une opération. Dès que j’ai franchi la porte de cette clinique, je me suis laissé guider d’un service d’accueil à un autre, répondant aux questions par monosyllabes avec une voix d’enfant, présentant tous les documents nécessaires sur demande, acceptant muettement mon sort. Dans la chambre dans laquelle m’installe la gentille infirmière qui, elle, voit bien que je n’en mène pas large, je dois troquer mes habits de ville contre une blouse et une culotte en papier, des chaussons en papier et une charlotte. Je n’ai pas fait de selfie… Je range mes affaires dans l’armoire qui ne ferme pas à clé et je monte sur le brancard. Ils avaient bien écrit qu’il ne fallait rien apporter de valeur mais comment faire sans son sac, sans son téléphone pour appeler un taxi ou prévenir la personne qui vient vous chercher que vous êtes sortie ou que vous ne sortirez pas… Il ne manquerait plus que je me fasse dépouiller pendant qu’on s’introduit dans mon corps.
Je ne sais pas combien de temps je vais attendre comme ça alors je lis. Sans rien comprendre mais ça empêche mon esprit de me parler. Et voilà. Tu es contente ? Tu as suivi l’avis des médecins et tu en es là. Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même. Ne viens pas te plaindre maintenant. Si tu avais été plus courageuse, tu serais dehors à gambader dans la rue et tu ne saurais même pas que tu as un côlon. Ça t’apprendra à être docile. Je lui réponds qu’il n’en a plus pour longtemps à m’embêter, que c’est bientôt la fin.
Et le pire restait à venir : le transport en brancard jusqu’au bloc opératoire. Pourquoi ne peut-on pas nous anesthésier directement dans la chambre pour nous éviter cet insupportable trajet ? Si je pouvais signer un document permettant l’endormissement par un grand coup de marteau sur la tête, je le ferais ! Évidemment, personne n’a songé à rédiger un tel document. Et ils croient qu’ils pensent à tout dans ces cliniques.
Un infirmier toque à la porte et entre sans attendre. On y va. Il me redemande si je suis bien à jeun. Ça fait juste quatre fois qu’on me le demande et j’ai envie de lui dire que je viens de me taper un gros sandwich mais je n’ai pas le cœur à plaisanter. La chambre étant située deux étages en-dessous du bloc, je fais du couloir et de l’ascenseur en brancard. Je ne sais pas quel est le sentiment qui domine à me faire ainsi trimbaler couchée, en costume d’opérée, par un jeune homme vêtu d’une blouse verte. L’anxiété ou la honte ? Je suis tout à fait éveillée mais sans aucun contrôle. Je ferme les yeux mais ça ne m’aide pas. L’infirmier ne me parle pas et c’est tant mieux. Je préfère croire que je ne suis pas là.
On entre au bloc. C’est la fin. Ma voix d’enfant n’est plus qu’un murmure. Le gastro me donne du Monsieur mais je m’en fiche. Je ne suis pas là. Il n’y a personne sous la charlotte bleue. Que l’anesthésiste fasse son office rapidement et qu’on en finisse.
Ils m’ont miraculeusement épargnée. Je me suis réveillée. Un brassard qui se resserre régulièrement autour de mon biceps prend ma tension. Une infirmière vient me demander si tout va bien. Je crois que je lui réponds que oui. Je n’ai toujours pas l’esprit assez libre pour lui rétorquer que je suis bien à jeun. Le retour à la chambre sur le brancard est beaucoup plus serein. Je suis vivante. Pour le moment. Car il me reste à attendre le verdict du médecin. Avant que l’infirmier ne sorte, je lui demande donc de me donner mon livre car je connais déjà bien le plafond de la pièce. Par chance, je n’attends pas longtemps. Le gastro avait également hâte de quitter les lieux. En habit de civil, il surgit donc dans la chambre, m’indique que tout est normal, qu’il n’a rien vu de spécial mais que l’examen était un peu difficile parce que j’ai un dolichocôlon. Bien sûr, je suis censée savoir ce que ça veut dire… Avant l’examen, je ne le lui aurais pas demandé mais, à présent que je suis en vie et que je n’ai rien, je sens les forces me revenir et je pousse l’audace jusqu’à l’interroger. Ça veut simplement dire que le côlon est long. Encore une tentative d’intimidation avortée.
Il jette les papiers sur le brancard et s’en va. Rendez-vous dans cinq ans.
J’ai faim ! C’est la gentille infirmière de tout à l’heure qui m’apporte du pain et du café et qui me demande les conclusions de l’examen. Comme je lui dis que tout est normal, elle sourit et s’exclame « Dieu soit loué ! ». J’ai envie de la serrer dans mes bras. J’ai retrouvé ma voix et mon énergie. Je saute dans mes habits. Mahshid, qui devait venir me chercher, n’est pas prête d’arriver. Ce n’est pas grave, je me sens assez gaillarde pour rentrer chez moi toute seule, en métro.
J’ai un dolichocôlon en forme, moi, Madame ! Il ne me reste plus qu’à l’oublier et à me remettre à vivre.