Aujourd’hui, à notre arrivée à Katmandou, nous sommes accueillis en VIP par notre guide Roby qui nous attend en personne ! Ce sont les grandes retrouvailles, quelques mois à peine après mon premier séjour au Népal. La voiture qu’il a réservée pour nous mener à l’hôtel est une vieille carcasse mais c’est une voiture privée avec chauffeur et il en est fier. C’est qu’il tient à nous bichonner cette fois-ci car nous l’avons engagé directement pour nous lancer dans ce qu’on nomme le Tamang Heritage Trail. Tout proche de la vallée du Langtang, ce trek nous fait grimper moins haut, 3100 mètres au maximum, et parcourir des villages habités de communautés d’origine tibétaine. Le mois de mars, c’est le début de la saison des randonnées, la fin de l’hiver ; il vaut mieux ne pas prévoir de monter trop en altitude au risque d’être bloqué par la neige.
Le trek démarre à Syabrubesi, comme pour le Langtang, mais, cette fois, on y monte en jeep partagée plutôt qu’en bus. Notre groupe se compose de quatre personnes : Benoît et moi (les clients), Roby (le guide) et Lavang (le porteur). Lavang vient du même village que Roby et travaille comme lui dans l’industrie du trek, parfois en tant que guide, parfois en tant que porteur. Il a l’air sympa mais il est timide ; il va falloir le mettre à l’aise. Benoît, qui est arrivé avec la fièvre de notre séjour au Rajasthan est encore malade, et il arrive en vrac.
Sur la route, toujours le même va-et-vient incessant ; dans la ville, dans les villages ou au milieu de nulle part, le chemin n’est jamais désert. On croise des femmes qui ressemblent à des arbres ambulants. De loin, on ne distingue que des énormes feuillages qui se meuvent lentement, en rythme, car ils se déplacent souvent par deux. De près, on perçoit leur moyen de locomotion : deux pieds humains fortement ancrés dans le sol ; deux femmes au front sanglé, croulant sous la charge, qui s’arrêtent pour nous laisser passer. Elles portent du foin, du feuillage, des végétaux de toute sorte, et sont bien avisées de se ranger au passage des véhicules qui font peu de cas d’elles.
Les rhododendrons sont en fleur. De splendides bouquets rouges peignent un nouveau tableau de ces paysages que j’ai découvert l’année dernière, au mois de novembre. Les villageois sont plus couverts. L’hiver est encore là ; le mois de mars commence demain.
Les vêtements colorés, masqués par la couche hivernale des contrefaçons de polaires et des méchants pullovers bon marché contribuent à afficher le dénuement des habitants. On patauge dans la crasse et les ordures, entouré de la poussière de la route et des gaz d’échappement, sans cache-misère. Les couleurs sont dans la nature, dans les langues de terre cultivées en terrasse, dans la rivière qui scintille tout au fond de la vallée.
Le Tamang Heritage Trail est un trek moins fréquenté que son cousin du Langtang, surtout en ce tout début de saison. Les randonneurs sont peu nombreux. Nous avons fait le voyage en jeep avec un Malaysien légèrement anglophone, assez pour les présentations de base, et très souriant, mais malheureusement doté d’une dentition pourrie, fort peu engageante. Son sourire radieux entraîne de prime abord un enthousiasme, spontanément freiné par l’exposition de ses dents noires qui provoquent un mouvement de recul instinctif qu’il faut veiller à brider.
Le soir, à la guest house, les vêtements de nos amis co-trekkeurs nous font un peu peur. Tout le monde a une doudoune de pro, des pompes d’enfer, des protections pour tout… Les deux branques que nous sommes avec notre équipement de base doivent faire piètre figure : Benoît n’a pas de doudoune et s’est tout juste procuré un pantalon de pluie à Katmandou, à la dernière minute. Il a une lampe frontale aux piles fatiguées et moi, une torche qui éclaire très faiblement et seulement dix centimètres devant elle. Autant dire que nous sommes sans lumière. Ça tombe bien ; aujourd’hui, il n’y a pas d’électricité à Syabrubesi. Et il n’y en aura pas le lendemain non plus. Nous oublions donc la douche chaude, et la douche tout court. Ça va être sympa les sorties aux toilettes, le soir dans la montagne…
Parmi les gens attablés au repas du soir se trouvent deux professeurs qui encadrent un groupe d’ados de seize ans qui viennent d’une école internationale d’Oman. Des enfants d’ingénieurs et de diplomates en classe verte en quelque sorte, rien d’extraordinaire pour ces citoyens du monde en herbe. Savent-ils la chance qu’ils ont d’être ici à leur âge ? Mais ils ont déjà beaucoup parcouru le monde et semblent difficiles à émerveiller. Sur le trottoir, à nos pieds, jouent trois gamines crasseuses au visage plus noirci de saleté que des ramoneurs. « Celles-ci n’iront pas à l’école internationale », lancé-je à Benoît. Mais les petites malines ont tout de suite repéré que je parlais d’elles et nous jettent en riant des « Give me chocolate! ». Tiens, prend ça, arrogante blanche. Tu crois que tu es la seule à parler une autre langue ? Ces petits bouts qui ne doivent pas avoir plus de trois ans en savent plus que toi à leur âge. Et pourquoi l’une d’elle, plus chanceuse que les autres, plus éveillée, ne se tracerait-elle pas un destin hors des ornières de celui qu’on lui a dessiné ? Si c’est hautement improbable, ce n’est pas impossible.
Il paraît qu’il y a de la neige à la fin du trek du Langtang, au-dessus de 3500 mètres. Nous commençons à redouter le froid. C’est que, cette fois, nous n’arrivons pas directement de France mais de la chaleur du Rajasthan. À Katmandou, ça allait encore mais, ici, à 1400 mètres, le choc thermique nous envoie directement au pieu, crevés, faire la sieste. Après un bon repas, ça va mieux, il ne fait finalement pas si froid. Et nous avons été rejoints par deux Sud-Africains aussi mal équipés que nous. Ça nous rassure.
Au matin, il fait un vent à décorner les bœufs mais l’air reste doux. La pluie n’arrive qu’en fin de matinée mais ne s’arrête plus. Les paysages splendides, à travers la lucarne de la visière de la veste de pluie, sont moins enchanteurs. Les villageois, eux, circulent en tongs.
L’arrivée au village de Gatlang, à 2240 mètres, est bienvenue. L’après-midi se passe à faire sécher le linge autour du poêle. Heureusement que nous sommes seuls à la guest house et pouvons prendre possession des lieux en étalant nos affaires sur tous les bancs. Ça sèche vite et nous aussi. On ne quitte plus guère la pièce principale et on consomme : du thé (beaucoup), du maïs grillé (façon pop-corn mais pas éclaté, histoire de se faire des dents de Malaysien) mélangé à des haricots secs grillés (plus mous que du maïs éclaté, étrange…), du raksi (en quantité moindre que le thé, heureusement). L’humeur aussi se réchauffe. La douche sera pour une autre fois…
Gatlang est un village traditionnel composé exclusivement de maisonnettes au toit d’ardoise et aux murs de pierres empilées. Les bêtes dorment au rez-de-chaussée, les habitants au premier, au-dessus. Ça vaut la visite. Mais la pluie a décidé de s’installer. Ce sera donc, ça aussi, pour une autre fois. Le poêle de la pièce commune est bien plus attirant.
Roby taraude notre hôte pour lui acheter une volaille pour ce soir. En effet, dès qu’on est en montagne, il cherche le raksi et, dès qu’on est dans un village, il veut manger du bon poulet. Pour lui faire plaisir, on lui dit qu’on en veut bien un peu s’il tient absolument à en commander et qu’ils ne sont pas assez de deux pour en venir à bout. C’est vraiment pour lui faire plaisir. Je comprends bien que cette viande représente un mets spécial pour lui mais, nous, ça ne nous fait pas rêver. Total, on nous sert une platée de riz accompagnée d’une soupe dans laquelle trempent quelques morceaux d’un poulet qu’on a dû massacrer à la hache. Bouts de chair, lambeaux de peau et os brisés composent ces minuscules fragments peu engageants.
Il pleut toute la nuit. Et ça continue le matin… Tant pis, on met tout ce qu’on a d’imperméable sur nous et on part. La sortie du village est parsemée de chörtens, des stupas moins élaborés, en pierres empilées. Ces constructions, d’après Roby (qui, j’ai pu le constater, n’est pas d’une fiabilité redoutable en matière de religion) renfermeraient une partie des os d’un défunt incinéré. Des tombes bouddhistes, en quelque sorte.
Le brouillard bouche l’horizon mais laisse parfois entrevoir la rivière en fond de vallée ou la montagne en face, dont les pentes sont d’un marron vif et automnal. Sous mes pieds, les aiguilles de pin acajou brillent avec l’eau de pluie et illuminent le chemin. C’est beau. Même sous le bouclier nuageux qui n’a pas l’air de vouloir s’en aller, même dans l’humidité qui s’insinue sous les vêtements. Lavang ressemble à un étrange animal chimérique sous la cape de pluie qui le recouvre, lui et le sac à dos. On ne parle pas beaucoup. On descend la vallée. Un pas après l’autre. Arrivés tout en bas, on patauge dans un chantier de boue grise ; on dirait qu’ils sont en train de construire une route. Puis, on remonte de l’autre côté où, après 800 mètres de dénivelé, on doit atteindre Tatopani, notre destination du jour, à 2600 mètres.
On s’arrête en route pour déjeuner, plus pour se mettre à l’abri un moment que poussés par la faim. Roby et Lavang ont allumé un feu sous un abri en bois, à l’extérieur. Le moral remonte. Les vêtements et les chaussures sèchent un peu. On dirait même que la pluie faiblit. Mais quand on se remet en route, elle tombe toujours. Benoît me lance lugubrement qu’il a l’impression d’être retourné à l’armée. Je ne trouve pas de paroles pour l’égayer. De mon côté, j’oublie l’humidité environnante en révisant du vocabulaire car, outre le hindi, je voudrais aussi connaître un peu plus le népalais et passer le stade du namaste. J’apprends quelques mots par jour, inspirés par l’environnement immédiat, et donc, principalement, le nom des aliments : le thé, le lait, etc. Aujourd’hui, par exemple, j’apprends à dire « Il pleut ». Pani pareo. Littéralement, « l’eau tombe ». Dans la foulée, j’apprends aussi « Il ne pleut pas » en espérant que ça me serve…
Puis, miraculeusement, le ciel s’éclaircit peu à peu et le soleil fait enfin son apparition. « Gham ayo! » (« Il fait beau ! ») Marcher dans la boue n’est plus l’avancée pénible des chaussures qui collent au sol et se soulèvent avec peine. C’est un joyeux clapotis qui résonne. Les monts recouverts de la neige fraîche daignent se montrer et posent pour nous. Nous avons ressorti les appareils photo, c’est bon signe. Il fait de nouveau chaud quand nous parvenons à Tatopani, absolument ravis par la nouvelle perspective qu’offre ce paysage ensoleillé.
Il y a bien trois bassins dans lesquels se déversent une eau délicieusement chaude et marron. Pas maronnasse, non, vraiment marron. Opaque. On se baigne dans cinquante centimètres d’eau couleur boue mais qu’est-ce que c’est bon après des heures de marche sous la pluie ! Des cabines ont été aménagées sur les côtés pour se changer. Elles sont aussi rudimentaires que des toilettes : une porte en bois, quatre murs en planche, un sol détrempé. La porte fermée, on n’y voit plus rien. J’enfile donc acrobatiquement mon maillot de bain, la porte laissée entrouverte, perchée sur mes chaussures en parvenant à ne laisser tomber aucun vêtement par terre. Une prouesse. Lavang m’a assurée que je pouvais me baigner dans cet accoutrement osé. Les autres femmes sont enveloppées dans un tissu. Tant pis, j’ai trop envie d’essayer.
Pourquoi trois bassins ? Pour les trois sexes, bien sûr. De gauche à droite : Male, Family, Female. Les enfants sont aussi avec les femmes, re-bien sûr. Et, en toute logique, Roby, Lavang et Benoît se baignent dans le bassin du milieu… Moi, classique, je rejoins les femmes.
Même si la couleur de l’eau n’est pas engageante, le luxe du bain chaud avec vue sur le paysage himalayen vaut le détour. Me voici totalement réconciliée avec ce trek au climat difficile. Les habitants de ce village doivent être les seuls à pouvoir se laver à l’eau chaude à des kilomètres à la ronde. Pourtant, ça n’empêche pas la marmaille de se balader dans des habits crasseux, la morve au nez. Tout le monde n’est peut-être pas autorisé à utiliser ces bains. Ou pas tous les jours, vu la façon dont ils se frottent le dos à s’en arracher la peau. Les femmes ne me lâchent pas des yeux mais répondent à mes sourires par des sourires, en conservant une distance respectable. Je dois avoir l’air d’une extra-terrestre dans mon bikini.
Il ne fait même pas froid quand on en sort tellement on s’est bien réchauffés. Pour fêter cette grandiose fin de journée, on paie notre tournée de rhum (coupé à l’eau chaude). Et tout le monde au dodo après le repas, à huit heures. Le cœur heureux, le corps réconforté.
Les montagnards au Népal négligent tout confort. Le poêle de la pièce centrale n’est allumé que parce que nous sommes là. D’ailleurs, dans les maisons, la seule source de chaleur est le feu de bois de la cuisine. Quand leurs habits sont trempés, ils attendent qu’ils sèchent sur leur dos. Roby, qui pourrait pourtant se changer, ne prend même pas la peine de le faire. Notre guest house est tenue par une femme dont le mari vit à Katmandou. Elle a avec elle sa petite fille, un bébé de moins de deux ans, et une gamine de douze ans qui travaille pour elle. Cette dernière est une petite sherpa qui ne va pas à l’école et qui a déjà les mains déformées par le travail dans le froid.
Il pleut pendant la nuit et, au matin, le ciel est de nouveau couvert. En plus, un chien fou a aboyé toute la nuit. La décision est vite prise, on reste ici ce matin, quitte à changer d’avis si le temps se met au beau. Demain, on verra bien ce qu’on fait. On va sans doute éviter l’étape suivante qui nous mène à plus de 3000 mètres. La neige est tombée juste au-dessus de nous, à 2800 mètres. Inutile de se préparer une étape de galère, les pieds dans la neige et la tête sous la pluie. Ici, au moins, on peut profiter à nouveau de ces merveilleux bains chauds en plein air. Le soleil ne veut pas franchement sortir, il se contente de quelques timides apparitions qui ne nous rassurent pas. Dans l’après-midi, on voit peu à peu arriver tous les randonneurs que nous avons croisés le premier jour et qui, eux, n’ont pas marché ou ont fait une courte étape la veille. Le soir, notre guest house est pleine et le repas prend des allures de veillées autour du poêle. La pluie a repris de plus belle et nous pouvons juste espérer que le temps, qui a la réputation de vite changer en montagne, se mette enfin au beau. Un retardataire, qui s’est perdu en chemin, arrive sous la pluie et ne décolle plus de sa chaise. On est contents d’avoir un guide avec nous. Le trek ne le requiert pas, et nombreux sont les randonneurs qui l’entreprennent seuls, mais ça évite ce genre de tracasseries sur un sentier non balisé et beaucoup moins fréquenté que celui du Langtang.
Dans la nuit, je sors la tête de mon sac de couchage et j’aperçois le ciel étoilé. Je parviens à calmer l’excitation et à me rendormir mais, à six heures, il faut que je sorte voir le lever du soleil. Les sommets sont dégagés. La lumière est splendide. J’entends des voix du côté des bains. Des locaux y sont déjà. Je fonce dans la chambre enfiler mon maillot. Impossible de résister à la tentation de l’eau fumante dans le froid du matin. Benoît s’enfonce un peu plus dans son duvet mais finira par me rejoindre. C’est vraiment trop tentant. Et que c’est bon d’être assis dans ce bain chaud, face aux sommets enneigés, éclairés par le soleil du matin.
La matinée s’annonce belle. Nous nous mettons en route le cœur léger après un décrassage en plein air, un bon pain tibétain fraîchement pétri et un thé bien chaud. Cette randonnée prend enfin des allures de découverte joyeuse de nouveaux paysages. La vallée, qui semblait grisâtre sous la pluie, révèle sa jolie rivière, ses gazouillantes cascades, ses verdoyantes cultures de blé en terrasse sur les coteaux. Les rhododendrons en fleur se succèdent et flamboient sur le fond beige des herbes sèches.
Nous n’avons pas pris le chemin prévu qui fait gravir la montagne et nous aurait fait marcher dans la neige. À la place, nous la contournons à flanc de coteau. Ce sera un peu plus long mais moins fatigant. Cinq à six heures de marche sont prévues. Les sommets du Langtang aujourd’hui dégagés nous offrent leur panorama, puis, au bout d’une bonne heure, au détour du chemin, leur vedette, le Langtang Lirung, à 7235 mètres. Les quelques nuages qui se sont formés couronnent sa cime.
Il nous faut moins de quatre heures pour rejoindre Thuman et sans forcer le pas, en s’arrêtant toutes les dix minutes pour prendre des photos, faire des pauses dans l’herbe pour un oui ou pour un non. La durée des étapes est toujours exagérée. Sur ce trek, nous marchons rarement plus de quatre heures par jour. Certes, le parcours connaît des dénivelés mais c’est un peu le principe de toute randonnée en montagne. Les étapes alpines prévues par les topoguides de l’IGN sont largement plus sportives.
Thuman est un joli village tibétain. Dans la guest house où nous nous installons, nous retrouvons un couple de retraités israëliens que nous avons croisé au début du séjour. Ils ont dû eux aussi être attirés par le luxe de notre Potala Guest House dont le panneau publicitaire qui la signale indique « Welcome to the Potala Guest House. With garden and hot bucket shower available ». Dans ces contrées reculées, le seau d’eau chaude est un argument de vente massif. Si nous n’avions pas fait le plein de propreté dans les eaux marron de Tatopani, nous nous serions peut-être laissé tentés, sur les dalles chaudes de la cour.
Il semble que les habitants soient habitués aux visites des randonneurs de passage, ils ouvrent aisément leur porte. Nous nous promenons entre les quelques maisons en bois, les vaches maigres, les vieillards immobiles et les enfants crasseux. Les magnifiques fenêtres de bois ouvragé sont pratiquement la seule décoration de ces chalets qui tiennent à peine debout entre deux murs de pierre extérieurs, soutenus par de maigres poteaux de bois à peine posés droit. Et la couleur provient des étendages des vêtements d’enfants et dont on ne sait définir s’ils sont pendus pour être lavés ou s’ils viennent de l’être tellement ils semblent indécrottables. En outre, devant chaque maison, plusieurs darchoks, des drapeaux à prières plantés sur des mâts, égayent le paysage et nous rappellent que nous sommes chez des Tibétains. Les quelques femmes que nous croisons sont toutes vêtues de costumes traditionnels, plus ou moins neufs selon leur âge et leur emploi. Celles qui travaillent dans les guest houses peuvent conserver plus longtemps leurs habits en bon état. Mais même celles qu’on croise en chemin, se hâtant vers on ne sait quelle tâche, la quenouille dans une main, la laine dans l’autre, parfois un enfant collé au dos, portent des boucles d’oreille et des vêtements traditionnels.
De retour à la guest house, nous trouvons notre hôtesse assise dans la cour avec une amie, par terre, elles aussi à profiter de cet après-midi lumineux en brodant. Elles confectionnent des chapeaux d’homme brodés, des vestes, des ceintures, etc. Tout ceci est certes très joli mais difficilement portable ailleurs que dans un village tibétain. Elle nous offre un thé qu’elle agrémente de petits gâteaux frits. Ce sont les biscuits du festival, Losar, le nouvel an tibétain, qui est tombé ces jours-ci. Ils en font des wagons, les empilent et en mangent pendant des jours, aussi bien des salés que des sucrés. Ce n’est pas d’une finesse extrême mais ça descend bien, surtout les sucrés qui, torsadés ou découpés au milieu, sont la version asiatique des oreillettes.
Le soir, devant une merveilleuse soupe, nous préparons le trajet du lendemain. Cette soupe vient encore me prouver qu’un niveau d’anglais trop élevé et une imagination galopante nuisent parfois à la compréhension de ce qui m’entoure… Ravie par l’inconnu et par l’extravagance de la retranscription de l’anglais, j’adore me plonger dans les menus. On y trouve des trésors d’inventivité. Depuis notre arrivée, j’avais épluché ainsi les cartes au contenu somme toute très similaire à celles du Langtang mais j’y trouvais tout de même un plat que je n’avais encore jamais vu : « natal soup ». Tiens donc ! Qu’est-ce que ça peut être ? La soupe à l’ail, inscrite en dessous, est bien identifiée : « garlic soup ». Ce n’est donc pas ça. « Natal » comme en portugais ? Une soupe de Noël ? Des bouddhistes chrétiens qui mettraient de la dinde aux marrons dans leur soupe ? Roby, toujours aussi utile, me dit que c’est une soupe d’ici. Merci. Eh bien ce soir, je vais enfin savoir parce qu’ils vont manger du dhedo, une semoule compacte qui colle bien à la cuillère, façon étouffe-chrétien (pas bhouddistes, celui-là), et qu’on ne nous sert jamais parce que ce n’est pas assez chic pour nous, et de la « natal soup ». Du coup, on en commande aussi. La délicieuse soupe verte qu’on nous sert, à la délicate amertume, me rappelle quelque chose. Mais oui, je connais, j’en suis persuadée… Ce sont des orties ! « Nettle soup » en anglais ! On va pas chipoter, hein, « natal », « nettle », c’est la même chose.
Et avec tout ça, on n’a pas encore persuadé Roby de notre destination de demain. On veut aller à Timure, il veut aller à Briddim. Or, on va y aller dans son village mais on veut faire une étape supplémentaire, un petit crochet pour aller tâter de la frontière chinoise. On a lu que ça valait le détour. En outre, on a du temps et on préfère passer une journée de plus dans la montagne qu’à Katmandou. Roby et Lavang n’y ont jamais mis les pieds, c’est pour ça qu’ils ne sont pas très chauds. Dès qu’on les sort de leurs sentiers battus, ils rechignent car ils redoutent les mauvaises surprises et le mécontentement du touriste insatisfait.
Briddim est situé sur le versant d’en face, Timure, au fond de la vallée qui sépare les deux flancs de montagne. Le soleil est revenu, les appareils photo sont de nouveau de sortie. On s’offre même une pause thé dans un café au nom mythique, « Pasang Lhamu Tea House ». Pasang Lhamu, selon Roby, est la première femme à avoir gravi l’Everest. En réalité, c’est la première Népalaise à l’avoir fait, en 1993, et elle y a laissé la vie. Le lieu est à l’image de sa renommée mondiale : un bout de table en bois, un tuyau d’eau au ras du sol, un four à bois caché au fond d’une minuscule pièce sombre.
Le défilé des paysages est enchanteur, les couleurs éclatantes, et toujours en ligne de mire, les montagnes du Tibet derrière la frontière chinoise, droit devant nous. Arrivés dans la vallée, nous traversons la rivière sur un de ces petits ponts suspendus que nous affectionnons tant (et re-photos), puis nous rangerons nos appareils pour quelques temps…
D’un côté de la route se trouve un chantier qui se termine dans un tunnel mais on ne pense pas qu’ils soient en train de creuser une route vers la Chine, qui passerait sous l’Himalaya, car le trafic routier dans ce secteur est pratiquement nul et ses espérances d’évolution certainement identiques. Mais que font-ils donc ici ? En terminant la randonnée sur la route qui mène à Timure, nous croisons de plus en plus de camions et d’ouvriers, pas tous népalais apparemment, puis, enfin, nous arrivons à l’entrée du chantier. Un portail temporaire, décoré de soie rouge et de lanternes, porte une inscription en idéogrammes chinois mais aussi en anglais. Il s’agit d’une société hydroélectrique chinoise, si « company » veut bien dire ça car on dirait plutôt un camp de travailleurs. Derrière de hauts barbelés, des baraques d’ouvriers, d’énormes bassines remplies de leur déjeuner, du riz blanc, des visages graves qui nous regardent. L’ambiance n’est plus aux sourires naïfs et accueillants. On ne peut pas déterminer s’il s’agit d’une entreprise ou d’une prison (un camp de redressement ?) ou d’un mélange des deux, peut-être une entreprise œuvrant au rapprochement des populations sino-népalaises, une sorte de projet socio-culturel en fait. À la dure… Un militaire est posté à l’entrée du village, quelques bâtiments de plusieurs étages le long de la route sur quelques centaines de mètres, puis c’est terminé. La route continue toute seule son chemin vers la frontière chinoise, à une demi-heure de marche, et vers les ruines d’un ancien fort.
Pourtant, on trouve un peu de joie dans ce village aujourd’hui car c’est le jour de Holi, la fête des couleurs. Partout en Inde et au Népal, c’est une énorme fête où tout le monde, mais surtout les jeunes et les enfants, se barbouillent de poudre de couleur en braillant dans les rues à tue-tête. Ici aussi, ils ont bien réussi à se procurer de la couleur mais une seule apparemment car nous ne verrons que du rouge, le reste des stocks n’a pas dû leur parvenir. Quelques adolescents un peu alcoolisés se poursuivent dans la rue sous l’œil morne de quelques vieux. Une bande de jeunes dans un 4×4 passe et repasse sans cesse en vociférant de plus belle lorsqu’ils nous approchent. Les durs locaux qui cherchent à nous intimider. Plus que la peur, ils déclenchent la tristesse. Ce lieu est sinistre. Les deux adresses de logement que nous avons photocopiées dans le guide sont, en temps normal, des foyers de travailleurs mais, en ce jour de fête, des repères d’ivrognes. Entre les deux hébergements pourris, nous en sélectionnons un au hasard. La patronne n’en revient pas qu’on choisisse son établissement et qu’en plus, on déjeune chez elle. Pendant l’heure et demie qu’on passe à attendre le repas, dans une petite cour bétonnée tout près de la route, certes, mais au moins ensoleillée, Benoît va jeter un œil à la chambre. Il revient et me demande si je l’ai vue.
– Ben non.
– Va voir, s’il-te-plaît.
J’y vais. C’est du classiquement moche mais plutôt propre : deux lits, une fenêtre et même de la moquette !
– Ben, ça a l’air bien non ?
– Tu as touché les lits ?
– Non.
– C’est des matelas en béton. Et tu as vu les chambres à côté ?
– Non.
– Il y a au moins vingt paires de godasses là-dedans, la moitié des mecs est déjà vautrée sur les lits. Ils picolent à mort, on va jamais pouvoir dormir. On s’en va ?
– On peut mais Briddim, c’est pas à côté. Il faut compter plus de deux heures de marche.
Alors, prudemment, en attendant la bouffe, on les sonde. Que veulent-ils faire ? Rester ici ou continuer ? Bien évidemment, Lavang fera ce qu’on décide car tout ce qui nous va lui va… C’est pratique. Impossible de savoir s’il tombe de fatigue ou s’il est juste éteint parce qu’il a faim. Je m’en veux à mort de les avoir traînés dans ce bled maudit et lugubre. La frontière peut se trouver tout à côté et le fort être un endroit magnifique, nous n’irons pas. L’envie n’est pas au rendez-vous. Je rumine mais je trouve finalement une solution. Entre Timure et Briddim, il y a un hameau, Lingling, à une heure de route, où on pourrait s’arrêter. Tout le monde vote pour. Le soulagement est général à l’idée de ne pas passer la nuit ici. On s’enfile un diététique dal bhat (riz + soupe de lentilles + curry de patates) et on repart pour Lingling la fleur au fusil. C’est simple un homme, il suffit de lui donner à manger pour qu’il retrouve sa bonne humeur. Roby, gentleman, m’épargne les « Je te l’avais bien dit » et je lui en sais gré. Après tout, il faut bien aller jeter un œil dans les villages paumés pour savoir s’ils valent le coup ou pas, et puis on peut parfois y faire d’inoubliables rencontres. Pas cette fois.
Finalement, on a bien fait de faire ce petit détour, sinon, on ne se serait jamais arrêtés à Lingling, trop proche de Briddim, on aurait tracé et ça aurait été bête. Les quelques maisons bien retapées qui forment ce hameau sont presque toutes des hébergements. On appelle ça un homestay village et un homestay, c’est un hébergement chez l’habitant. Certaines chambres ressemblent à celles où on dort d’habitude mais d’autres, dans les maisons traditionnelles, ont un charme fou. Comme nous n’avons pas réservé, on nous propose une chambre quelconque mais, pour notre éducation, Roby nous montre la jolie chambre qu’ils louent dans le chalet tibétain. On est immédiatement conquis. Il entame alors des négociations avec la patronne, pendant qu’on boit le thé au lait de yak et finit par nous dire que, si on veut, on peut avoir la chambre mais il faudra qu’on dorme tous ensemble car elle a quatre lits. Il a l’air de s’excuser de nous imposer leur présence. Nous, on est aux anges à l’idée de passer la nuit dans cette grande pièce qui sent la fumée, décorée d’inscriptions tibétaines, de tapis, de tentures, de guirlandes et de dessins du Bouddha. Je crois qu’on peut parler d’un style chargé et les nombreuses couvertures à grosses fleurs qui recouvrent les lits et les tapis qui cachent les fenêtres apportent leur poids supplémentaire à l’encombrement général du tableau.
Une fois que la nuit est tombée, on n’a pas le courage de quitter le coin du feu et on est particulièrement bien installés dans cette cuisine. Après le thé, on passe au raksi et aux pop-corn. (C’est inattendu mais c’est vraiment courant, ici, les pop-corn maison.) Suivent des momos à tomber par terre et encore du raksi… En tout cas pour Roby et Lavang qui ont décidé de ne pas lésiner sur la célébration. Benoît et moi allons prudemment nous coucher à une heure décente, l’esprit parfaitement clair.
Le lendemain matin, après la contemplation d’un lever de soleil méditatif et magnifique aux côtés du chat de la maison, c’est avec beaucoup de plaisir que nous engouffrons les pains tibétains fumants de notre hôtesse qui est décidément une cuisinière d’exception. Nous n’en avons jamais mangé d’aussi délicieux et c’est uniquement par raison que nous ne nous empiffrons pas car la journée de marche qui nous attend ne va pas nous épuiser. On doit se rendre à peine à Briddim, la commune dont dépend ce hameau.
On arrive à faire traîner assez pour que la randonnée dure trois heures. Sur la fin du séjour, on se lance dans des trajets de plus en plus courts pour musarder dans la nature. Une force nous pousse à ralentir et à prolonger le rêve. Ces montagnes sont tellement magiques qu’on en oublie la marche, l’itinéraire, la destination du jour. On se laisse porter par les paysages, leur couleur, leur sérénité. Lorsque les terrasses de blé tendre disparaissent derrière nous, ce sont les pins qui affichent le vert éclatant de leurs aiguilles au soleil. Des pins de l’Himalaya qui produisent de jolis bouquets d’aiguilles vert clair qui retombent en corolle autour de leur pignon central. Enchevêtrés dans les rhododendrons qui commencent à fleurir, ils offrent de formidables avant-plans aux sommets enneigés du Langtang. Dans notre dos, les monts du Tibet à quelques kilomètres à peine nous font rêver à de possibles destinations futures.
Quand on s’approche de Briddim, on comprend vite que la concurrence des guest houses est féroce. À plus d’un kilomètre du village, on commence à lire des directions peintes en jaune sur les pierres. La seule indication qu’on peut nous fournir pour atteindre une guest house, c’est son nom et le chemin à suivre (avec une flèche). Autant dire que sur l’unique chemin qui mène à Briddim, les flèches pointent toutes dans la même direction. Pour les hébergeurs, il s’agit juste de marquer son nom aussi souvent que possible pour entreprendre un lavage de cerveau en bonne et due forme.
Briddim, un village un peu plus grand que les autres, s’est définitivement tourné vers le tourisme. Sur les quelques dizaines de maisons qui le composent, la moitié est destinée à l’hébergement des randonneurs. En cette basse saison, ça semble un tantinet exagéré et ça explique qu’on nous attende sur le pas des portes pour nous inviter à visiter les chambres. Mais, puisqu’on a bien le temps et qu’on aime bien être tranquilles, on monte jusqu’au sommet du village, tout près du minuscule monastère, et on s’installe en hauteur dans une guest house qui ne se distingue pas des autres mais comment le pourrait-elle ? Que pourrait-on nous offrir d’autre qu’un lit, une pièce au poêle central et, éventuellement, de l’eau chaude pour se laver ? Et pourtant, certains se donnent beaucoup de mal pour attirer le chaland. On trouve, par exemple, sur une pierre « Potala, only homestay in Briddim village with attached bathroom ». Une chambre avec salle de bain au fin fond d’un village tibétain sur un trek pourtant relativement peu fréquenté, c’est peut-être légèrement ambitieux. Et que dire de l’auberge qui se vante d’avoir un héliport ! Pas pour les secours, non, pour accueillir le touriste à la recherche de confort qui se serait fourvoyé sur les pentes népalaises.
Avec la chaleur exceptionnelle qu’il fait aujourd’hui, je peux me laver dans la cour, dans l’après-midi, en plein soleil. Je me rends vite compte que le plus difficile dans cet exercice n’est pas de supporter l’eau glaciale qui provient directement de la fonte des neiges mais de se laver habillée. Il est en effet inconcevable que je retire mes nippes sous le regard des deux adolescents qui bossent ici. Je peux au moins me décrasser correctement les pieds et me laver les cheveux, puis faire sécher tout ça, allongée dans l’herbe, à apprécier la majesté des lieux. Jusqu’à ce que Benoît me tire de ma torpeur naissante pour que je l’aide à soigner la plaie horrible qu’il vient de découvrir sur le pied du garçon. (Merci Benoît !) Le jeune nous explique en souriant qu’il s’est fait ça en se donnant un coup de hache en coupant du bois et qu’il a déjà été soigné au dispensaire. Encore heureux ! C’est également à la hache qu’ils ont dû s’occuper de lui, le pauvre. Il a une boursoufflure peu engageante sur laquelle Benoît applique du désinfectant par acquis de conscience. On lui laisse tout ce qu’on a de gaze stérile et d’antiseptique. Son pansement tout blanc a l’air de bien lui plaire. Et on se dit une fois de plus qu’il faut être sacrément robuste pour survivre ici…
Dans notre exploration du village, on ne peut pas passer à côté des vendeuses de bijoux et articles en tissu en tout genre. Ici, tout le monde est artisan, bien entendu, aussi bien dans les guest houses que dans les fermes. Sur toutes ces jolies maisons sont indiqués le numéro de l’habitation dans le village, le nom de l’homme et le nom de la femme. (Pour des statistiques ?)
Le lendemain, c’est le départ pour Syabrubesi qui n’a déjà plus l’atmosphère calme des villages. On est encore dans la montagne mais on sent la civilisation qui grignote. Ce sont les routes, les jeeps et les motos mais aussi, le luxe de la douche chaude même si on se remet sur le dos les fringues du trek, et même les moins sales sentent fort le feu de bois.
Nous voilà donc arrivés en fin de matinée dans la riante Syabrubesi et le séjour en ces lieux n’est pas une perspective enthousiasmante. Tout ce qui nous intéressait, c’était la douche et c’est fait. Roby aussi préfèrerait retrouver rapidement ses potes à Katmandou. Il se renseigne donc pour trouver une jeep qui nous ramènerait à la capitale le jour même et en dégotte une. Génial et inespéré ! En effet, cela fait deux jours qu’il y a une grève des bus, et donc quelques touristes en rade, en attente d’un transport. Pour une vingtaine d’euros de plus, on va pouvoir rentrer en voiture mais il faut y aller et c’est maintenant. On ne nous attendra pas. On fonce dans la chambre, on refait les bagages en cinq minutes, on est prêts mais… Lavang manque à l’appel. Introuvable dans l’hôtel et dans la rue principale. Roby est hors de lui. Ce couillon de Lavang n’aime pas les douches. Il est descendu à la rivière (située à une demi-heure de marche) chercher une minuscule source d’eau chaude naturelle pour se laver et faire bronzette. Mais le chauffeur de la jeep n’attendra pas si longtemps. Roby est dans tous ses états, envisage de le laisser là, cherche à emprunter une moto pour le ramener. À pied, pas le temps et pas discret. Il faut éviter de passer devant le guichet officiel de réservation des jeeps car la nôtre ne l’est pas vraiment, officielle… Et ça finit par s’arranger. Quand le chauffeur se pointe, il veut bien emmener Roby récupérer la brebis égarée. Ils reviennent au bout de dix minutes, Roby engueulant un Lavang contrit qui, les yeux baissés, court chercher ses affaires en s’excusant platement. « Sorry, didi » me fait-il au passage, le dos courbé, faussement désolé. Par punition, Roby le fait monter sur le banc arrière de la jeep, avec les sacs, sur les dix premiers kilomètres, le temps qu’on dépose un copain du chauffeur monté à l’avant. Rien que pour lui faire les pieds.
La route nous offre son lot de misère : des femmes qui portent des charges de feuillage gigantesques sur le dos, des enfants crasseux, une vieille assise sous un parapluie, occupée à casser des cailloux. Le bagne à ciel ouvert. On s’arrête juste à côté d’elle. Tiens ? Notre chauffeur, pris de compassion, va-t-il la prendre sous son aile ? Non. Le copilote est envoyé cueillir des rhododendrons dans un arbre, juste à côté, au bord de la route. La cueillette est des plus subtiles : il grimpe sur le tronc et attaque une grosse branche au couteau traditionnel aux allures de machette. Voilà. La branche tombe et c’est cueilli. J’imagine quelle espèce de brute épaisse irait présenter ce bouquet si raffiné à sa dulcinée. « Tiens, ma chérie, voici quelques modestes fleurs », lui lancerait-il de sa voix d’outre-tombe. Mais je suis méchante… La branche à terre, le garçon ne la ramasse pas telle quelle mais en coupe les fleurs qu’il donne au chauffeur qui, de façon très galante, m’en offre une. C’est gentil mais nous sommes tout de même dans un parc national où, à chaque check point, on rappelle qu’il faut préserver la faune et la flore. Attaquer un arbre à la machette ne me semble pas s’inscrire dans les actions autorisées…
Le chauffeur ne se montre pas que galant, c’est aussi un conducteur joueur. Il aime conduire vite. Très vite. Il aime aussi se prouver, et nous prouver, qu’il conduit bien et même mieux que la majorité des automobilistes. Il commence assez tranquillement sur la route de montagne. Il y a peu de circulation à ce moment de la journée et les occasions de s’amuser sont rares mais plus on approche de Katmandou et plus ça s’anime. Il se met tout simplement en tête de doubler tous les véhicules qui sont devant lui. La tactique est simple et efficace. A priori, je n’ai pas peur en voiture, je fais confiance au conducteur mais là, je commence à serrer sérieusement les fesses. Benoît me regarde avec effarement et finit par éclater de rire pour conjurer l’angoisse. Roby est hilare. Il est très fier d’être dans la jeep du patron de la route. Lavang s’en fout. Il admire stoïquement le paysage comme si de rien n’était. Pourtant, quand nous avisons un vieux monsieur au bord de la route qui s’apprête à traverser au moment où nous passons, sans nous concerter, nous lui faisons tous les quatre un « non » de la main, instinctivement, pour l’inviter à ne pas tenter le diable. Nous avons en effet tous remarqué que notre ami fait parfois de grands écarts pour éviter les poules ou les chiens mais jamais pour les êtres humains, jeunes ou vieux, qui ne doivent leur vie qu’à leur prudence. J’ai bien espéré que le nombre incalculable de bus qui circulent aujourd’hui, chargés de sympathisants communistes qui vont manifester à la ville, va finir par le ralentir mais pas du tout. Il slalome allègrement entre les géants débordants de passagers et il se marre. Moralité, nous atteignons Katmandou en 4h20. L’aller avait duré six heures et c’était déjà rapide… C’est un record absolu pour le chauffeur. Pour les passagers que nous sommes aussi : personne n’a gerbé ni perdu sa dignité.
Un jour et demi à Katmandou pour faire des emplettes, goûter aux derniers momos et aux peanuts sandheko (délicieux amuse-gueule de cacahuètes nappées de sauce aux piments qui accompagne la bière népalaise et qui arrache tout ce qu’il sait) avec Roby et Lavang. Un sas avant de rentrer chez nous. Un dernier goût des saveurs du sous-continent sans les montagnes qui restent accrochées dans la tête. La dernière fois que j’étais à Katmandou, j’ai visité le grand temple hindou, cette fois, pour l’équilibre, nous nous rendons à Swayambunath, le grand temple bouddhiste. C’est un énorme stupa, qu’on atteint en gravissant les 365 marches de l’un des escaliers qui y mènent. Roby tient absolument à nous y accompagner en sa qualité de guide officiel. Le pauvre y est déjà allé des milliers de fois mais ça ne l’a pas aidé à apprendre quoi que ce soit à son sujet. Bien que bouddhiste, il est incapable d’expliquer le moindre rite, soit à cause de son anglais très approximatif, soit à cause de la complexité desdits rites. En plus, il a fait la fête la veille et, même s’il s’en défend, il a la tête des lendemains difficiles. Ça nous est égal car nous n’avons pas l’esprit à la visite. Nous préférons contempler la vue de Katmandou. Admirer serait un bien grand mot car, à travers la brume de pollution, nous ne distinguons pas grand chose.
Après avoir échappé de justesse à la grève des bus, nous évitons la fermeture de l’aéroport. Il rouvre la veille de notre départ après avoir été fermé pendant quatre jours suite à un accident de décollage d’un avion de la Turkish Airlines qu’on a eu du mal à dégager et qui a bloqué les pistes pendant tout ce temps. Katmandou est ainsi peuplé, ces jours-ci, de touristes contraints d’attendre leur avion en dépensant leur argent dans les bars et les boutiques, pour le bonheur des commerçants du coin. Nous n’aurons pas à subir une telle attente. Nous rentrons bien à contre-cœur au jour prévu, avec Roby qui nous offre la khata porte-bonheur du départ, et qui nous accompagne fièrement à l’aéroport dans une voiture avec chauffeur.
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Détail du trek :
J1 : Syabrubesi (1460 m) – Gatlang (2240 m)
J2 : Gatlang – Tatopani (2600 m)
J3 : Tatopani (2600 m)
J4 : Tatopani – Thuman (2000 m)
J5 : Thuman – Lingling (1740 m)
J6 : Lingling – Briddim (2230 m)
J7 : Bribbim – Syabrubesi