Bien avant d’atteindre le Népal, l’aventure commence à l’aéroport de Delhi… Une rapide escale prévue de quelques heures qui se transforme en 24 heures de pur ennui dans le lugubre centre commercial international Indira Gandhi. Les employés d’Air India qui nous accueillent en transit semblent trouver tellement normal que notre vol ait été annulé qu’ils ne pensent même pas à s’en excuser ni à nous fournir de sourires compatissants. Ils nous offrent la nuit à l’hôtel Holiday Inn Express ; c’est peut-être à nous de les remercier de leur générosité ?… « Express », c’est sarcastique ? La vue sur le duty free et sur les pistes d’atterrissage, c’est aussi pour rigoler ?
À défaut de commencer à nous acclimater en prévision du passage d’un col à 5106 mètres d’altitude, nous avons au moins l’occasion pouvoir tester notre patience. Et, finalement, on arrive toujours à se divertir, quelles que soient les circonstances. Par exemple, il y a des traductions réjouissantes dans ces boutiques ridicules qui nous environnent : « Best Sellers » – « Meilleurs vendeurs ». « Hand Print » (pour de magnifiques et indispensables foulards en soie) – « Main Imprimer »…
Une fois la douche prise, on déambule dans l’aéroport. Par trop occidentalisés, ces Indiens-là ne sourient plus. Ils sont gros et ils boudent. Le tchaï est dégueulasse, le pain parotha aussi. Patience, patience, on a dit… Ce n’est qu’un état transitoire.
Air India, dans sa grande largesse, nous offre à manger dans la salle de restaurant de l’hôtel. Le dîner est agrémenté d’un soleil couchant sur les pistes et sur un petit avion de la Royal Bhutan Airlines (un fuselage blanc et un petit dragon blanc dessiné sur une queue orangée). Une autre destination rêvée… La soirée arrosée à la Kingfisher est suave, un peu triste, un peu calme, agréable. Demain, si tout va bien, à l’aurore, on part pour Katmandou.
L’avion est bien parti, presque à l’heure, et s’est posé comme prévu. Notre guide Roby nous attend, tout sourire, dans une veste de ville très smart et un taxi tout neuf. Une fois les bagages dans le coffre, il nous fait ressortir de la bagnole dans laquelle on s’était vite engouffrés pour nous accueillir solennellement, debout, en nous passant un collier de fleurs fraîches autour du cou. Sans ça, l’accueil est raté et ce n’est pas de bon augure.
Sur la route vers le quartier touristique de Thamel, je ne vois rien qui évoque le tremblement de terre de l’année dernière. S’il reste des dégâts, ils ne sont pas dans ces quartiers ou ils sont masqués. Plus tard, dans Thamel même, je voulais montrer à Hélène et Aya un café qu’on aimait bien mais il ne reste plus qu’un trou à la place de l’immeuble. Autour, tout semble intact. Il faut bien connaître la ville pour identifier ce qui a été détruit car les nombreux signes de chaos architecturaux ne sont pas nécessairement les symptômes visibles d’une destruction récente. Je ne connais pas assez Katmandou pour pouvoir repérer de changement notable.
Hélène et Aya sont arrivés une semaine avant nous et sont déjà installés à l’hôtel. Avec Fabien et moi qui débarquons, l’équipe de trekkeurs et au complet. On n’a plus qu’à attendre notre permis pour partir vers les montagnes ! Un trek de dix jours autour du Manaslu, qui culmine à 8163 mètres, le huitième plus haut sommet du monde. Euh, ce n’est pas dans une expédition au sommet dans laquelle nous allons nous lancer, tout juste une randonnée pour admirer la bête de bien plus bas.
On promène dans Thamel, à renifler la poussière ambiante. Pendant ce temps, Roby court dans tous les sens pour faire faire les trois permis requis : un pour l’Annapurna, un pour le Manaslu et un spécial, nouveau, et pour lequel les autorités ont besoin de connaître les dates de nos visas et de constater de leurs propres yeux que ces derniers sont collés sur nos passeports. Et nous sommes samedi, le jour où tout ferme ; le dimanche, en revanche, est un jour normal. Il doit donc se charger de ces tâches administratives dès l’ouverture des bureaux le lendemain, le dimanche, mais on rate ainsi le bus qui part le matin pour Arughat, alors, pour la plus grande joie de Roby, on prend une Jeep. On voyage « privé » comme il dit. C’est confortable, ça fait riche, ça lui plaît ! Et, au final, on ne le regrettera pas non plus : 5h30 de route dont la moitié sur piste, ça vaut le coup de faire le trajet en voiture, surtout pour Fabien qui s’est déglingué le ventre la veille avec des momos ou du dal bhat.
C’est aujourd’hui le départ en Jeep si Roby arrive à se procurer notre dernier permis. Dans le calme de notre hôtel, pourtant situé en plein centre des quelques grouillantes rues touristiques de Katmandou, on bulle à la table du petit-déjeuner, au soleil, devant un carré de pelouse soigneusement balayé par le gérant de l’hôtel. Fabien, toujours le ventre en vrac, invente un nouveau cocktail sans alcool à consommer au petit-déjeuner, le « Katmandou » : deux tiers de coca tiède dégazé et un tiers de Sprite dans le même état. Ça passe et même plutôt bien. Pour lui. C’est plus difficile pour les trois valides qui le regardent avaler sa décoction tiède avec une pointe de dégoût.
En fin de matinée, Roby se pointe fièrement en Jeep à l’hôtel, accompagné de Lavang (déjà notre porteur sur le Tamang Heritage Trail) et Prakas, un nouveau. Roby ne le connaissait même pas ; il ne l’avait jamais vu et ne savait même pas comment il s’appelait, ce détail lui semblant sans aucune valeur. Impossible de savoir pour le moment comment il l’a déniché. Mais comme tout s’organise ici à la dernière minute, je le soupçonne d’avoir trouvé ce second porteur hier soir. Aucune importance, c’est lui qui gère et je me garderai bien d’intervenir sans son organisation.
Notre chauffeur se prend pour Ari Vatanen et ne supporte pas de rester derrière un autre véhicule. Heureusement qu’il ne s’en trouvera pas beaucoup sur notre route, même si, finalement, il a une conduite raisonnable qui ne nous effraie pas. Le soleil est déjà bien rouge dans le ciel lorsque nous atteignons Arughat où nous nous arrêtons. Il est trop tard pour aller plus loin. La nuit tombée, les chemins ne sont plus praticables. Pourtant, notre chauffeur prend à peine le temps de décharger nos bagages et repart aussi sec pour Katmandou. 5h30 dans l’autre sens, de nuit, sans repos. Et il nous dit au revoir avec un grand sourire. Nous, on n’a qu’une idée en tête, se prendre une douche, même froide, pour se dépoussiérer.
Dans cette rue d’Arughat, seul un bâtiment, à l’oblique, semble avoir souffert du tremblement de terre mais nous ne ferons pas plus de deux pas hors de l’hôtel pour pouvoir constater les dégâts dans les autres rues. Après la douche et le repas du soir, tout le monde est couché à neuf heures. Fabien s’est définitivement intoxiqué et tente de récupérer en dormant et en mangeant exclusivement du riz blanc.
La grande randonnée commence par une petite marche d’approche mais, tout d’abord, par un trajet en bus. Une petite heure et demie de bus pour parcourir à peine une dizaine de kilomètres, je crois, mais qui vaut son pesant d’or. On met au moins dix minutes à sortir de la rue principale en s’arrêtant tous les cinq mètres : pour attendre un écolier qui se prépare, pour que le chauffeur récupère un petit paquet chez un commerçant, pour attendre un passager qui était redescendu pour aller chercher quelque chose chez lui pendant l’attente, bref pour que chacun vaque à ses petites affaires. Tout se déroule dans un grand calme ambiant ; personne ne montre de signe d’impatience à ce manège. Dans le bus, jeunes et vieux sont logés à la même enseigne et se calent comme ils peuvent là où il reste de la place dans ce véhicule totalement déglingué. À un arrêt au milieu de la route, un porteur de plus de soixante ans nous confie sa charge et je parviens à peine à soulever à deux bras le premier des quatre sacs qu’il tend pour qu’on le pose sur le sol du couloir du bus. Il pèse plus de vingt kilos. Suivent deux mémés sans âge, un bâton à la main, l’une d’elles à moitié aveugle, qui se hissent tant bien que mal à l’intérieur. La première marche d’accès fait ses bons cinquante centimètres ; je ne suis pas sûre que les normes d’accessibilité de base soient respectées… Notre véhicule cahote dans un vacarme de musique de film à tue-tête et sur un chemin de terre certainement pas carrossable. Et pourtant, il passe à l’aise les énormes pierres et les ornières vertigineuses sans être un 4×4.
– Il s’emmerderait, le chauffeur, s’il devait conduire en France, me dit Fabien.
– C’est vrai mais je ne suis pas sûre qu’il en ait le droit car il n’a peut-être pas son permis, lui réponds-je.
Ici, contrairement à Katmandou, les dégâts causés par le tremblement de terre sont manifestes. Des rangées entières de maisons en pierre sont par terre et des cahutes de tôle ondulée abritent à présent les habitants, et ça ne risque pas d’être réparé dans les semaines à venir… Il est vrai que les murs sont faits de pierres posées les unes sur les autres, sans ciment pour consolider, ça résiste moins aux secousses. De grandes tentes, don de l’étranger, des États-Unis, de la Suisse, ont été installées. Provisoirement ? Dans le premier bled qu’on passe, l’une d’elles, « gift from the American people », sert de bureau à la police locale.
À Seti Khole, terminus du bus, nous entamons enfin la marche. Il est presque dix heures et il fait déjà bien chaud, une chaleur humide qui assomme. C’est une mise en route pour les porteurs qui commencent la saison. Lavang a l’air de souffrir ; Prakas est plus en forme et tient mieux. Nous nous arrêterons à Lapu Besi, vers deux heures, pour déjeuner, et déciderons d’y passer la nuit. Ça ira bien pour le premier jour. Le Laxmi Hotel n’accueille aujourd’hui personne d’autre que nous. Construit en dur un an avant le tremblement de terre, il a bien résisté. Il présente à peine une fissure au sol, déjà colmatée. La patronne est une jeune femme souriante. Il est aisé d’entamer la conversation avec elle car elle parle un peu anglais. Son bébé, James (!), est aussi avenant qu’elle et passe de bras en bras le sourire aux lèvres. Elle était enceinte de huit mois quand la terre a tremblé. Sa maison et celle de sa mère ont été détruites mais son business a tenu. Elle a vingt-huit ans et un seul enfant d’un an. Ça ne paraît pas être très typique pour une famille népalaise. Son mari, qui vient de la région de Khumbu, est guide. Laxmi est bouddhiste. Elle et son bébé portent une sorte de grigri bouddhiste, une cordelette qui est censée les relier et les protéger des fantômes. Elle a dû affronter la route défoncée pour aller accoucher à Katmandou peu après le tremblement de terre. On ne lésine donc pas sur les protections à prodiguer à ce bébé miraculeux !
Il fait beau et nous pouvons profiter de la terrasse ensoleillée pour écrire, dessiner, boire un thé, apprécier le calme environnant. Les hommes tentent la sieste mais sont rapidement tirés du lit par la présence incessante des mouches qui, elles, ne sont jamais au calme. Le soir, Roby commence à attaquer le raksi et le chang (une boisson tibétaine faite d’orge fermenté). C’est parti ! Lavang est un peu timide encore sur la boisson et Prakas, le nouveau, n’est pas tout à fait décoincé mais Roby trouve rapidement un compagnon chez Aya. Et pour l’alcool, et pour la clope ! Voilà qui le met en joie. La nuit tombe vite et la montagne d’en face est illuminée des lumières des maisons qu’on ne distinguait pas en journée.
Grâce aux mouches qui ne supportent pas qu’on reste allongés sans bouger, ce matin, nous partons donc tôt pour profiter de la fraîcheur relative mais il fait déjà lourd et l’ombre est rare. Nous marchons à flanc de montagne à une centaine de mètres au dessus de la rivière. Nous croisons des dizaines et des dizaines de mulets sur le chemin. D’une certaine façon, c’est rassurant car il y a peu de porteurs surchargés comme au Langtang mais c’est peut-être aussi le signe qu’il n’y a plus de trekkeurs. Ainsi, les lodges ont moins besoin d’être ravitaillés. En revanche, dans ces contrées, ils ont besoin de matériel de construction et ce sont les mulets qui se chargent de les apporter. En partie uniquement, car on voit aussi des hommes porter des plaques de tôle pliées en deux, par cinq ou six pièces à la fois. De nombreuses maisons ont été détruites et il n’en reste pas grand chose. Tout le long du chemin, des abris de tôle dressés à la va-vite, des tentes, des bâches. Les habitants s’y sont installés pendant qu’ils reconstruisent.
Le premier pont que nous devons traverser a été endommagé et n’est pas praticable. Il nous faut alors suivre le chemin qu’empruntent les mulets, descendre marcher au bord de la rivière, sur les galets ou dans le sable fin. Le site se transforme peu à peu en un paysage de montagne himalayen. Des ponts suspendus au-dessus de la rivière laiteuse qui coule au milieu de ses larges rives de galets. Un deuxième pont n’étant plus en état, on doit se déchausser pour en traverser un bras. L’eau glaciale jusqu’aux genoux soigne instantanément les divers bobos articulaires et fait oublier la chaleur humide.
Lavang et Prakas ont pris un peu d’avance ce matin et nous attendent dans une cahute au bord de la rivière, tenue par une très jolie et souriante patronne. Ont-ils choisi ce lieu au hasard ou y ont-ils été attirés par l’accorte sirène ? On y fait donc un arrêt un peu obligé, le temps de boire un coup et de goûter son délicieux poisson frit, tout droit sorti des eaux environnantes, agrémenté d’épices. En revanche, le riz qui fermente au soleil dans un gros bocal en plastique ne nous attire pas du tout. Elle ne parviendra pas à nous convaincre de goûter à son chang.
On parvient à Khola Bensi dans les temps pour déjeuner, dans un lodge en partie en reconstruction. C’est tout près de la destination finale du jour. Ils n’attendaient personne à cette heure tardive (midi et demi !), alors, le temps qu’ils aillent chercher le patron cuistot (La patronne ne touche pas aux fourneaux ! Elle a du bol, celle-là, d’avoir trouvé un mari qui fait tout !) et que ce dernier prépare le repas, on peut tranquillement aller faire un tour à la rivière pour observer jalousement les gamins s’agiter dans leur spa personnel. Nous, on fera ça ce soir car on dort à Tatopani, ça veut dire « eau chaude » et c’est parce qu’il y en a une source. Na !
Tatopani est à une petite heure de là. Ce n’est même pas un village mais le groupement de quelques lodges construits à côté d’une source d’eau chaude qui coule de deux robinets sur un coin « toilette-lessive » aménagé. Un jet sort tiède, l’autre très chaud. L’emplacement fait office de lavoir et de douche. C’est très agréable de pouvoir bénéficier d’une douche en extérieur mais il faut la prendre en tee-shirt pour ne pas affoler l’autochtone. Hélène et moi y allons ensemble, sans les deux hommes, pour bien montrer qu’on sait aussi faire preuve de pudeur mais il y a trop de passage et on ne peut se dévêtir à aucun moment. En réalité, il nous manque de la pratique pour cet exercice complexe de la toilette habillée. Il faut en effet tout simplement venir ici avec son mari. Par exemple, la dame qui vient laver son linge juste après nous se met à la tâche assise devant sa bassine pendant que son homme et sa fille lui lavent le dos. Pratique.
Aujourd’hui, un seul des lodges tient encore debout, celui construit en partie sur pilotis, qui donne sur la rivière. C’est le River View Lodge. Or, si on a une vue imprenable sur l’eau, ça ne respire pas le luxe de la station touristique. Quelques chambres au rez-de-chaussée et à l’étage, deux tables installées sur le chemin qui traverse, et la vie de ce petit monde en spectacle car, outre les deux gosses et les femmes qui travaillent ici, en fin d’après-midi, les hommes rentrent et tout le monde s’assoit sur le chemin pour discuter avant le repas du soir.
Les poules et leurs poussins nous offrent aussi des occasions de commentaires. Ça doit être la période des poussins, ils pullulent dans tous les endroits habités, certains aux couleurs vraiment étranges, rose fluo ou orange vif. On se demande ce qu’ils peuvent bien manger pour avoir de telles couleurs. Des briques peut-être ? Quand la patronne vient choper une poule pour l’emmener en cuisine et que sa petite fille l’en ressort illico (sa poule préférée, la pauvre ?), on fait bien comprendre à Roby qu’on ne veut pas de viande et qu’il est inutile de sacrifier la pauvre bête pour nous. En réponse, le compère nous offre un sourire faussement rassurant et jure qu’il ne pensait pas à mal. Quand Fabien ne voit pas ressortir la poule, il s’inquiète.
– Elle est passée où, la poule ?
– T’inquiète pas. La patronne l’a rangée.
– Avec le riz. Elle craint rien…
– « Germaine, apporte donc les oignons que je les range avec le riz et la poule ! »
Fabien observe sans comprendre notre dialogue rigolard. Eh bien, ça ne loupe pas. Sous les ordres de Roby, Lavang a trucidé la cocotte. Nos trois sbires, surtout les deux porteurs, s’activent en cuisine toute la soirée. Roby a décidé que la nourriture n’était pas très bonne par ici ; il n’aime pas trop son dal bhat, alors, ce soir, il fait préparer son dîner. Il est malin, ce Roby, il profite de ses quatre blancs pour faire le nabab. Et hop, quelques verres de raksi pour aller avec.
Pendant ces préparations, on nous fait manger une platée mémorable ! Occupés qu’ils sont à leur poulet, ils n’ont pas bien fait attention aux doses et ont bien dû mettre un paquet entier de spaghetti dans la marmite pour la seule assiette d’Aya (Aya, qui est épais comme un fil de fer et mange autant que ce même fil). Le pauvre tente courageusement de venir à bout du monceau de pâtes quand Prakas arrive avec une autre assiette à partager. Les yeux affolés, il lui lance un « What is it ? Not for me ! » épouvanté, nous prévenant qu’il ne faut pas compter sur lui pour ingérer davantage de nourriture. Il est catégorique. Et, de fait, il ne nous aidera pas à manger les morceaux de pommes que Prakas nous a préparés pour le dessert et restera plongé dans son assiette qu’il parviendra tant bien que mal à terminer. Pourtant, ça fait digérer, les fruits…
Dans cette chambre au-dessus de la rivière, la fenêtre sans vitre de Fabien donne au-dessus du poêle de la cuisine. Il se réveille donc avec une toux de vieux fumeur, intoxiqué par la fumée qui l’enveloppe dès les premières heures de la journée. Au petit-déjeuner, en mastiquant de vieux chapatis bien rassis, qu’il faut prendre le temps de mâcher longuement pour éviter qu’ils ne collent inexorablement à l’œsophage, on regarde les ouvriers à l’œuvre, de l’autre côté du chemin. (Réjouissant spectacle que celui du travail des autres…) Ils sont en train de reconstruire le lodge d’en face. Le premier étage. Il faut donc qu’ils y montent les sacs de ciment. Les Népalais doivent avoir des expressions que nous n’avons pas en français. On dit bien « à dos de mulet » ou « en bus », eux doivent pouvoir dire « à front d’homme ».
– Elles coûtent combien vos briques ?
– Transport inclus ?
– Oui.
– À dos de mulet ou à front d’homme ?
– À front d’homme ! Je n’ai pas les moyens pour le mulet !
(Un peu comme nos deux porteurs…)
Donc, à front d’homme, notre ouvrier transporte des sacs de 50 kilos. Je dis bien « des sacs », au pluriel. Il les hisse à grand peine un par un (tout de même…) sur un rebord pour, ensuite, les installer sur son dos et se passer la lanière autour du front, puis il monte au premier en utilisant une rudimentaire échelle en bois posée à la verticale. On n’imagine pas ce qu’il peut se passer s’il fait un faux pas. Pas le droit de tomber. Le chef, celui qui porte une montre, se coltine, quant à lui, des sacs de 20 kilos (à peine…).
La rivière est l’héroïne du jour, elle s’élargit et devient de plus en plus présente. On la traverse plusieurs fois sur des petits ponts de bois ou de longs ponts suspendus. S’ensuivent des villages remplis de poules, de poussins et de chèvres. On déjeune à Jagat, le vrai départ du Manaslu trek car c’est ici qu’on entre dans le « conservation area » et qu’on fait tamponner nos permis au check point. Pardon, au « cheak point » (sic). Et pourtant, le flic local n’est pas « cheaky ». Ça ne rigole pas. Ça certifie des papiers, ça doit prendre un air sévère. Même s’il est affalé sur sa chaise, en tongs, il arbore une bague et des cheveux gominés. Faudrait pas qu’on le prenne pour un plouc du coin. En outre, j’ai compris, hier, l’importance des bijoux. Roby m’a montré la bague, en or, qu’il porte au doigt m’a demandé : « Tu sais ce que c’est ? ».
– Je crois, oui. Une bague ?
– Non, c’est mon salaire. C’est ma banque.
– Comment ça ?
– C’est comme ça qu’on place notre argent.
Depuis ce court dialogue, je regarde différemment les bijoux. En effet, les guides qui portent des bagues sont en général mieux habillés. Les porteurs n’en portent pas. On distingue juste ceux qui ont des montres (la plupart) de ceux qui n’ont rien du tout.
On repart sous un temps menaçant mais qui attendra notre arrivée à Phillim pour se dégrader vraiment. C’était une bonne idée de choisir ce village car nous y attend un lodge de luxe ! Des chambres côte à côte, façon mini-cottages avec « attached bathroom ». Mazette ! Hélène cherche donc le pommeau de douche puisque nos chambres ont des salles de bain. Bon, il faut raison garder ; la salle de bain contient des toilettes turques (montées à l’envers pour Aya et Hélène qui s’accroupissent donc dos à la porte…), un robinet d’eau froide et un seau. Pendant ce temps, Aya boit sa bière et Fabien file au lit. Quand il réapparaît, au bout d’une heure, on s’inquiète un peu, on lui demande plusieurs fois comment il va. Mais pourquoi dort-il en plein après-midi ? Son ventre le travaille-t-il encore ?
– Eh, ça va ! Je vais bien. J’ai juste marché huit heures. Je suis un peu fatigué. Excusez-moi…, finit-il par nous lancer sous la pluie des questions.
(Ah bon. Ce n’était que ça…)
– Sept heures. N’exagère pas…
C’est le nouvel an népalais aujoud’hui. Bonne année 2073 ! On fête ça le soir en offrant une tournée de rhum à tout le monde. Prakas, de plus en plus en confiance, commence à s’adresser directement à nous avec les quelques mots d’anglais dont il dispose. Grâce à cette occasion de se retouver autour d’un verre, on en apprend un peu sur eux. Prakas a 35 ans et il a 4 frères et sœurs ; Lavang, 38 ans, est issu d’une fratrie de huit enfants ; Roby, 29 ans, d’une fratrie de 6 enfants. Pour nous remercier de la tournée, Roby demande au cuistot de ne pas lésiner sur les quantités pour notre dîner. Et pour l’occasion et parce que le rhum l’a mis en joie, il se sent obligé de nous fournir un dessert : tournée de riz au lait pour tout le monde ! Rentrer gros du Népal, c’est plus qu’absurde, c’est gênant…
Pendant toute la soirée, vent et pluie font rage dehors. Nous nous en apercevons à peine, confortablement installés dans la salle à manger joliment décorée. En effet, outre les posters criards scotchés aux murs, on y trouve, pendant au-dessus des tables, des sachets d’eau éloigne-mouches. Ce système simple semble fonctionner puisqu’aucun insecte ne vient nous importuner.
La nuit, les éléments continuent à se déchaîner et le vent fait vibrer la tôle du toit de notre chambre qui fait un raffut du diable mais, au matin, c’est enfin le grand bleu. Les premiers rhododendrons font leur apparition, et nous continuons à flanc de montagne, à suivre la rivière menthol, de cascades en ponts suspendus. Les premiers sommets enneigés se dévoilent au loin, mais pas encore le fameux Manaslu, et les nuages reviennent vers midi quand on s’arrête déjeuner.
Sur la fin de la journée, on a failli se tromper de chemin et partir vers Bihi (et non Bihi Phedi, c’est trompeur). On hésite un peu, on ne sait pas où est passé Prakas qui a disparu loin devant, et on attend donc Roby qui nous dit qu’on doit prendre le chemin qui monte vers Bihi, mais on avise alors Prakas sur le chemin du bas, qui nous fait de grands signes. Le Roby est un peu vexé ; c’est vrai que les indications de la pancarte n’étaient pas claires mais il parle népalais et aurait dû penser que Bihi Phedi, ça veut dire le pied de Bihi, donc le bas… En plus, Prakas est sûr de lui. Ça l’énerve de se tromper, il a peur qu’on ne lui fasse plus confiance. Déjà que Prakas vient de nous faire prendre un raccourci, un petit raidillon de la mort, accessoirisé d’échelles en bois quasiment verticales (des rondins dans lesquels sont taillés des encoches biseautées que j’avais pris pour des totems) ; ça doit l’agacer que ce porteur prenne de la graine. Nous, on l’adore. Il est super efficace, super gentil, souriant et discret.
On s’arrête donc bien à Bihi Phedi où ne se trouve qu’un seul lodge, dont le standing est à l’inverse de celui de la veille. Du bien rudimentaire, histoire qu’on ne s’habitue pas au luxe. Pas de danger. C’est à peine s’il y a de l’eau. On en voit pourtant partout par ici, dégouliner en cascades tous les cent mètres. Pas d’eau chaude, d’accord, mais pas d’eau du tout ? Bon, on passera sur la lessive quotidienne aujourd’hui. La randonnée cracra commence. L’eau finit par revenir, trop tard pour laver le linge une fois le soleil couché mais assez tôt pour le remplissage des gourdes et le brossage des dents.
Ce soir, nous avons droit à un grand spectacle ! Une fois que tout le monde est couché, on entend courir sur la toiture en tôle. C’est une bestiole indéfinissable qui a dévalé le toit, a sauté par terre et, effrayée, s’est réfugiée dans la cuisine. Le cuistot, aussi apeuré que la bête, est sorti précipitamment et a refermé la porte. Entre-temps, tout le monde est sorti de sa chambre et se retrouve dans la cuisine, à tenter d’identifier la chose. Un furet ? Non, ça a une queue de renard et des gros yeux de lémurien. Un panda roux ? On l’aperçoit à peine, planqué sous le toit, mais on espère que ce n’en est pas un car l’espèce est protégée ; il ne s’agirait donc pas de lui infliger une terreur qui lui serait fatale. Au bout de quelques temps, il semble avoir disparu, laissant tout le monde perplexe. Qu’est-ce qui a bien pu venir se perdre ici ? Mystère… On se recouche tous ; ça se calme. Cinq minutes plus tard, ça recommence. Émoi dans le lodge. Allons bon, qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? On ressort… La bête s’est tout bonnement fait trucider par le chien qui, lui, ne s’est pas laissé impressionner par l’inconnue, et cette dernière gît, ensanglantée, au milieu du chemin. Le yeti présumé s’avère être un écureuil, un de ces gros, qui vole plus qu’il ne saute entre les arbres. Ils n’ont jamais vu ça, ici. Et ça palabre et re-palabre et ça prend des photos. Roby s’inquiète parce que nous sommes dans une zone protégée et tuer un animal est interdit. C’est au chien qu’il fallait qu’il dise ça… Il nous invite donc à la discrétion. À mon avis, c’est lui qui sera le premier à poster la photo du cadavre sur Facebook…
L’émoi général ne nous a pas empêchés de nous endormir très vite. C’est notre cinquième jour de marche et nous sommes à peine à 2000 mètres. Ce trek est très différent de celui du Langtang car, même si les journées sont plus longues, le chemin est roulant, il longe la montagne, pas réellement à plat mais presque, le long de la rivière que nous continuons à suivre. Entre les ponts suspendus et les cascades à profusion, chaque apparition d’un nouvel angle de paysage est un enchantement. Ce matin, du lodge, nous apercevons, au loin, un tout petit triangle de sommet enneigé, à peine visible derrière les premières cimes. Un petit bijou brillant qui nous fait de l’œil et qui disparaît vite au premier tournant. Un rapide clin d’œil qui nous attire vers le Manaslu, mais ce n’est pas encore lui que nous apercevons.
Depuis Jagat, on ne voit plus de villages détruits par le tremblement de terre mais, de plus en plus, on commence à voir des bâtiments tout neufs ou encore en construction, sponsorisés par des organismes étrangers. Ces bâtiments sont des lodges splendides, dont le standing n’a rien à voir avec l’habituelle bicoque pourvue de quelques chambres, d’une salle à manger au poêle central et d’une cuisine. Les pièces sont les mêmes mais beaucoup plus vastes, bien mieux construites et, surtout, bien mieux isolées. À midi, même topo, le lodge où on s’arrête est en bois tout neuf, dispose d’une terrasse digne des Alpes suisses et… du wifi (Il y avait longtemps…). Ce dernier élément est fait pour ravir les guides et les jeunes trekkeurs. Les porteurs n’ont pas de smartphone et les vieux trekkeurs comme nous ont plutôt tendance à chercher l’isolement que la connexion forcée au monde.
Standing ou pas standing, la taille des assiettées ne varie pas et c’est bien lestés que nous reprenons la route. On a attendu les plats tellement longtemps qu’on ne traîne pas pour repartir, pour rattraper le temps perdu en deux heures de farniente au soleil. Mais, juste au moment du redémarrage, une belle pente raide nous fait passer directement de 2200 m à 2500 m. En pleine digestion, c’est un peu costaud mais ça se passe à l’ombre… Déjà qu’on n’était pas flambants au déjeuner, la subite arrivée à Namrung, au détour du chemin, une demi-heure avant ce que nous avait prédit Roby est donc la bienvenue.
Le lodge tout neuf dans lequel nous prenons nos quartiers n’est pas encore terminé mais son majestueux un portail d’entrée sur la cour est digne d’un manoir. En revanche, la chambre des porteurs, située dans l’ancien bâtiment n’est pas terrible, la douche chaude annoncée est une vaste rigolade et leur dal bhat n’est pas bon. Et Roby qui se léchait déjà les babines de dîner chez des Thakali, réputés pour leur cuisine… Finalement, il n’y a que le portail qui est prêt à nous recevoir car la pièce à vivre est également dans l’ancien bâtiment et n’est même pas pourvue d’un poêle.
En route pour Samagaon, à plus de 3000 mètres, le paysage prend une allure nouvelle. On passe beaucoup de villages installés sur des plateaux et on marche moins dans l’ombre de la vallée engouffrée. Les stupas et les drapeaux surgissent de tous les côtés ; de la couleur, des portes et des fenêtres colorées. On entre en territoire tibétain. Ces villages se sont implantés dans de grandes étendues plates, plus vastes ici que plus bas dans la vallée. On y cultive le blé à plus de 3000 mètres. Il est difficile d’imaginer qu’on est à si haute altitude. Les forêts de rhododendrons alternent avec les plateaux habités. La brise nous aide à grimper sans trop souffrir les deux raidillons de la journée. Et puis, enfin…, enfin…, au sixième jour de la randonnée, passé le petit village de Lihi, on aperçoit le Manaslu ! On est à six jours de marche de la route la plus proche (et qui mérite tout juste le nom de route). Certes, au village de Samagaon, on est à un jour de marche du Tibet, beaucoup plus près que de Katmandou ou même que d’Arughat, notre point de départ. Mais la frontière n’est pas toujours ouverte…
Des lower mountain yaks (comme les nomme Roby) commencent à apparaître. On distingue sans doute les yaks bien poilus de haute altitude de ceux, plus nus, qui, frileux, restent sagement autour des 3000 mètres. Les ponts suspendus, les paysans, les mulets… De façon inattendue, la vie est plus présente à cette hauteur qu’un peu plus bas sur le chemin. Les villages sont plus grands, plus animés. Samagaon apparaît au fond d’un large plateau et c’est tout d’abord son immense école qu’on aperçoit, puis des yaks qui broutent dans la plaine, un chemin herbeux d’alpage, parsemé de stupas et, soudain, la vue sur le vrai Samagaon, un village qui semble compter plusieurs centaines d’habitants. Des rues pavées, des rangées de maisons en pierre, c’est un véritable bourg tibétain qui s’est installé à plus de 3500 mètres d’altitude ! Et dans tout ça, pas une seule fromagerie ! Avec tous les yaks qui traînent ; quel gâchis…
Lavang s’est arrêté au premier lodge, s’y est installé et nous y attend. Il a eu l’audace de choisir et de ne pas attendre Roby (aucun respect de la hiérarchie…) et il se fait donc passer un petit savon par le boss. Normal…
Au bout du village traditionnel se sont construits les lodges. À partir d’ici, commencent les arrêts obligés de la randonnée et nous allons rencontrer du monde. On arrive en altitude et les étapes raccourcissent afin de nous permettre de nous acclimater. Heureusement, Lavang nous a choisi un lodge modeste et familial. Notre hôtesse est extrêmement souriante bien que surchargée car elle est seule à s’occuper du business ; son mari est à Katmandou. (Décidément, ils ont l’air de passer pas mal de temps à la ville, tous ces maris…) Elle n’a même pas d’eau courante mais nous chauffe de l’eau pour qu’on se lave, plus précisément pour que les deux princesses se lavent ; les deux hommes ont laissé tomber. Ils ont tout juste l’énergie requise pour s’installer autour du poêle et boire un thé. Ou pour boire du raksi… Et on y est particulièrement bien autour de ce poêle, dans la cuisine. On a vite pris nos marques ; Prakas, comme à son habitude, file un coup de main pour la cuisine, et ça discutaille joyeusement. Avec toutes ces femmes seules qui nous accueillent sur le parcours, Prakas et Lavang sont toujours là pour mettre la main à la pâte. À la cuisine, s’entend…
L’étape d’aujourd’hui est courte et on n’a pas eu besoin de mettre le réveil mais, à six heures, mes yeux s’ouvrent et le soleil passe déjà à travers les rideaux. Vite ! Dehors ! Hier, le paysage environnant se cachait dans la grisaille ambiante mais, ce matin, les montagnes qui nous entourent à 360 degrés sont enfin visibles. La pointe du Manaslu a accroché un petit nuage qui la masque un peu mais elle est bien là. Les autres sommets sont majoritairement au Tibet et dépassent à peine les 6000 mètres, on ne daigne pas se souvenir de leur nom. Ils valent pourtant bien que je les prenne en photo, avec leurs glaciers et leurs majestueux pics enneigés, avant que les nuages n’arrivent.
Les autres lodges sont plus remplis et les groupes commencent à se lever. Certains ont dormi dans des tentes qui, le temps que je fasse un tour du village sont rangées par les équipes de porteurs ultra efficaces. Puis, de la cour ensoleillée de notre bâtiment, j’observe le spectacle de tout ce petit monde qui se réveille doucement sous le soleil qui chauffe déjà, la tasse de thé à la main. Mais que fait cet homme au torse nu qui se frotte violemment contre un mur en pierre ? Tout simplement, à la façon d’un ours, il se gratte le dos !
Quand on prend tranquillement la route à neuf heures, tous les autres randonneurs sont déjà partis, et on se fait intercepter par un vieux Franco-Suisse en mal d’attention, ravi de croiser du monde à cette heure tardive. Il entend Fabien parler français et lui demande d’où on vient. (Devine un peu…) Mais, en réalité, la réponse ne lui importe pas, il est juste ravi de pouvoir se raconter à des francophones. Oups ! Il nous force à écouter son histoire d’aide à nettoyer le village ; une entreprise beaucoup plus intelligente que toutes celles déjà mises en place. Son projet serait certainement intéressant à entendre, autour d’un poêle, le soir, mais on se trouve en l’occurrence sur le chemin et il nous coupe les pattes. Et d’expliquer comment il faut nettoyer la planète, en commençant par le haut, et comment on a tout pollué, et comment – Je ne sais pas sous quel prétexte il parvient à nous glisser ça.-, il voyage avec son passeport suisse… Et alors ? Nous sommes sauvés par son guide népalais qui part un « jam jam » à propos signifie qu’il est temps de se quitter. « Allez, au revoir. Bonne route. J’attends l’hélico qui va m’emmener de l’autre côté de la montagne. » Dis donc, c’est ton assoc qui paie le trajet en hélico ? J’espère pas…
Le Suisse neutralisé, on peut enfin repartir pour une étape totalement plate, dans une large vallée à l’herbe rase. Passés les derniers drapeaux tibétains du village, les arbres secs prennent le relais, avec leur fine écorce rousse qui se détache et flotte au vent qui s’est levé. De petites fleurs violettes acaules et des bouquets d’épineux ; rien d’autre en terme de végétation. Nous longeons une rivière à droite, entourée de galets et ne comptons plus les yaks et les murs de manis (ces pierres gravées de formules bouddhistes sacrées). Au détour du chemin, je surprends un moine souriant en train de se prendre un selfie. Ça m’a forcément l’air anachronique car je n’imagine pas un lama, vêtu dans des couleurs orangées, utiliser des accessoires de la vie moderne. Les préjugés ont la vie dure…
Le chemin nous réserve l’inévitable raidillon final (Du plat tout du long, ce n’était pas possible…) pour atteindre Samdo et, à 3600 mètres, ça se sent bien dans les poumons quand on monte. Le souffle est court. La rapide étape de trois heures suffit. On n’est pas fâchés de se poser. Lavang a compris la leçon et a sagement attendu le boss avant de choisir un logement car, ici aussi, bien que le village soit tout petit, on trouve plusieurs lodges, ainsi que des trekkeurs désœuvrés qui ont fait la même étape que nous, et qui feront la même demain. Et après-demain. En effet, la prochaine, courte également, nous mène au pied du col et la suivante, la plus longue, nous fait passer le col.
On retrouve un jeune couple d’Allemands rencontrés au départ, à Arughat, et leur cake de guide, sympathique et chantant, aux frusques colorées (surnommé Manchester United à cause de sa veste rouge aux couleurs de l’équipe de foot), une Française et son guide ; bref, on socialise avec ceux qui passeront la nuit dans notre lodge. Malheureusement, le vent ne s’arrête pas, le ciel est nuageux et il ne fait pas chaud. On oublie donc la douce sieste au soleil, la lessive et même la toilette. À part Hélène, qui persiste et se lave ; moi, j’ai rejoint le clan sale des hommes.
Le village de Samdo, avec ses deux ruelles boueuses et ses maisons en pierre, a des allures médiévales. Peu de ces masures semblent bénéficier de l’eau courante et de l’électricité. Toutes, en revanche, ont des tonnes de bois empilé le long de leurs murs. Ce ne serait pas du luxe de l’utiliser pour se chauffer car il fait bien froid ici dès que le soleil se cache. Mais ces réserves servent-elles à cet usage ? Chauffent-ils seulement ? Quel confort connaissent-ils au quotidien eux qui font la vaisselle et la toilette à l’eau glacée sans sourciller ? Déjà qu’ils ne chauffent pas les lodges, ça m’étonnerait qu’ils allument le poêle chez eux… En réalité, il semble qu’il y ait un trafic de bois dans ces contrées, qui serait échangé contre le sel tibétain. C’est une explication beaucoup plus probable.
En fin de matinée, la pluie se met à tomber et ne s’arrêtera plus de la journée. Nous nous installons dans la pièce à vivre, à côté de la cuisine, et, bien couverts (jusqu’au bonnet sur les oreilles), nous jouons aux cartes pour passer le temps.
Au moment de passer à table, je rentre dans la chambre poser les cartes et, quand je reviens, Hélène est dehors, à traficoter je ne sais quoi avec le robinet d’eau. Se laverait-elle les mains ? Avec ce froid, il faut être sacrément hygiénique pour se laver les mains avant de passer à table, surtout qu’on utilise des couverts pour manger plutôt que de nous enfourner les grosses poignées de riz directement dans le gosier. Une vraie princesse ! Mais la pauvre ne fait pas la belle, elle vient juste de glisser dans la cuisine et de se cogner le pouce contre le poêle. Le voyant dans une position pas naturelle, elle l’a remis illico à sa place (costaude, la poulette) mais ça lui fait encore mal et ce n’est pas vraiment le moment ni l’endroit pour se faire ce genre de bobo. Espérons qu’elle n’a rien de cassé. Ils doivent bien avoir un rebouteux dans le village mais si on pouvait éviter la consultation, ça serait aussi bien. Avec tout ce qu’on a, à nous tous, dans nos trousses de secours et dans celles de nos amis co-trekkeurs, on panse la blessée qui supporte stoïquement la douleur.
Tout le monde va se coucher encore plus tôt et plus calmement que les autres soirs. Le froid et le temps humide y sont pour beaucoup. Mais au matin, je suis encore une fois tirée du lit par l’excitation de voir le soleil se lever derrière les montagnes. Le ciel est très clair ; il fait un temps splendide. Les sommets illuminés par le soleil qu’on ne voit pas encore offrent un spectacle inoubliable. Dommage qu’il se lève si vite à cette latitude. Dès qu’il a franchi les cimes, à l’est, et qu’il éclaire le village, on peut retirer plusieurs couches de polaires et absorber sa chaleur. Son temps de chauffe quotidien n’est pas très long et il vaut mieux ne pas traîner au lit le matin si on veut emmagasiner un peu de chaleur et d’énergie pour la journée.
Au lever, Hélène a toujours le pouce gonflé et douloureux mais la blessure semble moins grave que prévu. C’est bon signe. Elle a juste le ventre retourné. Altitude, contrecoup du choc, indigestion ? À voir… Le reste de la troupe est en forme pour cette nouvelle courte étape. Dharmasala n’est pas très loin mais, à cette altitude, on n’avance pas vite. Heureusement que le chemin monte en douceur.
Le paysage a encore changé, tous les arbres ont disparu. C’est le royaume de petites fleurs violettes éparses et de buissons épineux. La rocaille domine et la vue sur une gigantesque moraine offre une ambiance désertique, comme un large plateau de l’Asie mineure.
Au niveau de Larke Bazaar, qu’on vante sur les cartes comme un marché tibétain, un chemin part vers le Tibet. Qu’est-ce qu’ils appellent un marché ? Un marché local ? Saisonnier ? Une foire artisanale à 4500 m d’altitude ? C’est la route qu’empruntent sans doute nos logeurs de Samdo pour se fournir en artisanat à bas prix qu’ils vantent sur une malheureuse affiche manuscrite, que je traduis et reproduis ici en partie, sans les fautes : « Nous vendons de nombreux articles tibétains provenant de l’autre côté de la frontière, des colliers en turquoise, des boucles d’oreille, des bijoux en argent, des articles utilisés par les lamas tibétains, comme des tasses, des petites cymbales, des ceintures gravées des signes du zodiaque, et bien plus encore ! Nos prix sont raisonnables car la frontière avec le Tibet est très proche ». Ça sent le bric-à-brac attrape-gogo mais nous ne le verrons pas. Ils avaient dû écouler leur stock car personne ne nous a invités à jeter à un œil à ce mystérieux trésor.
Nous ne rencontrons aucune difficulté sur ce trajet, et ne ressentons aucune sensation désagréable due à l’altitude. Nous marchons dans l’émerveillement du paysage, dans la solitude relative car tous les trekkeurs rencontrés parcourent aujourd’hui le même trajet, mais nous sommes tous suffisamment éloignés pour ne pas nous gêner. Les montagnes du Tibet nous entourent. La neige est toute proche. Dharmasala, à un saut de puce sur la carte, est prévu à quatre heures de marche et c’est bien le temps qu’il nous faudra. Ce sont des tentes orange que nous apercevons en premier lieu. Finis les stupas, les drapeaux et les maisons de villageois ; le lieu a été conçu pour les gens qui passent le col uniquement, pour leur permettre de passer la nuit un peu plus près. C’est évidemment plus que rustique car ça ressemble à un camp. Une longue bâtisse en pierre abrite la salle à manger et la cuisine ; une autre, du même type, est cloisonnée pour fournir des chambres. Notre pièce à dormir se présente comme suit : quatre lits serrés les uns contre les autres et collés entre les deux murs, une porte, pas de fenêtre. Le temps d’aérer les sacs de couchage et on ressort prestement profiter des rayons du soleil qui réchauffent un peu quand on est à l’abri du vent. Quelques tentes destinées à recevoir le surplus des gens qu’on peut caser dans le dortoir à cloisons et rien d’autre. Si le temps le permet, on va pouvoir faire une belle sieste au soleil, bénéficier de la magie du lieu tout l’après-midi, après le déjeuner. Hélène est nauséeuse et elle est la seule à ne pas attendre le repas avec la fringale.
Finalement, le vent s’intensifie et il fait trop froid pour rester dehors, alors on part marchoter. Roby nous y invite pour nous acclimater. Il paraît qu’il faut marcher, monter un peu et redescendre, quitte à faire deux fois le même trajet, et éviter de dormir en journée. Nous le faisons sans grande conviction car la torpeur de la digestion est difficile à secouer. En outre, il se met à grêler et à neiger un peu. Lorsque nous nous rapatrions dans la salle à manger, la neige tombe dru et ne s’arrêtera plus de tomber. (On va pouvoir passer le col ? L’interrogation reste inexprimée. Aucun des guides n’évoque la possibilité d’un repli. Tout semble tout à fait normal. Bon.) La salle n’est pas chauffée et c’est, comme la veille à Samdo, en doudoune et en bonnet qu’on tue une fois de plus le temps à jouer aux cartes, en allant vérifier régulièrement dans la chambre que la neige, qui passe à travers les tôles du toit, ne tombe pas sur les duvets.
Toutefois, contrairement à la veille, on ne se réchauffe pas… Les pieds sont obstinément gelés. On reste dans cette pièce inhospitalière dans l’unique attente de l’heure du dîner, pour s’enfiler rapidement une soupe et aller se blottir dans le duvet car, demain, le réveil est prévu à 3h45 pour un départ à 4h30 ! La bonne nouvelle, c’est qu’Hélène a vomi son quatre heures et qu’elle est de retour parmi les vivants. La mauvaise, c’est qu’à 18h30, lorsque nous sortons rejoindre la chambre, tout est blanc et la neige continue de tomber. Il y en a déjà quelques centimètres au sol. Et il fait froid ! Le seul effort que je veux bien tenter avant le dodo est d’affronter les chiottes pisseuses et malodorantes, mais pour les dents et la toilette, ça attendra. J’ai même abandonné l’idée de me déshabiller pour dormir. Il fait bien trop froid. C’est en sous-vêtements thermiques, en chaussettes et en bonnet que je me glisse dans le duvet qui est encore glacial. Et en claquant des dents. Allez, ça ira mieux demain…
Le réveil nous tire du sommeil à 3h45, comme prévu. La journée commence par l’épreuve inverse à celle de la veille : se rhabiller sans perdre le bénéfice de la chaleur dégagée dans la nuit. Je bénis ma bonne idée de dormir avec les vêtements supplémentaires soigneusement blottis avec moi, dans le sac de couchage. Au matin, ils se sont réchauffés et je les enfile sur les couches que je n’ai pas enlevées. Je pue le chacal mais, au moins, je ne me gèle pas. Et puis, je ne suis pas la seule à cocotter…
La neige s’est arrêtée de tomber dans la nuit mais a tout recouvert d’un tapis de quelques centimètres. Le ciel est dégagé et largement étoilé. La nuit est magnifique.
Notre Roby, toujours très prévoyant, me demande si on a des choses à manger sur nous, des biscuits ou des barres de Mars par exemple. Je lui réponds avec étonnement que non. Pourquoi une telle question ? On ne s’est jamais équipés de nourriture les autres jours. Nous nous en étions bien rendu compte la veille où nous avons passé la fin d’après-midi à siroter une lavasse de thé noir sans la moindre galette à se mettre sous la dent mais, dans un tel endroit, on ne s’attendait pas à des petits fours et du champagne. Il me confie qu’il comptait qu’on achète ici de quoi grignoter en route… N’importe quoi. M’en parler la veille pour qu’on puisse se fournir au village de Samdo eut fait preuve de talents organisationnels hors du commun. Alors, d’un air désespéré, il me lance :
– Après le petit-déjeuner, on ne pourra manger qu’à Bimtang, à la fin de la journée. Ça ira ?
– Ben, on n’a pas le choix, non ? Bien sûr que ça ira ! lui réponds-je.
Et le voilà parti à pester contre cet endroit où on ne vend rien, où l’accueil est déplorable, où on a même poussé le sens du négoce jusqu’à nous louer les couvertures ! Diable ! C’est vrai que partout ailleurs, elles sont toujours gracieusement prêtées. Mais quand, à 4470 mètres, où je me gèle littéralement, on me loue une couverture pour 200 roupies népalaises (environ 1,50 euros), j’ai plus envie de bénir le loueur que de l’insulter. En outre, à part Hélène qui s’est délestée, on traîne quelques platées de riz dans l’estomac qui devraient nous tenir au corps pour un bout de temps.
Frontales sur la tête, Lavang en tête et Prakas en queue, nous partons dans la nuit pour passer le col du Larke Pass à 5106 mètres. La montée doit nous prendre 4h30. Aujourd’hui encore, même si tous les marcheurs sont sur le même timing, on est assez peu nombreux pour ne pas souffrir de la présence des autres. On voit quelques loupiotes au loin qui disparaissent vite. Plusieurs groupes sont partis avant nous, des porteurs surtout, et nous ont fait la trace. La neige crisse mais elle accroche bien, l’avancée est aisée et la pente douce car même ces fous de Népalais ont besoin de chemins pas trop raides pour pouvoir avancer. Quoique… Je les soupçonne de pouvoir affronter n’importe quel type de pente à n’importe quelle altitude et avec n’importe quelle charge.
Le soleil se lève vite et nous ne restons sous les étoiles qu’une grosse demi-heure, mais cela suffit à ancrer le merveilleux du moment dans ma mémoire. Rien que les cimes et nous, le bruit de nos pas, la lueur tremblante de nos lampes. Le calme de la nuit cède le pas à l’émerveillement face aux rayons de soleil qui commencent à pousser derrière les montagnes, dans notre dos. Une bande de nuages affleure sur leur cime et les coiffe d’un duvet soyeux. On a envie de caresser ces pics faussement transformés en accueillants paysages par la lumière et la magie de la circonstance. Lorsque le soleil s’élève encore un peu et dore les sommets en face de nous, c’est l’énergie d’un matin nouveau, éclatant et prometteur qui gagne et enthousiasme. Nous ne sentons pas encore la fatigue, trop occupés à admirer les diverses phases du soleil levant.
Puis, le soleil éclaire enfin tout le plateau et nous continuons à grimper. Doucement, à un rythme régulier. Tout va bien.
Mes compagnons sentiront peu à peu leur souffle se faire court et l’avancée devenir plus pénible. Pour moi, la fin sera un peu plus difficile. Autour des 5000 mètres, nous nous arrêtons pour faire une pause près d’une cahute en pierre en ruine. Roby et les porteurs en profitent pour fumer ! Pourtant, si Prakas est bien gaillard et en forme, Lavang a le ventre un peu douloureux et Roby est un gars des plaines qui ne s’entretient pas tant que ça. Et pourtant, à cette hauteur, la première chose qu’ils trouvent à faire, c’est d’allumer une clope ! Moi, à partir de là, je dois m’arrêter tous les trois pas. J’arrive à peine à soulever les pieds. Je n’ai plus du tout de jus. La faiblesse corporelle est globale, la tête fait un peu mal et une légère nausée s’est installée. Je me fixe des objectifs à deux mètres devant moi et parviens à peine à lever légèrement la tête, parfois, pour scruter les drapeaux tibétains qui marquent l’arrivée au col si proche et pourtant si loin… Quand, parvenue à quelques mètres de la délivrance, je vois Aya redescendre pour me proposer de prendre mon sac, je n’envisage pas une seule seconde de refuser son offre généreuse. Ça ne me fait pas avancer plus vite mais ça me met du baume au cœur.
J’arrive au col à grand peine, Hélène et Prakas derrière moi. Hélène était ravie de suivre mon rythme de bradype. Quant à Prakas, Roby lui avait confié une mission : fermer la route. Sinon, il aurait couru devant nous, c’est sûr. On a mis presque cinq heures pour atteindre ce maudit col de Larke Pass. On n’y reste pas longtemps, le vent est froid et on a hâte de redescendre à des altitudes plus humaines. Parce que si les Népalais ont tracé un doux chemin pour grimper au col, à l’inverse, la descente est très raide, et enneigée, à la limite du dangereux, mais il ne viendrait à l’esprit d’aucun guide de s’en inquiéter. Les porteurs filent donc en tête, et en baskets s’il-vous-plaît, et on suit aussi vite qu’on peut derrière. Dès les premiers cent mètres descendus, ça va mieux. La nausée et le mal de tête disparaissent. On dévale autant sur les fesses que sur les pieds la pente enneigée, en regrettant de ne pas avoir de skis… Le temps est splendide et la neige réverbère. Lorsque nous atteignons les flancs d’une gigantesque moraine, la neige disparaît enfin et un semblant de chemin se dessine. Il est temps de retirer les thermiques et toutes les couches de vêtements qui nous étouffent, la chaleur est de retour.
À 3900 m, au milieu de nulle part, une tibétaine a installé son échoppe. Elle y vend des soupes, des biscuits, du thé et du Coca. Elle pourrait bien vendre ses méchants biscuits à la noix de coco et son coca frais à 10 dollars, elle ferait fortune car aucun trekkeur ne lui résiste. Il est environ midi quand nous nous arrêtons chez elle et Roby nous promet encore deux ou trois heures de marche avant l’arrivée, ce qui provoque la réflexion suivante d’Aya : « Ça ne devait pas être une étape longue ? ». On le regarde, éberlués ! Il faut qu’on lui rappelle qu’on s’est mis en route à 4h30 ce matin, qu’on est montés à plus de 5000 mètres, qu’on a marché dans la neige, qu’on a morflé et qu’on n’est pas encore arrivés. Merde ! Et s’il n’en n’a pas pour son compte, il peut repartir tout de suite en sens inverse, pourvu qu’il nous épargne ses remarques puantes. Face à la fureur molle qu’il a déclenchée chez ses trois femmelettes de compagnons, étonnamment peu endurants, il n’insiste pas et s’allume une clope.
Et enfin, Bimtang, dans une cuvette évasée, le Manaslu trônant en fond, se profile ! Cuvette évasée d’accord mais ce n’est pas non plus un large terrain plat, et pourtant, des Népalais y montent des chevaux. Pour quelle obscure raison de jeunes gens trottent-ils le long du chemin, tels des Mongols des grandes plaines ? Dès le village passé, le chemin redevient étroit et rocailleux et n’est plus fréquenté que par des hommes et des mulets. L’espace de ces cavaliers est donc réduit à la commune de Bimtang. Encore un mystère… Nous atteignons le lodge en début d’après-midi. Ça fait combien de temps qu’on marche ? On ne sait plus. Roby, pour nous faire plaisir, nous a prévu un lodge sympa avec des cottages dont les murs en planche ne laissent pas voir le jour. Chouette, on va avoir chaud cette nuit ! Et on va se payer une douche chaude, aussi ! Hélène et moi nous y précipitons, poussées par une pressante envie de nous décrasser et sachant aussi qu’une fois les fesses posées au soleil dans la cour, on n’aura plus le courage de rien faire. Et c’est vrai. La douche prise et la lessive achevée, la triomphante bière commandée et placée sur le sol à côté de nous, on ne bouge plus. On est crevés. Les autres trekkeurs arrivent ; certains passent, d’autres s’arrêtent chez nous. On salue mollement ceux avec qui on a sympathisé et qui nous répondent avec le même entrain. C’était une longue marche…
On torche le dîner et on va se coucher. Et là, petite surprise, dès que je ferme les yeux, ça pique. Ça pique beaucoup. Et ça pleure. Ça pleure beaucoup. Le merveilleux et indispensable gant de toilette qui permet de se laver à l’eau glacée sans trop souffrir prend une utilité de plus. Je le place mouillé sur mes yeux et parviens à m’endormir.
Le lendemain, au réveil, ça pleure encore. Je suis ravie qu’on n’ait pas vu de miroir depuis le départ, j’aurais peur de l’affronter. Quand Fabien se réveille, pour ne pas l’effrayer et pour ne pas qu’il m’effraie, je le préviens que j’ai une tête de monstre et qu’il ne faut pas qu’il crie. Il me scrute sérieusement, sans se récrier, et me dis que j’ai juste les paupières un peu enflées et les yeux rouges, et il m’ordonne de porter ses lunettes de soleil. Je vais pouvoir ainsi sortir de la chambre et affronter le monde extérieur. À travers les larmes qui ne cessent de couler, j’y vois correctement. Ouf.
On descend 2000 mètres de dénivelé en une seule étape. La lente ascension de plusieurs jours est pratiquement avalée en une seule journée mais, étonnamment, la pente est agréable, pas trop raide et, surtout, c’est si beau qu’on ne lésine pas sur les pauses photo. Le Manaslu, qui est resté masqué pendant de longs jours de marche, puisqu’il a fallu attendre de dépasser Namrung pour l’apercevoir, resplendit face à nous, à travers la forêt de rhododendrons qui nous abrite du soleil éclatant. Heureusement que j’arrive à voir le paysage grâce aux lunettes de Fabien. Ainsi, lorsqu’en tout début d’après-midi, après une pause déjeuner, sur une terrasse ensoleillée, passée à largement m’arroser les yeux, je sens que ça va beaucoup mieux, je partage mon enthousiasme avec Fabien. Il me cloue le bec en répondant sévèrement : « Garde les lunettes ! ». (Ma parole, cet homme-là est devin ! Comment savait-il que j’étais déjà prête à les retirer ?…). L’étonnement passé, je lui assure que cette idée ne m’avait même pas traversé l’esprit et j’écope d’un « Tu mériterais des gifles » plus bienveillant qu’agacé. Je me tais et je pars embêter Aya à la place. Lui est aussi taré que moi, il ne me dira rien sur l’absence de lunettes de soleil. Il fume.
Sur la fin du chemin, chaque personne ou mulet que nous croisons est chargé de poules ! Certains en portent plusieurs, « à front d’homme », entassées dans une cage, d’autres n’en ont qu’une ou deux, dans des sacs ou même à la main. On dirait qu’il y a un trafic de poulets entre Dharapani et Bimtang. Jour de marché à Dharapani aujourd’hui ? Péage dont ils doivent s’acquitter ? Selon Roby, pas plus perturbé que ça par cette soudaine affluence de volailles, ils vont les vendre plus haut. Il faut qu’ils se méfient de notre Lavang qui a vite fait de mettre fin aux souffrances des cocottes.
Dharapani, notre dernier séjour dans la montagne. Pour l’occasion, Roby a encore cherché un lodge à la hauteur de notre standing : chambres avec toilettes ! Nous allons donc passer une soirée luxueuse à Dharapani car nous avons prévu de régaler notre guide et nos porteurs de… poulet ! S’il en reste encore… Et ça commence par une bière en terrasse. Quand soudain, Hélène se souvient qu’elle trimballe depuis le début de la randonnée une petite boîte de fois gras qui était destinée à être ouverte pour fêter le col. Apéro aux pop-corn, à la bière et au fois gras sur crackers. Chic, non ? On se réjouit de faire goûter ça à nos trois Népalais qui se résolvent à contre-cœur à tester une larmette du pâté sur un biscuit. Ils ne semblent pas croire que cette substance étrange est constituée de canard… Ils reniflent et finissent par goûter. « C’est pas bon ! » disent leurs visages. Décidément, entre les bonbons à la réglisse salée qui ne me quittent jamais et le foie gras, on les mène à rude épreuve, habitués qu’ils sont au dal bhat à longueur de vie. Allez, une rasade de bière pour oublier ça ! C’est encore Prakas et Lavang qui se mettent à la cuisine pour nous préparer le poulet mais ils nous feront le plaisir de partager le repas avec nous. Et cette fois, c’est nous qui lavons le plat à coup de rhum noyé à l’eau chaude. Ce n’est pas que ce n’est pas bon mais, comme d’habitude, il faut chercher les morceaux de chair parmi les os. Ils nous servent une sorte d’escalope de poulet pané, assortie de frites et de salade verte. C’est vraiment gentil de leur part car on sent qu’ils ont voulu nous sortir de l’ordinaire des pâtes et du riz et que la présence de frites et de crudité a une valeur incontestable mais le bout de poulet sec mélangé aux petits os passe difficilement. En outre, on s’est gavés de crackers et on n’a plus très faim. Allez, une rasade de rhum pour oublier ça ! On en a des choses à oublier, ce soir…
Dans la salle à manger du lodge, nous ne sommes pas les seuls à fêter la fin de la randonnée. Un groupe de Français et leur cohorte de porteurs arrosent aussi la soirée. Le repas avalé en un quart d’heure, à la Népalaise, nous montons nous coucher un peu pompette et seul Aya arrive à se faire embringuer par Roby pour continuer la petite fête au raksi avec tous les porteurs. Bon courage au preux et infatigable randonneur de la troupe. Les trois femmelettes déclarent forfait…
Dharapani est situé à la fin du trek autour du Manaslu, bien qu’on puisse continuer à marcher pendant encore deux ou trois jours, dans la vallée, mais il représente aussi le départ de randonnées vers les Annapurnas. Le trafic des jeeps est donc dense et Roby n’était pas sûr de parvenir à en dégotter une. Mais il finit toujours par se débrouiller et nous partons, dans une sorte de jeep pick-up, Lavang et Prakas assis à l’arrière, à l’extérieur. Il nous faudra passer quatre heures dans ce véhicule cahotant pour rejoindre Besi Shahar. La piste est tellement défoncée et les efforts qu’on doit fournir pour que nos bonds incessants ne finissent pas leur course sur les genoux du chauffeur ou dans le ravin qu’on n’a même pas le temps d’avoir peur du précipice. Si, un peu en fait. Fabien qui, malade en voiture, est assis à côté du chauffeur, est mort de trouille. Lui, il voit bien à quoi on réchappe à chaque virage. Hélène est shootée et ne se rend compte de rien. Aya et moi profitons de la musique que le chauffeur met à tue-tête.
Au bout de cette interminable piste, on atteint enfin Besi Shahar, une vraie ville, agitée à souhait, il ne faut pas plus de dix minutes à Roby pour trouver un minibus pour Katmandou. C’est plutôt pas mal de ne pas traîner ici mais on n’aurait pas craché sur une petite heure de pause, assis, sans vrombissement. On en reprend donc tout de suite pour six heures de bus – ou à peu près, je ne sais plus trop, j’ai perdu le compte avec la fatigue. Le bus ne s’arrête qu’une fois, un quart d’heure dans un routier sympa où on sert des nouilles tièdes et grasses. Ça nous donne au moins l’occasion de nous asperger d’eau avant de remonter dans cette étuve de véhicule dont les vitres ne s’ouvrent pas. À quelques kilomètres de Katmandou, la DDE népalaise a mis en place une circulation alternée pour travaux sur la voie. On se retrouve immobilisés dans une file sans fin visible, perdant tout espoir de ne jamais atteindre la capitale. On s’en fout, on est trop crevés ; s’il le faut, on dormira dans le minibus. Cette journée sur la route est de loin la plus éprouvante de tout le séjour ! Je crois bien qu’elle dépasse celle du passage du col en pénibilité.
Et même si on arrive tard, que la nuit est tombée et qu’on n’a qu’une hâte, celle de se coucher, il nous faut aller dîner tous ensemble. C’était prévu, on devait inviter tout le monde, ça ne peut pas être reporté au lendemain. C’est surtout important parce que Roby va nous remettre cérémonieusement nos permis, en souvenir, et que nous allons leur remettre leur pourboire. Nous comprenons bien qu’ils sont pressés. Mais on est tous d’accord sur un point : on va prendre une douche avant de se rendre au restau. La couche de poussière qui nous recouvre est tellement épaisse que même nos vêtements ont l’air bronzés.
Une fois décrassés, on retrouve un peu du poil de la bête et l’idée de ce repas nous fait de nouveau envie. On choisit un restaurant indien et népalais de Thamel, à quelques minutes de l’hôtel. On commande les bières et les plats. Bien évidemment, ils peuvent choisir ce qu’ils veulent et que prennent-ils ? Un dal bhat ! Tous les trois ! Il ne leur viendrait même pas à l’esprit de tester ne serait-ce qu’un curry ou un poulet tikka. C’est par trop exotique, ils ne pourraient pas le digérer. Ils consentent tout de même à tremper leurs lèvres dans le verre de vin blanc d’Aya. Vraiment pour nous faire plaisir. « C’est pas bon ! » Décidément, ils mangent et ils boivent n’importe quoi, ces Français.
Ça sent la fin. On déambule dans Katmandou à la recherche de souvenirs. L’Himalaya n’est plus que dans la tête et dans les magasins qui vendent des cartes postales, des posters et des cartes de randonnée. On s’est bien cramés pendant cette fameuse journée dans la neige, même Aya, dont la peau de métis le fait passer pour un Indien, pèle du nez. Et Fabien m’interdit toujours d’enlever ses lunettes…
Mais nous ne faisons pas que nous livrer à de frénétiques achats dans ces journées de transit à Katmandou. On s’instruit aussi. L’hôtel possède une bibliothèque composée d’ouvrages abandonnés par les touristes de passage qui ne sont pas sans intérêt. On peut y apprendre des choses utiles sur le Népal grâce aux guides touristiques dont voici deux extraits mémorables :
« Les Népalais ne sont pas des voleurs de nature. » (Guide du Routard 93/94)
« Le Népalais est plutôt souriant, agréable et dépourvu d’agressivité. » (Guide Hachette 1988)
Non, non, ce ne sont pas des guides Baedeker de la fin du dix-neuvième siècle, ni des ouvrages sponsorisés par Banania ; ils datent bien des années 90. Quoi qu’il en soit, ils nous dépeignent une image positive de la population, grâce à laquelle nous ne craignons pas de sortir dans les rues de Katmandou, même à la nuit tombée. Sinon, si on y avait lu que « le Népalais aime dévorer le touriste sans même le faire cuire », on se serait bien évidemment barricadés dans nos chambres d’hôtel.
Un autre livre édifiant, Nepalese Customs and manners (datant de 2004), me tombe dans les mains. Ça commence en douceur, l’auteur expliquant comment dire bonjour et s’adresser aux gens en général. Puis, il passe aux choses à ne pas faire, ne pas siffler, par exemple, car seuls les voleurs sifflent. Puis, il se met à compiler toutes les superstitions du pays et les note en vrac. Ça donne : « Qui vole et mange les oreilles d’un éléphant aura mal à la tête », « Si vous vous touchez la gorge, il vaut mieux souffler sur vos doigts pour éviter de développer un goitre », « Il ne faut pas faire confiance à un homme à la moustache rousse », « Une femme mariée ne doit pas couper de citrouille », « Qui mange une tête de pigeon aura la tête qui tourne ». Nous voici prévenus ; jamais nous ne commanderons de tête de pigeon au restaurant ! Nous préférons manger, pour notre dernier soir, une pizza accompagnée de vin indien. Car nous sommes aventureux. Peut-être que des oreilles d’éléphant auraient avantageusement remplacé ce mélange fort curieux mais heureusement inoffensif pour nos intestins.
Mais surtout, nos pérégrinations dans la capitale nous mèneront, une fois passé le centre touristique névralgique de Thamel et traversé quelques artères autant encombrées par la poussière que par les gaz d’échappement, dans une rue plus tranquille. Tout au bout de celle-ci, dans un coin de jardin calme, se trouve l’Alliance Française. Ce n’est ni par pur chauvinisme ni par mal du pays que nous visitons ces locaux mais pour nous renseigner. Roby nous a indiqué que les guides qui parlent français y ont tous fait leur apprentissage. Or, un guide népalais qui parle français est bien plus valorisé qu’un guide qui ne parle qu’anglais. J’aimerais qu’il comprenne qu’un petit cours d’anglais ne serait pas superflu non plus mais commençons par le commencement. Son inscription par nos soins est possible, simplissime et rapide. Le processus semble bien rodé. Il pourra d’ores et déjà entamer son premier niveau dans deux semaines ! Et peut-être qu’à notre prochaine visite, il aura pris du galon et poussera la conversation plus loin que « Bonjour, didi. Ça va bien ? » Mince. On dit comment, déjà, « Merci et toi ? » en népalais ?
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Détail du trek :
J1 : Arughat (608 m) – Lapu Besi (884 m)
J2 : Lapu Besi – Tatopani (990 m)
J3 : Tatopani – Phillim (1590 m)
J4 : Phillim – Bihi Phedi (1990 m)
J5 : Bihi Phedi – Namrung (2660 m)
J6 : Namrung – Samagaon (3530 m)
J7 : Samagaon – Samdo (3690 m)
J8 : Samdo – Dharmasala (4470 m)
J9 : Dharmasala – Larke Pass (5106 m) – Bimtang (3270 m)
J10 : Bimtang – Dharapani (1860 m)