Cette semaine, Nukaaka fait équipe avec Simigaq et Hansinnguaq. Ils viennent tous les trois de Qaasuitsup. Ils ont le même âge. Nukaaka s’entend particulièrement bien avec Simigaq et elle se réjouit d’avoir les mêmes horaires. Elles pourront déjeuner et profiter de leur temps libre ensemble.
Ça ne va pas fort au Groenland. La fonte de la calotte glacière s’est accélérée, provoquant des tsunamis et des inondations très fréquents. La faune marine a délaissé le territoire. Il n’y a plus beaucoup de travail pour ceux qui ont voulu rester vivre là-bas.
Alors, en quelques années à peine, ils sont partis en masse vers le Danemark. Certes, les Groenlandais sont peu nombreux, mais le Danemark n’est pas un grand pays et avait très peu de débouchés à leur offrir. Il a fallu chercher des solutions.
Certains Inuits vivent toute l’année sur des bateaux de pêche itinérants qui parcourent les mers à la recherche des quelques bancs de poissons qui ont réussi à survivre. On dit que ce sont plus des mercenaires que des pêcheurs. Cet arrangement est plus ou moins légal… Mais, face à l’ampleur du problème, le gouvernement danois a dû se résoudre à fermer les yeux sur ces pratiques douteuses. Officiellement, et face à l’opinion internationale, il s’agit de navires de recherche.
Le Danemark n’était pas prêt à accueillir un tel flot d’arrivants. Il ne dispose pas de vastes plaines, comme ses voisins scandinaves qui ont su s’organiser pour leurs populations de Samis. Les Danois ont toujours géré les Inuits hors de leur territoire. Ils n’avaient pas prévu de les prendre chez eux. Ils se sont donc tournés vers les Norvégiens pour leur proposer un partenariat de réflexion sur la réinsertion des Inuits. Ils espéraient pouvoir créer un camp au nord de la Norvège, peut-être également au Svalbard, dont le statut à part leur aurait permis, à leur faveur, de mobiliser l’opinion internationale. La même qu’ils ne souhaitaient pas voir s’intéresser de trop près à leurs bateaux de pêche… Mais le sort des Inuits n’a guère provoqué d’émotion et les Norvégiens ont offert une assistance à la hauteur de leur intérêt. Ils ont créé une centaine de postes pour un travail saisonnier.
Nukaaka a été bercée par les récits des anciens qui ont su préserver la tradition orale. Elle aurait pu la perpétuer. Si elle avait pu avoir des enfants. Elle chasse les pensées désagréables qui se dessinent et se prépare pour sa journée de travail. Elle ne sait pas si elle doit bénir ses ancêtres ou les maudire. Sans eux et leurs coutumes, elle ne serait pas là. Mais serait-elle mieux lotie ailleurs ?
Il ne fait plus jamais beau. L’épais couvercle nuageux ne se dissipe jamais. On s’y est habitué et plus personne ne le déplore. On n’en parle plus. Mais le phénomène n’a pas été anodin partout dans le monde. Dans les lieux courus pour la clarté de leurs cieux, leur panorama à couper le souffle, leurs nuits étoilées, et qui vivaient principalement des hordes de touristes qu’ils drainaient, il a fallu se recycler.
Simigaq et Nukaaka ont rejoint Hansinnguaq. Il fait très froid en cette journée de janvier. La couche nuageuse ne réchauffe pas l’atmosphère hivernale ; elle ne peut rien contre le vent glacial qui souffle aujourd’hui. Il faut avouer qu’ils sont très bien équipés et qu’ils peuvent rester dehors pendant deux heures sans en souffrir trop. Leurs plates-formes respectives sont distantes d’un kilomètre. Une fois qu’ils sont juchés là-haut, ils peuvent encore s’apercevoir même s’ils ne peuvent plus discuter. Les groupes de touristes arrivent petit à petit pour assister au spectacle. Ils regagnent les sièges chauffants qui leur sont réservés. Enfin, au signal, les trois Inuits se mettent en mouvement. Ils ôtent la couche la plus épaisse de leurs vêtements et se laissent danser lentement, mettant leurs bras et leurs jambes en mouvement dans un étrange ballet rituel. La fluorescence qui se dégage de leur corps, accentuée par des capteurs installés tout le long de leurs vestes thermiques, illumine la nuit de traînées vertes. Les spectateurs s’exclament, s’émerveillent du phénomène qui, habilement mis en scène, présente une magie certaine. Certes, on ne peut comparer ces pâles lueurs aux véritables aurores boréales, cependant cette imitation convainc ceux qui n’ont jamais assisté au vrai spectacle. Personne n’y assistera jamais plus.
À la fin de leur performance, une fois que les trois Inuits se sont laissés approcher, toucher, flairer par les touristes curieux, ils se rendent à la cantine. Ils ont un autre créneau de deux heures dans l’après-midi. Mais avant, comme c’est lundi, ils n’ont pas de pause. Ils doivent se rendre à la visite médicale hebdomadaire.
Nukaaka en a marre de ces visites protocolaires qui ne servent à rien. On les bombarde d’examens depuis des années. On leur prescrit des médicaments, puis on change la prescription. Elle a tout entendu sur leur affection et elle sait surtout que son espérance de vie est faible. Elle n’a que vingt-trois ans. Ses deux parents sont déjà morts, à trente-six et à trente-quatre ans, de ce que l’on nomme la « fluorescence par bioaccumulation aiguë » (FBA), la « bioaccu ». Le phénomène n’a étonné personne. Les études menées au Groenland avaient révélé depuis longtemps que la bioaccumulation chez les habitants atteignait des taux insensés. PCB, DDT, chlordane, plomb, mercure, cadmium… La liste des polluants présents dans leur chaîne alimentaire était sans fin. Ils se nourrissaient depuis toujours de pêche et de chasse, même alors qu’ils étaient devenus sédentaires. Au début de l’ère verte, quand tout le monde prônait la sauvegarde de la planète, on louait leur rapport à la nature. Quand on a constaté qu’ils devenaient dangereusement toxiques et qu’on n’en était plus à essayer d’inverser la tendance du développement climatique mais à sauver sa peau, on leur a reproché leur régime carnivore. On les appelait les carnassiers. On a stigmatisé leur mode de vie, puis on les a abandonnés à leur sort.
Nukaaka a grandi émerveillée par les exploits des chasses aux morses, aux phoques et aux baleines de ses ancêtres. Elle-même est née bien trop tard pour avoir connu cette époque mais la tradition était ancrée. Et elle n’a pas eu à manger du phoque, le lait maternel suffisait à la contaminer. Sa mère était déjà fluorescente mais on l’a laissée l’allaiter. L’exode n’avait pas encore eu lieu. Ils étaient livrés à eux-mêmes sur leur terre natale. On espérait qu’ils disparaîtraient lentement, sans faire de bruit. Mais ils sont encore là.
Les médecins considèrent la fluorescence comme un épiphénomène, avec la stérilité, l’hirsutisme ou la polydactylie. Plus inquiétantes sont les tumeurs qui surgissent soudain et que l’on ne sait traiter que par ablation. Ce sont elles que l’on tente de prévenir ou, au moins, de détecter au plus vite en examinant les Inuits. Nukaaka sait bien que ces médecins norvégiens si faussement attentionnés ne s’intéressent pas à eux, qui sont condamnés. Jamais, au Groenland, ils n’ont été soumis à de telles analyses. S’ils le sont à présent c’est qu’on commence à trouver des fluorescents chez les populations plus méridionales. La « bioaccu » a fait son petit bonhomme de chemin. Le végétarisme ne les a pas protégés. Ça les inquiète. Pas elle.
Hansinnguaq ne les rejoindra pas cet après-midi. On le garde en observation. Ils ont noté des fluorescences roses. La lumière verte représente un stade stabilisé de la « bioaccu », quand le rose apparaît, la dégradation est rapide. Pourtant, les variations multicolores qu’il s’était mis à créer plaisent beaucoup aux touristes. Si les tumeurs ne le font pas trop souffrir, il pourra continuer à travailler.
Nukaaka et Simigaq exécutent donc leur silencieux ballet avec Tupaarnaq, de l’équipe de réserve. L’évolution de leur mal est tellement imprévisible qu’il faut être prêt à remplacer n’importe qui au pied levé. Elles ne l’ont jamais vu mais l’accueillent avec un sourire amical. Elles savent l’importance des rapports chaleureux. Les rapports ont changé depuis la « bioaccu ». Un jour, on est ensemble, le lendemain, c’est terminé.
On ne les regarde que lorsqu’ils se parent de lumière et qu’ils incarnent l’éclat d’un ciel imaginé. En dehors de ça, ils forment une communauté isolée, vivant dans le paradoxe du besoin de se lier aux leurs pour échapper à la solitude, sans créer d’attachement durable. Ils forment un groupe silencieux, privilégiant la relation par les regards et les expressions du visage ; une communication à la fois plus intime et moins transparente. La parole n’a pas d’importance.
Ils sont la personnification des aurores boréales. Ils peuvent recréer le lien avec la nature dans leur danse quotidienne. Les chamans savaient. Ils avaient prédit que leur peuple entrerait de nouveau en connexion avec le souffle de la terre. Ils n’ont pas été les premiers fluorescents par hasard. Ils ouvrent la voie aux êtres humains.
Dans sa transe lumineuse, Nukaaka tourne le regard vers le ciel, capturant l’esprit de la lumière polaire, la lueur masquée par les nuages mais qui est bien là, avec elle, et qui l’accompagne.