« Si tu es bien sage, je t’emmènerai voir des gâteaux. » Cette phrase était inscrite sous un dessin paru dans Le Pêle-mêle, un journal humoristique du siècle dernier. Un père de famille misérable, habillé de guenilles (haut de forme au couvercle ouvert, pantalon élimé jusqu’aux mollets) s’adressait ainsi à son jeune enfant. Ce dessin s’intitulait Douce récompense. Il m’est revenu à l’esprit il y a quelques jours suite à une phrase entendue à la radio.
Un dimanche après-midi, à l’écoute du Grand Atelier sur France Inter, je m’apprête à me laisser délicieusement porter par une discussion culturelle, intelligente et intéressante entre deux personnes auxquelles on peut attribuer ces mêmes trois adjectifs. C’est Bertrand Tavernier qui est l’invité de Vincent Josse. L’émission commence à peine que je suis déjà conquise et curieuse d’en apprendre plus car l’homme est une pointure.
Dès les premières minutes de l’émission, voilà nos deux hommes visitant le logement du réalisateur. On va entrer dans son bureau car le journaliste lui a demandé s’il travaillait chez lui. Et c’est le cas. Nous partons donc à la découverte de l’antre de la création. Suspens. En introduction, il indique qu’il y règne un désordre épouvantable et ajoute que la situation a été améliorée par sa femme qui l’a rangé. Le journaliste, en passant, lui dit alors :
— Vous autorisez votre femme à ranger ?
Le réalisateur lui répond que oui mais uniquement les livres, les DVD, etc., tout de même pas le bureau qu’elle ne peut pas toucher. Et on entre dans le vif du sujet, on parle création…
Pourquoi mes oreilles ne laissent donc pas passer ces phrases anodines ? Pourquoi mettent-elles immédiatement ma cervelle en éveil ? « Hé ! Vous avez entendu ça ? Réveillez-vous tous là-dedans ! » Les méninges assoupies par le ronron culturel sursautent. La magnanimité du grand homme les a émues et mon imagination a créé un dialogue touchant :
— Ma chérie, comme tu as été bien gentille, comme tu n’as pas dit un mot de la journée et que tu m’as bien laissé travailler sans me déranger, je vais te faire un cadeau.
— Oh, mon chéri, comme tu es gentil !
— Ma chérie, pour te récompenser, je t’autorise à ranger mon bureau.
— Oh mais tu es trop bon ! Il ne fallait pas, tu sais. C’est tout naturellement que je te laisse travailler en paix. Mais j’accepte volontiers car c’est un tel honneur de pénétrer dans ta sphère créatrice. J’y vais de ce pas !
— Rappelle-toi bien de ne toucher en aucun cas à mes affaires sur le bureau. C’est important.
— Rassure-toi. Jamais je ne me le permettrais. J’aurais trop peur de faire une bêtise.
Dialogue tout à fait imaginaire et improbable. Je n’ai absolument aucune idée du quotidien du couple et ça ne m’intéresse pas. Peu importe la façon dont ils vivent, de toute façon, l’émission portait uniquement sur la création du réalisateur et pas sur son intimité. Mais cette phrase dite en passant portait tout cela. Et plus encore ! Sans aucune arrière-pensée, consciente en tout cas, le journaliste la lance sans même un sourire ou un clin d’œil, imaginé-je car je ne décèle rien dans sa voix, et le réalisateur la reçoit de la même façon, telle une réflexion tout à fait banale. Pas de quoi en faire un fromage. Pourtant… J’en ai fait un petit fromage, moi, dans le petit coin de ma petite tête. Je ne peux plus les écouter discuter et profiter innocemment de leur haute intelligence et de leur grande culture. Je ne peux pas m’empêcher de les entendre comme deux hommes blancs, français, ayant tous les deux dépassé la cinquantaine (51 et 76 ans), inscrits dans une norme. Ils se comprennent. Ils se reconnaissent. Et je les reconnais aussi.
Je ne pense pas qu’ils soient misogynes, bornés ou indélicats. Je pense même que, si on leur faisait entendre ce bout d’interview, ils n’y verraient rien de mal. Ce sont des paroles dites en passant, qui n’attaquent personne et qui ne portent aucune agressivité. Elles sont même plutôt drôles. D’ailleurs, il y a fort à parier que l’épouse ne mette jamais les pieds dans le fameux bureau et que la tâche de rangement soit réservée à un employé de maison (voire « une employée »… ?). Rien de grave, donc. Je ne ressens aucune acrimonie à leur égard. Toutefois, quelque chose a changé dans mon écoute. Une légère saveur amère s’est installée et je ne peux plus écouter de la même façon. Des images d’une bonniche à l’ancienne, foulard noué dans les cheveux, le plumeau à la main, dansent joyeusement devant mes yeux. Elle chantonne. Elle est insouciante et légère. Lui, en revanche, en habit, façon 19e siècle, est installé au bureau. Il prend sa tête dans ses mains. Une épaisse fumée s’échappe de son crâne. Il réfléchit. Il travaille. C’est un homme sérieux, aux occupations sérieuses. C’est aussi ça que j’imagine, un être important et reconnu affublé d’un être négligeable et inconnu. Certaines activités professionnelles sont jugées plus importantes que d’autres, même si on clame qu’il n’y a pas de sot métier…
Pourtant, je dois avouer que même teintée de la sorte, l’écoute de cet homme et des intervenants choisis est un régal. Musique, cinéma, littérature, philosophie… On en ressort alimenté, rempli, heureux que l’art existe. Alors, « on » peut bien se permettre aussi de sourire un peu…
« Douce récompense »… Ça décrit bien la jolie petite question du journaliste, non ?