Cet été 2013, à l’âge de 46 ans, j’ai fait la découverte du monde de l’hôpital. Je suis consciente de l’énorme chance que j’ai de ne pas avoir fait cette rencontre plus tôt mais j’aurais tout de même pu continuer à vivre des dizaines d’années parfaitement ignorante de cet univers-là. Je ne perdais rien. Toutefois, il est écrit là-haut que l’année 2013 (qui suivait une année 2012 que j’avais à juste titre renommée « année de la lose ») ne serait pas, comme je l’avais envisagé, l’année de la Marseillaise (moi) ni celle du pèze (pour moi !) mais bien celle de l’hôpital. On notera l’absence tout à fait saugrenue de rime. La surprise fut donc totale.
Sortie de l’hôpital des Bluets sur mes deux pieds et non pas les pieds devant comme j’avais prédit depuis ma plus tendre enfance que se terminerait mon seul et unique séjour à l’hôpital, je faisais preuve d’un enthousiasme que rien ne pouvait entamer. Pourtant, le jour même où j’avais été hospitalisée en urgence, je devais prendre l’avion pour Reykjavik. J’en rêvais depuis toujours ! J’allais faire un trek de dix jours dans des paysages lunaires, j’allais me baigner dans des sources d’eau chaude, gravir des volcans, manger du requin faisandé et des couilles de bélier (Non, ça, non, en fait, je pensais que ça pouvait s’éviter, l’expérience du poisson norvégien à la soude me suffisait bien.). J’avais donc raté ça… Qu’à cela ne tienne, je passerais mes vacances à Marseille, en famille, j’étais en vie, c’était tout ce qui comptait !
L’été 2013 commençait bien.
La seule ombre au tableau, c’était que je ne pouvais pas profiter pleinement des repas pantagruéliques dont ma famille a le secret car on ne m’avait pas laissé sortir de l’hôpital sans un fil à la patte. J’étais sous traitement antibiotique pour trois semaines et je n’en prenais pas un mais deux. Moralité, je devais faire attention à ne pas m’exposer au soleil (facile, à Marseille !) et à ne pas boire d’alcool (encore plus facile dans ma famille !).
Toujours ravie d’être en vie et sans souffrance, je me faisais même une joie de remplir le frigo de mon père de cannettes de Coca et de yaourts car il fallait non seulement faire preuve d’abstinence mais également lutter contre une diarrhée installée. Un séjour en famille soumise à ce type de régime aurait dû être une véritable torture. J’aurais dû geindre et fusiller du regard les insolents qui se permettaient de prendre une mauresque à l’apéro et, qui plus est, de trinquer, hilares, « à ma santé ». J’avais l’air malin avec mon triste verre à eau rempli de méchant Coca ou de sirop d’orgeat, sans pastis… Si au moins j’aimais ça, le Coca… Même pas ! Et pourtant, pas la moindre rancœur, pas la moindre plainte, du pur yoga. Si l’hôpital des Bluets n’avait pas été une maternité, j’aurais soupçonné ses médecins de m’avoir fait quelque chose au cerveau.
*
Quelques jours avant de rentrer à Paris, je commence pourtant à avoir mal au ventre mais pas au même endroit cette fois-ci. Ce n’est donc pas un signe de « rechute » ; je reste sereine. Les antibiotiques ou les nerfs m’attaquent, c’était prévisible. Cette douleur-là, c’est de la gnognotte, ça partira comme c’est venu.
Mais, ça ne part pas. Et ça empire d’heure en heure. Bizarre. Bizarre.
Bon allez, ça suffit comme ça, j’arrête de me gaver de ces antibiotiques qui me tuent, on trouvera bien à remplacer ça par quelque chose qui me conviendra mieux. Tant pis, j’en suis quitte pour un nouveau rendez-vous médical puisque ce « on » ne peut pas faire partie du commun des mortels. Il me faut l’avis d’un expert. J’ai honte, je n’ai jamais consulté autant de médecins en si peu de temps, je me fais l’effet de creuser le trou de la Sécu à moi toute seule.
À l’issue de la visite, je suis partagée entre le soulagement et l’angoisse ! Les douleurs violentes et mystérieuses n’ont qu’à bien se tenir, on va aller voir ce qu’il se passe par cœlioscopie, m’a t-on-dit. Et comme ni le corps médical ni le patient n’aiment le mystère, on va aller voir ça au plus vite, c’est-à-dire dans quatre jours. Soulagée parce que j’ai encore en tête (et surtout dans le corps) le souvenir de la souffrance aiguë, mais angoissée à l’idée de retourner si vite à l’hôpital. D’accord, le premier séjour s’est bien passé mais je ne vais pas non plus y prendre une chambre à l’année. Sachons raison garder.
Le médecin, aimable, m’explique en détail ce qu’est une cœlioscopie, comment se passe l’intervention, combien de jours je dois être hospitalisée, etc. Incroyable ! J’en sortirais presque réconciliée avec la médecine tellement cette chirurgienne fait preuve d’empathie. (Et oui, tout s’explique, c’est une femme !) Je ne redoute même pas l’intervention. Mon cerveau, lui, s’est tout de même empressé d’oublier les détails de l’opération.
C’est bien simple, toutes ces considérations corporelles ne m’intéressent pas. Ce qui est à l’extérieur, ce qui se voit, je contrôle et j’accepte : la peau, les yeux, le nez, ces choses-là. Ce qui est à l’intérieur n’a qu’à rester en place et se comporter comme il faut, je n’aime pas aller y jeter un œil. Les radiographies, les échographies, les IRM me donnent la nausée. Je n’aime pas voir mon squelette et mes organes. Je sais que tout est là et ça me suffit. Ce qui est sous la peau ne doit pas sortir et s’il faut vraiment aller examiner l’intérieur, je laisse libre champ aux professionnels. Qu’ils fassent comme ils veulent, qu’ils passent par où ils veulent, moins j’en sais, mieux je me porte. Je suis auto-protégée contre ces intrusions médicales car je ne comprends rien à ce qu’on m’explique dans ce domaine. J’entends les mots et je saisis les phrases qui s’enchaînent dans la bouche du médecin. J’écoute poliment et même intéressée car j’essaie sincèrement de comprendre ce qu’on m’explique, ne serait-ce que par curiosité, mais dès que je suis sortie du cabinet, j’ai tout oublié. Je ne suis même pas consciente de faire un effort pour effacer les paroles du médecin. C’est un processus automatique, bien rodé et totalement inconscient. Il faudrait peut-être que j’en parle à un psy… Ou pas d’ailleurs, parce que les autres douleurs ont, elles aussi, soudainement disparu dès que j’ai franchi la porte du cabinet médical. C’est une autre arme dont je ne possède pas le secret mais que je déclenche régulièrement à mon insu : mes bobos (pas les grosses douleurs) disparaissent à la vue d’une blouse blanche ou de tout autre signe extérieur d’appartenance au corps médical. La prise de rendez-vous chez le dentiste suffit à guérir les maux de dents naissants et la visite se résume à un innocent détartrage. La gastro s’arrête net dans la salle d’attente du généraliste. Ainsi, je me tiens éloignée le plus souvent de la médecine. Serais-je dotée d’un subconscient guérisseur ? S’il pouvait pratiquer une cœlioscopie…
Non mais, ça va aller, la cœlioscopie, c’est rien du tout. Plusieurs de mes amies ont connu ça et elles me le confirment. Bon, alors, pas la peine d’avoir mal au ventre ; d’autant plus qu’on ne peut plus blâmer les antibiotiques. Allez, je vais quitter Paris pour le week-end comme prévu, je n’ai pas besoin d’être à l’hôpital avant dimanche soir 17 h, ça me changera les idées qui commencent sacrément à tourner en rond. Et puis, inutile de passer des heures sur les sites internet dédiés à la gynécologie : soit je tombe sur des sites intéressants et je ne comprends rien de ce qu’ils expliquent, soit (dans la grande majorité des cas) j’accède à des forums imbéciles où foisonnent les histoires, des plus extravagantes (dans le meilleur des cas) au plus franchement « gore ». Je suis angoissée et impressionnable, j’éteins l’ordinateur. Mais j’ai failli tout ficher en l’air en visionnant un DVD prêté par ma voisine : Faux-semblants. Au dernier moment, ça a fait tilt. Mon subconscient m’appelait. Claire, la voisine, ne m’avait-elle pas dit que c’était l’histoire d’un gynécologue qui faisait je ne sais trop quoi à ses patientes ? Hum, je ne sais plus trop bien mais je ne vais même pas vérifier sur la jaquette (des fois qu’il y aurait des photos) et je me mate pour la énième fois To be or not to be. Ouf !
C’est samedi matin, la veille du dimanche, lui-même jour de l’entrée à l’hôpital et veille de l’intervention. Ça fait des jours que je me traîne une sale fatigue et là, c’est le summum. Je suis morte de fatigue. Le soleil est déjà haut dans le ciel et je n’arrive pas à m’extirper du lit. Et puis, j’ai chaud, on dirait que j’ai de la fièvre.
Là, décidément, il faut que je bride mon subconscient, ce n’est pas une intervention bénigne qui va me mettre dans ces états-là. La diarrhée, les douleurs abdominales, et maintenant la fièvre ? Ça commence à friser le ridicule.
— Je vais me faire un petit jogging, il paraît que ça fait tomber la température, glissé-je subtilement à mon subconscient.
Ce dernier ne comprend pas l’allusion et je parviens à peine à me mettre debout que j’ai déjà la tête qui tourne. Bon, je ne vais pas enfiler les baskets mais je vais tout de même m’habiller ; je ne vais pas passer la journée au lit, un beau samedi à la campagne, avec, en plus, un soleil radieux, sous prétexte qu’à Paris, une chambre m’attend le lendemain à 17 h.
Le thermomètre a tranché, j’ai bien de la fièvre et pas mal en plus. Je crois que mon subconscient a parlé à celui de ma copine Sandra :
— Écoute, elle est bonne à rien, celle-là, elle comprend rien aux signes. Je me l’endors tranquillement. Avec la fièvre qu’elle se paie, c’est du gâteau. Pendant ce temps, tu t’occupes de tout. Tu l’emmènes chez le médecin. Elle ne protestera pas, je l’ai mise H.S.
— OK. J’envoie une bonne dose d’inquiétude à la mienne, ça devrait pas être difficile. Je gère.
*
C’est comme ça que nous avons atterri aux urgences de l’hôpital d’Avallon, dans l’Yonne. Sur le chemin, je contemple vaguement les rues quasi-désertes et sans charme en espérant apercevoir la silhouette glamour de Bryan Ferry. Devant le gris des bâtiments, j’en conclus que le bel Anglais n’a jamais mis les pieds ici. (Ça s’écrit pas avec un seul « l », l’Avalon de la chanson ? C’est peut-être pour ça, non ?)
Cette fois-ci, il s’agissait juste de faire quelques analyses sanguines prescrites par le généraliste pour savoir d’où provenait cette fièvre. Rien de bien méchant. Moi, où qu’on me pose, je dormais : la salle d’attente du médecin, le bureau du médecin, la salle d’attente des urgences, le lit des urgences. Sandra était là, elle s’occupait de tout et je pouvais me laisser aller sans crainte à cette énorme torpeur qui m’envahissait. J’avais froid ? Sandra était là pour réclamer un drap. Je devais présenter des papiers d’identité ? Sandra était là pour les prendre dans mon sac. Elle avait pourtant bien d’autres choses à faire qu’à passer l’après-midi entière dans un hôpital de province. Car il est évident que si on se retrouve aux urgences pour une affaire qui ne presse pas, on passe après les vraies urgences. C’est logique. D’ailleurs, je ne me suis pas vraiment ennuyée, je dormais. Ça a dû paraître plus long à mes accompagnateurs, Sandra et Jean. L’une jouait la garde-malade, l’autre s’occupait de la logistique (parking de la voiture, courses pour le soir, ravitaillement de la garde-malade, etc.).
On me laisse plutôt tranquille aux urgences. Je somnole entre deux prises de sang. Tellement décontractée que je laisse faire le petit jeune qui n’a manifestement pas encore fait beaucoup de piqûres au cours de sa courte carrière. (On les laisse se faire la main aux urgences ?) Il me pique et me repique.
— Je comprends pas ce qu’il se passe, j’y arrive pas. Attendez, je recommence, je suis désolé.
— Allez-y, c’est pas grave, j’ai tout mon temps.
Une infirmière passe la tête par la porte.
– Alors, Guillaume, tu t’en sors ou tu veux un coup de main ?
— Ben, en fait, j’aimerais bien que tu le fasses, je sais pas ce qu’il se passe, j’y arrive pas très bien.
Elle s’installe de l’autre côté du lit pour entreprendre l’autre bras. Bonne idée, pas la peine de piquer dix fois le même bras, ça va commencer à faire mal.
— Ça roule.
Me voilà rassurée, j’ai affaire à une professionnelle. Elle pique, elle prélève, nickel.
— Je recommence. Excusez-moi.
Comment ça, elle doit recommencer ? Elle avait pas dit que c’était bon ?
— La veine roule à cause de la fièvre. C’est pas facile, c’est pour ça qu’il n’y arrivait pas, il n’a pas l’habitude, mais ne vous inquiétez pas, je l’aurai !
Ah d’accord. Je comprends maintenant le « ça roule »… Elle l’aura au bout de quatre fois. Ça m’a un peu réveillée tout ça, j’en aurais presque faim. Qu’à cela ne tienne, mes désirs sont des ordres. Sandra envoie Jean chercher un sandwich. Quelle organisation parfaite ! Il me ramène un délicieux sandwich que je m’apprête à engloutir car je suis à présent tout à fait éveillée, le paracétamol qu’on me perfuse a fait tomber la fièvre et j’ai la dalle. C’est l’instant que choisit l’interne pour réapparaître.
— On a le résultat des analyses. Vous avez une hépatite, on vous garde.
Quoi ? J’ai pas compris. De « On » jusqu’à « garde », je n’ai rien saisi de ce discours d’une rare complexité. J’ai juste un peu sommeil depuis que je me suis levée, rien de plus méchant que ça. On ne garde pas les gens à l’hôpital pour si peu. On est aux urgences, il ne peut pas aller s’occuper des vraies urgences, m’enlever cette perfusion et me laisser entamer mon sandwich ? Bof, de toute façon, j’ai plus faim, alors. Mais mon subconscient a dû shooter dans ma caboche pour activer les neurones endormis. Je réagis.
— Ah, mais vous pouvez pas me garder. Il faut que je sois à Paris demain soir, on doit me faire une cœlioscopie lundi, je peux pas rester ici. Allez hop, Sandra, on s’en va.
Ils sont gentils les gens qui travaillent aux urgences, ils gardent leur calme en toute circonstance. L’interne m’explique patiemment que ça ne se fait pas, qu’avec une hépatite comme ça, on ne laisse pas sortir les gens et que, de toute façon, aucun anesthésiste ne consentirait à m’anesthésier avec les analyses que j’ai. Alors là, je ne comprends RIEN. Quel rapport entre l’hépatite et l’anesthésie ? D’abord, c’est quoi une hépatite ? C’est pas grave, non ? Mais je ne sais même pas par quelle question commencer. Je reste bouche bée. Je veux juste pas rester ici.
Sandra et Jean s’occupent de la suite des événements. Sur le même ton calme que l’interne, ils expliquent qu’eux-mêmes rentrent chez eux, à Paris, demain, et qu’ils ne peuvent pas me laisser à Avallon. Ils se portent garant et s’engagent à me ramener à Paris en promettant de ne pas me déposer chez moi mais dans un hôpital parisien où je serai de nouveau prise en charge. Marché conclu. On nous laisse sortir avec une lettre à l’attention du service des urgences de l’hôpital où nous nous rendrons (on nous conseille Cochin) et des conseils pratiques : mettez-lui un gant humide sur le front (c’est beau, les nouvelles technologies) et surveillez la fièvre toutes les heures. Si ça monte, accélérez l’allure. (Voilà qui est rassurant. Mais, à sa décharge, il voulait me garder, lui.)
*
Avant, quand j’entendais le mot « Cochin », c’était plus fort que moi, je ne pouvais pas m’empêcher de sourire et je me laissais transporter en Inde. Je me revoyais à Fort Cochin, le quartier historique de Cochin. La partie moderne de la ville, Ernakulam, est beaucoup moins propice à la rêverie, on dirait le nom d’un camp retranché romain. Alors que Kochi, comme ils disent là-bas, c’est beaucoup plus joli. J’y ai déjà séjourné plusieurs fois et je suis prête à y retourner à tout moment, sous n’importe quel prétexte. Même maintenant, même si ça n’évoque plus toujours tout à fait le même lieu…
Nuit. Pluie. Autoroute. Pluie. Dormir… Dormir… J’ai froid, sommeil et plus faim du tout. Fatiguée. Dormir.
Nous arrivons aux urgences de Cochin dans la nuit. Sandra s’occupe de tout (bénie soit-elle) pendant que je m’affale sur un siège de la salle d’attente, mon sac sur les genoux, le front sur le sac. Dormir. Cochin, c’est du grand hôpital, de l’organisé, du foisonnant (même si on m’assure par la suite que je suis arrivée en période creuse). Les papiers remplis, l’ordinateur satisfait, le patient reste dans la salle de l’accueil (les pré-urgences) jusqu’à ce qu’on l’appelle. Une porte coulissante lui ouvre alors le véritable territoire des urgences où on le dirige vers une salle plus ou moins close pour l’interroger dans une certaine forme d’intimité. Il s’agit de savoir assez rapidement si on le garde ici ou si on le renvoie. C’est normal, ça se bouscule au portillon, il faut veiller à se concentrer sur les problèmes véritables. Pas de place pour le bobo.
J’ai libéré Sandra et Jean qui ont enfin pu rentrer chez eux et je compte bien faire de même dans peu de temps. On ne garde pas les gens aux urgences parce qu’ils ont sommeil. Ils vont bien voir que je ne fais pas partie de ceux que l’on garde, il y a déjà plusieurs brancards remplis dans le couloir, les infirmiers s’affairent dans tous les sens, des pompiers arrivent encore avec de nouveaux venus qui n’ont pas l’air en forme, deux policiers les suivent avec leur lot à eux, je ne vais pas m’imposer. Merci, au revoir.
Pourtant, on me garde. Et en plus, sans doute parce que la période est « creuse », on m’installe dans un brancard dans un box. L’intimité au sein du chaos. Le luxe ! Heu, enfin, un luxe relatif tout de même car il faut revêtir la tenue réglementaire et je n’ai pas l’impression que ce soit du Chanel. Robe jetable bleu Cochin, nouée dans le dos ou sur le côté selon la tendance, manches trois-quarts, longueur genou. À porter en déshabillé.
Dans un box des urgences, le défilé est un peu semblable à celui qui se déroule dans une chambre d’hôpital de jour, à part qu’on n’y voit ni de femme de ménage ni de plateau repas. Une fois qu’on y installe le patient, on referme gentiment la porte. Tout se discute et se décide de l’autre côté de la porte close. Il n’y a plus qu’à attendre. Tiens, puisque c’est comme ça, je piquerais bien un roupillon.
Toc. toc. (Étrange impression de déjà-entendu…)
— Bonsoir, je suis l’infirmière, je viens vous faire une prise de sang.
Prise de sang. Pose d’un cathéter (au cas où). Disparition de l’infirmière qui referme la porte derrière elle. Je me rendors.
Toc. toc.
— Bonsoir, ça va ?
— Rmfhrmfrgrh.
— On vous a fait faire une analyse d’urine ? Non ? Alors, allez-y les toilettes sont au bout du couloir à droite. Je vous donne le flacon. Vous savez comment faire hein ? C’est un flacon stérile, il ne faut pas mettre les doigts dessus.
Elle disparaît en refermant la porte. Ce n’était pas la peine vu que j’allais sortir juste derrière elle pour aller aux toilettes. Mais je suis bien embêtée. Comment faire pour ne pas mettre les doigts sur le flacon ? Quelle est cette consigne étrange ? Pour une femme, c’est déjà pas facile de se concentrer pour ne pas s’en mettre partout quand on vise un tout petit pot mais si en plus il faut faire attention à ne pas mettre les doigts on ne sait pas trop où, ça devient du sport, l’analyse d’urine. Tant pis, je ne demande rien et je me contente d’être logique. Je ne vais forcément pas tremper les doigts dans le flacon (ni avant ni après l’avoir rempli). Je vais le remplir et le reboucher et on verra bien.
Quelques jours plus tard, une fois rentrée chez moi, toujours intriguée par les mystérieuses instructions de l’infirmière, j’ai cherché sur internet ce que ça pouvait vouloir dire. On y explique (C’est bien pour ça, internet, on peut y poser toutes les questions débiles qui nous hantent.), sur je ne sais trop quel forum, que le flacon est stérile et qu’il ne faut donc pas toucher l’intérieur et même ne pas mettre les doigts à l’intérieur en revissant le capuchon. Déjà, manipuler un tout petit pot en y mettant les doigts à l’intérieur me semble peu naturel mais, surtout, la question qui me vient à l’esprit c’est « Comment peut-on revisser le capuchon d’un flacon en laissant ses doigts à l’intérieur du récipient ? » Heureusement que je n’ai pas eu l’explication au moment de l’analyse parce que je n’aurais pas pu me retenir de tenter l’expérience par excès de curiosité.
Le flacon serré dans la main, la robe d’hôpital fermée du mieux que j’ai pu, je me dirige en tong vers les toilettes à travers le long couloir des urgences. Il y a des brancards le long d’un côté du mur, des gens assis de l’autre côté. C’est rempli mais calme. La plupart des gens alités dorment et ceux qui sont sur leur chaise restent également silencieux. Je m’étais imaginée une agitation fiévreuse, des hurlements de douleur, du sang qui coule à torrent. Rien de tout ça, heureusement. Seule une personne, qui semble relever des urgences psychiatriques, déverse plutôt calmement un flot de paroles continu. Vraiment continu. Il est dans un box dont la porte est ouverte et parle, parle, parle. Il lance bien quelques invectives mais plutôt aux personnes à qui il s’adresse dans son récit, il n’est pas ouvertement agressif envers celles qui se trouvent autour de lui, alors tout le monde comprend qu’il vaut mieux le laisser parler même s’il est un peu fatigant. Aucun infirmier, aucun interne ne laisse transparaître une quelconque irritation.
J’essaie de ne pas déranger cet univers somnolent. Je me glisse entre les sièges et les brancards et atteins les toilettes qui sont vraiment au bout du bout du couloir. Je ferme à clé la porte des toilettes. (C’est bon, c’est pas le moment d’emmerder ton monde, tu vas oublier ta claustrophobie pour une fois. Les infirmières ont autre chose à faire qu’à te tenir la poignée des toilettes.) Je respire. C’est bon, il y a de l’air, je devrais avoir le temps de remplir le flacon, de me rhabiller et de me laver les mains sans étouffer tout de suite. Oups, en parlant de me rhabiller, je ne sais plus trop dans quel état je suis avec cette robe à la noix et ses attaches emberlificotées. Je croyais l’avoir correctement nouée mais j’ai dû traverser dignement le couloir les fesses à l’air. Pas grave, je suis autant à la masse que les autres. J’ai sommeil et j’ai une mission : remplir le flacon d’urine. Plus vite ce sera fait et plus vite je pourrai retourner me coucher. Je m’installe, je vise, je remplis (sans mettre les doigts à l’intérieur du flacon, Dieu garde !) et je retourne dans mon box. Je me fais insulter au passage par le parleur chronique qui trouve que j’ai une sale gueule. Je repousse la porte derrière moi pour ne plus l’entendre. Je comprends pourquoi on refermait soigneusement la porte du box.
Toc. Toc.
— Bonsoir, je suis l’interne. Je peux vous examiner ?
— Je vous en prie. (Je dormais mais je ne vais tout de même pas vous en vouloir de vous occuper de moi. Quoi qu’à cette heure-ci, ça m’étonnerait que vous me laissiez rentrer chez moi et puis, je suis bien, finalement, sur mon brancard. Sommeil…)
Le flacon d’urine que j’avais posé près de la porte a disparu. Une infirmière a dû le récupérer pendant que je dormais. Ça m’évitera d’avoir à présenter directement ma production à l’interne. Celui-ci m’examine, puis s’installe devant un ordinateur et me pose des questions. Entre autres, il se demande si je me drogue ou si je bois. Le ton n’est pas celui du jugement, il serait difficile de s’en offusquer. En outre, si je peux répondre sans réfléchir que je ne me drogue pas, je ne suis pas si sûre de ce qu’il faut répondre à « Vous buvez ? ».
— Ben heu, oui, non. Enfin, ça dépend. (Alors là, c’est clair comme de l’eau de roche, il a sûrement tout compris !)
— Je veux dire que je suis pas alcoolique mais pas abstème non plus, quoi. Je bois parfois. Des fois, trop. Des fois, pas du tout. Ça dépend. (Oui mais ça dépend de quoi ? Tu le sais, ça ?…)
— Oui, je vois. À l’occasion.
— C’est ça. (Pas vraiment, c’est plus compliqué que ça mais on ne va pas entrer dans les détails, je crois qu’on s’est compris.)
Pendant qu’il tapote sur son clavier entre les questions, j’en profite pour fermer les yeux pour me rendormir un petit peu, c’est toujours ça de gagné.
— Vous avez de la chance, l’hépatologue est là, il va passer vous voir.
Cette fois, je peux me rendormir sans crainte d’être dérangée. L’annonce qu’un médecin va passer vous voir est la garantie qu’on va vous laisser en paix pendant une bonne heure au moins. Il a refermé la porte derrière lui. Notre ami logorrhéique, qui n’était pas calmé, m’avait aperçue à travers la porte entrebâillée et me prenait parfois pour cible dans sa diarrhée langagière. (Merde, merde, ne l’écoute pas, il va réussir à te déprimer en plus, ce con ! Heureusement que l’interne a refermé la porte !)
Toc. Toc.
– Bonsoir, je suis le médecin. Ça va bien ? Je ne vais pas pouvoir vous laisser sortir mais je n’ai pas non plus de lit dans mon service pour le moment. J’en ai un mais pas avant demain soir. Je vais continuer à chercher et dès que j’ai la solution, on vous transfère dans mon service. D’accord ?
— Heu. Oui, très bien.
Je dormais, je comprends pas grand chose à ce qu’il se passe. Ce médecin est très souriant, très rassurant mais je n’étais pas inquiète puisque je dormais… C’est la nuit, mon téléphone me le confirme. J’ai bien l’impression que je suis la seule à dormir dans ce service. Du couloir parvient un brouhaha symptomatique d’une activité générale. Je ne perçois ni cris, ni gémissements mais plutôt l’agitation normale d’un service médical en journée. Tout le monde travaille et s’affaire pendant que je me prélasse sur mon brancard, bien au chaud dans mon box personnel. J’ai honte de les encombrer, d’utiliser un brancard qui pourrait servir à quelqu’un de vraiment mal en point. Et voilà, la mauvaise conscience qui se met en marche, les boyaux de la tête qui s’activent, ça se met à cogiter là-haut. Me voici réveillée. La fièvre est tombée, semble-t-il. J’ai faim. (Oh, la honte. Tu n’as que ça en tête !) Je n’ai presque rien avalé depuis avant-hier soir mais tant que j’étais sous l’emprise de la fièvre, c’était le dernier de mes soucis.
Un médecin hépatologue de l’hôpital Cochin (C’est pas rien tout de même !) vient me rendre visite en pleine nuit aux urgences. J’ai vu défiler à mon chevet un interne charmant et des infirmières tout aussi aimables. Tout le monde est aux petits soins, tout le monde est calme, rassurant, le sourire aux lèvres, alors qu’on est quand même aux urgences ! Et de nuit en plus ! On comprendrait sans difficulté que ceux qui travaillent se montrent un tantinet pressé ou même qu’une pointe d’agacement vienne teinter parfois leurs paroles lorsqu’ils se trouvent face à une pseudo-malade qui utilise un précieux brancard comme lit d’hôtel. Et bien, non seulement, il n’en est rien, mais, en plus, moi, comme une belle ingrate, la première chose à laquelle je pense dès que je me sens reprendre du poil de la bête, c’est que j’ai faim. J’ai honte de ma réaction. Je me plonge alors dans un bouquin pour oublier que je ne dors plus, que je n’ai plus sommeil, que j’ai faim, que je suis honteuse et que je n’ai aucun contrôle sur la situation.
Dans la matinée, changement de décor. Une infirmière vient m’annoncer qu’ils ont besoin du box parce qu’ils ont reçu beaucoup de monde et qu’ils vont donc devoir installer mon brancard dans le couloir. On installe mes affaires (sac à main, sac de voyage et tongs) avec moi sur le brancard et on nous roule dans le couloir pour nous caser dans un coin où on ne gêne pas trop le passage.
Après la torpeur du box, l’effervescence qui règne dans les couloirs des urgences est un véritable spectacle. Un infirmier m’explique que la nuit a été calme (J’ai pourtant eu l’impression que la salle d’attente et les couloirs étaient déjà bien remplis cette nuit quand je suis arrivée.) mais que ça commence à s’agiter un peu et donc, plus de place. Les patients sont rangés, assis ou allongés, là où on trouve de la place en attendant soit qu’on les examine, soit qu’on les déplace, soit qu’on leur fasse une radiographie. La routine, quoi.
Les couloirs sont déjà pleins à craquer et pompiers et policiers arrivent régulièrement pour apporter les nouvelles personnes à prendre en charge : un touriste espagnol qui s’est foulé la cheville, une touriste américaine qui s’est faite mordre par un chien, une vieille dame qui a fait un malaise, une personne sur un brancard qu’on fait traverser le couloir à toute vitesse, un SDF assoupi, etc.
On sent tout à coup un remue-ménage dans les fauteuils roulants et les brancards. On dirait qu’on cherche à se réorganiser. Pour les brancards, la fuite est impossible, seul le personnel hospitalier sait manipuler ces engins. Ils se trouvent donc pris en tenaille entre les fauteuils roulants qui tentent de les faire bouger de force. Mais où veulent donc aller les fauteuils ? Que se passe-t-il ? Jusqu’ici, seules les blouses se déplaçaient. Les malades et leurs accompagnants restaient sagement à l’endroit qu’on leur avait assigné. Tout le monde était calme. Même notre champion logorrhéique se taisait. Et pour cause ! Il avait squatté un brancard sur lequel il s’était enfin endormi. J’ai d’ailleurs poussé un soupir de soulagement quand je l’ai reconnu. Au moins, en voilà un qui nous ficherait la paix. Moi-même, installée sur un brancard, et donc inamovible, j’ai bientôt compris la source de la panique. Ce sont mes narines qui m’ont alertée. Le SDF amené tantôt par les pompiers dégageait une odeur nauséabonde.
Dans le métro, la réaction aurait été beaucoup plus démonstrative. Nous aurions tous fusillé du regard le pauvre homme pour nous éloigner le plus possible de sa personne ou même quitter le wagon en nous bouchant même ostensiblement le nez. Mais, aux urgences, on se sent moins fort. Nous sommes tous dans ces couloirs à attendre qu’on s’occupe de nous, affaiblis par notre souffrance, et nous ne sommes donc pas en position de monter sur nos grands chevaux, de toiser le clochard qui heurte notre odorat sensible. L’homme au bavardage incessant aurait pu faire tache dans cette harmonie de comportement mais lui-même est plongé dans le sommeil. En outre, notre caquet est naturellement rabaissé par l’attitude digne des pompiers qui l’ont amené et des infirmières qui le prennent en charge. Aucun ne fait mine à aucun moment d’être incommodé par les effluves qu’il dégage. Il est examiné son tour venu, comme les autres, sans aucune forme de discrimination. Chez les fauteuils-roulants, l’agitation faiblit. Les regards fuient. Personne n’ose se plaindre de l’odeur, ni chercher d’un regard furtif un complice chez un voisin.
À côté de mon brancard, la touriste américaine se lance dans l’explication de son aventure à trois flics. La pauvre a le malheur de ne pas parler français et ils ne sont pas trop de trois pour essayer de tirer au clair son affaire. Je commence par écouter, amusée, les explications de la touriste et les interprétations farfelues de ses interlocuteurs. (Il ne suffit bizarrement pas de comprendre le mot « dog » dans une phrase pour savoir de quoi il retourne. Ça manque un peu d’autres éléments à portée sémantique…) Je décide alors de leur donner un coup de main. Une traductrice, ça ne sert pas à grand chose dans un contexte médical mais quand le problème est linguistique, là, ça peut donner quelque chose. Voilà enfin une façon de me rendre utile ! J’interviens et explique donc aux trois policiers ce qui est arrivé à la demoiselle. Remerciements chaleureux des quatre protagonistes. Mon ego est flatté bien que je n’aie rien fait d’autre que mon métier ! En outre, j’y gagne car j’entame une conversation sympathique avec la jeune touriste, ce qui me permet de passer agréablement le temps (car je ne parvenais plus à lire dans l’agitation du couloir) et d’en oublier la faim. Inutile de préciser que je n’avais pas réclamé de nourriture à qui que ce soit. D’ailleurs, je n’ai jamais aperçu l’ombre d’un sandwich ou d’un café.
Le temps s’étire aux urgences. On y entre, on en sort. Debout, assis ou couché. Seul ou à deux. Le flux est ininterrompu. Les internes, les brancardiers, les infirmiers se faufilent inlassablement entre les malades assoupis. Aucune arrivée tapageuse ne vient rompre la rythmique de cette matinée dominicale. On se laisse doucement bercer par le ronron d’une agitation maîtrisée.
— On vous a trouvé un lit ! On va vous transférer en hépatologie.
Ça, c’est une nouvelle ! Mais je suis aujourd’hui une patiente aguerrie et je sais reconnaître ce fourbe de future proche ! Non pas « On vous transfère » mais « On va vous transférer ». Je ne demande même pas quand je vais être transférée. Stoïque ! Je me contente de sourire et de remercier sagement le médecin qui m’explique qu’on va venir me chercher en fauteuil-roulant.
Merde ! Avec tout ça, j’ai oublié de reparler de la cœlioscopie. L’hépatologue est passé deux fois et je n’ai rien dit. On m’attend pourtant à l’hôpital des Bluets en fin d’après-midi. Qui va les prévenir ?
Du calme. Rien à faire pour le moment. On va me transférer (Patience…) et après on verra. Je ressors mon livre. J’attends.
*
Je ne suis pas autorisée à me rendre à pied du service des urgences à celui d’hépatologie bien que je me sente en parfaite forme. En milieu d’après-midi (sans doute une fois que toutes les formalités ont été remplies), je me laisse donc pousser en fauteuil, mes bagages sur les genoux, hors du service des urgences. Je ne demande pas où se trouve ce service. À la mine fatiguée de la personne qui me guide (Je ne parviens pas à identifier son « grade » dans l’échelle du personnel hospitalier.), je préfère la laisser tranquille et ne pas entamer de dialogue. Elle doit finir sa nuit. Son humeur n’est pas au bavardage.
Ce n’est pas une exagération de dire que l’hôpital Cochin est une ville dans la ville. Quand on y rend visite à quelqu’un, il vaut mieux connaître au moins le nom du bâtiment concerné, si ce n’est l’étage en question, sinon, on risque de parcourir une bonne distance avant de parvenir à destination, si on y parvient jamais… Et il paraît que ce n’est pas le plus grand hôpital parisien !
On sort des urgences, on contourne un ou deux bâtiments, pour arriver au rez-de-chaussée du bâtiment concerné, un immeuble plutôt moderne (c’est-à-dire, pas très esthétique si on le compare aux plus anciens qui le côtoient). Le service d’hépatologie est situé au 9ème étage. Il faut prendre l’ascenseur… (Du calme ! Du calme ! Ça doit bien fonctionner ces engins-là dans un hôpital, on peut pas se permettre de laisser une urgence coincée bien longtemps. Non ?… Dans le doute, je ferme tout de même les yeux, ça aide. Eh oui, ça aide à respirer de fermer les yeux !) Miracle, on arrive au 9ème sans souci. C’est toujours un émerveillement de sortir vivant d’un ascenseur.
On s’engage, la pousseuse, le fauteuil et moi, dans le couloir. Les portes des chambres sont presque toutes ouvertes. Difficile de ne pas y jeter subrepticement un regard pour se faire une idée du lieu et de la population. En tout cas, moi, je n’arrive pas à me retenir.
Ma seule expérience d’hospitalisation est encore fraîche dans mon esprit puisqu’elle remonte à quinze jours à peine. C’est donc tout naturellement que je compare les lieux. C’était aux Bluets, une maternité aux dimensions humaines. Je me souviens que les couloirs étaient toujours vides. Je laissais souvent la porte de ma chambre ouverte pour ne pas étouffer de chaleur car la pièce était climatisée et la porte fenêtre qui donnait sur un semblant de terrasse s’entrouvrait à peine pour ne pas perturber le fonctionnement de la climatisation. Est-il nécessaire de préciser que l’utilité de cette dernière reste à ce jour un mystère ? Dans un lieu climatisé, on se sent comme dans un bocal dans lequel circule de l’air vicié, on y crève de chaud ou de froid et on ne peut réguler la température en ouvrant les fenêtres qui sont condamnées. Par la porte de ma chambre tenue ouverte, je pouvais donc voir ce qui se passait dans les couloirs. C’est simple : rien. Peu de visiteurs, peu d’allers et venues. Du grand calme. Les autres chambres semblaient même inoccupées.
Dans ce couloir de Cochin en revanche, ça fourmille. On passe tout de suite devant la salle où se trouvent les infirmiers et les aides-soignants. Ils sont nombreux. Ça parle. Ça vit. Puis, on s’enfonce un peu plus. Manifestement ma pousseuse connaît le numéro de chambre qui m’a été attribué. Pas moi. C’est au bout du couloir. Ici, les chambres sont loin d’être inoccupées, c’est plutôt l’inverse. Il y a deux malades par chambre et, au vu de leur forme, ils ne doivent pas souvent la quitter. Ceux que j’observe sont couchés et dorment mais ce sommeil ne dégage pas une impression de sérénité. À la façon dont ils sont allongés, plus ou moins dénudés, jetés plus qu’installés sur leur lit, on sent le mal-être, pas forcément la douleur mais la maladie. Ceux qui ne dorment pas sont tout de même alités, certains me jettent un regard vague. Je serre plus fort la poignée de mon sac. Nous passons devant un jeune homme assis dans le couloir, très maigre, le teint livide. Il me regarde tristement. Nous continuons notre route.
Nous voilà arrivés. La même chambre que toutes les autres dans le couloir : deux lits. Le premier est manifestement occupé mais le malade n’est pas dans la chambre, le deuxième est pour moi. Si la personne du premier lit n’est pas là c’est qu’elle parvient à se déplacer, ça me soulage. Je m’installe en gardant une seule pensée à l’esprit : qui va être mon ou ma colocataire ?
Magnifique vue sur Paris et le Panthéon qui est tout proche. Ce panorama est digne d’un hôtel de luxe. Et me voici de nouveau à comparer cette chambre avec celle des Bluets. Mais, à part le fait que nous soyons deux dans la chambre et que les toilettes ne contiennent pas de douche, elles sont très similaires. Je me pose sur le lit et j’attends le retour de mon compagnon de chambre en essayant de lire. Je me demande si les chambres d’hôpital sont mixtes et s’il est possible que ce soit un homme. Encore une question idiote que je n’ose poser à personne…
Elle arrive ! Ouf ! C’est une jeune fille pleine de vie, accompagnée de sa sœur. Elles sont toutes les deux souriantes et sympathiques ; le dialogue s’engage instantanément. Il semble que nous soyons ici pour la même raison. Nous nous demandons alors très rapidement si les patients sont installés dans les chambres par type d’affection, voire par tranche d’âge. En tout cas, il ne semble pas qu’il y ait de chambres mixtes d’après ce qu’elle a pu observer. Elle est arrivée deux jours avant moi et va donc pouvoir me faire bénéficier de sa longue expérience. Quel soulagement de pouvoir discuter librement avec quelqu’un qui se pose les mêmes questions stupides que moi.
Mahshid est iranienne. Elle parle un français impeccable avec une légère pointe d’accent. La linguiste que je suis n’a pas pu résister longtemps à lui demander d’où elle venait. J’avais bien fait quelques supputations en l’entendant discuter avec sa sœur mais je n’étais pas sûre de moi. Que c’est joli, le persan ! Rien qu’au nom, « persan », on imagine les mille et une nuits, la magie de l’Orient. (C’est peut-être un cliché mais ça me fait rêver, moi, l’Orient, l’exotisme.) On ne l’imagine pas dans un hôpital, une jeune persanne. (Ça se dit, ça, « persanne » ? Non, je sais, on dit les Iraniens, à la rigueur, les Persans… Iranienne, ça a aussi une portée exotique mais ça fait moins conte de fée.)
Le repas du soir arrive vers 19 heures. C’est du grand luxe de ne pas dîner à 18 heures ! (Quoique pour une fois, ça ne m’aurait pas dérangé, le rythme hospitalier, vu que je n’ai rien avalé depuis hier matin… grmbhmhgh…) J’ai tellement faim que je me réjouirais même qu’on me serve une omelette comme ma pauvre voisine qui a demandé un régime végétarien. (Je me marre.) Mais elle a décidé de mettre fin à ses souffrances et demande tout de suite, à la vue du demi-cercle jaunâtre qui traîne dans son assiette, de repasser dès le lendemain à une diète que l’on qualifie de « normale ». C’est qu’elle voudrait commencer à se sustenter tout de même.
Moi, je vis une révélation gastronomique sur fond de madeleine de Proust. Mon assiette contient un mets que je n’avais pas goûté depuis au moins trente ans et je crois bien ne pas exagérer en disant ça. J’ai été très tôt demi-pensionnaire et je connais donc les joies de la cuisine des collectivités depuis de nombreuses années. C’est peut-être pour cela qu’à la maison les plats tout préparés, du genre crêpes surgelées et autres délicatesses, ne figurent jamais au menu. Je ne reconnais pas tout de suite le petit demi-cercle bombé à côté des haricots verts. Bien que la forme géométrique soit identique à celle qui repose dans l’assiette de ma voisine, ce n’est pas une omelette. Je découpe et je comprends : un cordon bleu. J’en souris presque avec tendresse. Ce sourire est issu d’un mélange de nostalgie, d’incrédulité mais aussi de contentement à l’idée de manger bientôt. Et alors, là ! Incroyable ! Je goûte le premier morceau et j’en ressens une joie réelle, un vrai bonheur des papilles. Ce transport délicat et intense à la fois est provoqué par un cordon bleu ! On m’aurait apporté un de mes plats préférés, mitonné par un chef renommé que la joie n’aurait pas, je crois, été aussi vive. J’ai dégusté ce plat en prenant tout mon temps, en savourant chaque bouchée les yeux fermés, veillant à bien distinguer les saveurs subtiles du poulet, du jambon, du fromage et de la panure. Je me suis régalée. Je ne plaisante pas, j’ai vraiment pris un immense plaisir à manger ce cordon bleu, tout industriel qu’il était et bourré de je ne sais quels ingrédients « chimico-pas bons pour la santé ». Je ne sais pas si j’ai vu défiler mes années d’école primaire, la serviette de table enroulée dans le rond de serviette au fond du sac de cantine, le verre Duralex avec notre âge inscrit dans le fond, et les rabs si rares et si précieux de fromage blanc avec de la crème de marron, mais je sais que j’ai vécu l’effet de la madeleine. Le cordon bleu n’est sans doute pas le seul responsable. La faim qui me tenaillait a certes participé à créer une atmosphère propice à cette révélation. Ainsi que l’état général de faiblesse dans lequel je me trouvais. Toutefois, je n’en reste pas moins reconnaissante à ce modeste plat.
Cet hôpital est beaucoup plus animé que la maternité. Par la porte laissée ouverte par Mahshid pour, je cite, « ne pas crever de chaud », on voit passer et aussi entrer une foule de personnes. La chambre n’est pas climatisée (du moins, c’est ce qu’il nous semble) mais ici on peut ouvrir les fenêtres. Entre la porte tenue ouverte par un fauteuil à peine déplaçable tellement il est lourd, le ventilateur qu’elle est parvenue à dégoter (experte, la donzelle) et la fenêtre ouverte, on peut respirer librement dans la chaleur de l’été.
Le défilé du personnel médical semble désordonné. Je ne retrouve pas la hiérarchie bien réglée des visites des Bluets mais il existe tout de même des similitudes entre ces deux mondes. Par exemple, ceux qui nous rendent visite le plus fréquemment sont les aides-soignants et les infirmiers. Nous verrons une fois un médecin et plusieurs fois (en plusieurs jours) des internes. Et ceux qui répondront à nos questions et feront le lien entre nous et le « staff », comme ils disent, seront le plus souvent les infirmiers.
Nous verrons même une fois un externe ! Je ne savais pas que ce mot existait dans le contexte hospitalier. J’opposais les externes aux demi-pensionnaires. Je me demandais justement pourquoi on parlait toujours d’interne et jamais d’externe. Eh bien une infirmière m’a tout expliqué, na ! Maintenant, moi, je connais la différence…
J’utilise le masculin pour les aides-soignants et les infirmiers car le personnel est mixte. Comme ce n’est que la deuxième fois de ma vie que je suis hospitalisée et que, la première fois, j’étais dans une maternité où l’ensemble du personnel était féminin (pardon, bien évidemment, il y avait aussi des hommes parmi les chirurgiens mais ça ne compte pas, on ne les voyait jamais…), je suis surprise par la présence d’hommes à ces fonctions. Ma voisine, elle, s’en trouve fort aise et reluque les jeunes infirmiers qui viennent nous piquer en me jetant des regards entendus (et tellement discrets !). Dès que nous nous retrouvons seules (La porte grande ouverte, tu parles d’une intimité.), nous comparons leurs charmes et ne sommes pas tout à fait d’accord. Tant mieux, ça ne fait pas de jalouse et ça nous permet de nous distraire gentiment, de ricaner ostensiblement comme de vraies collégiennes chaque fois qu’entre un infirmier alors que nous étions en train de parler de lui. Même si Mahshid est plus jeune que moi, nous avons toutes les deux passé l’âge de ces enfantillages mais c’est tellement agréable d’être tout simplement futile et de se trouver un compagnon de route dans cet univers généralement dédié à la souffrance.
On nous prélève généreusement chaque matin plusieurs échantillons de sang et on nous perfuse toutes les deux le même produit dès le premier jour. Ça crée des liens. Mahshid et moi nous retrouvons dans la même situation, pas vraiment conscientes de souffrir d’une affection grave puisque nous nous sentons bien, à peine légèrement fatiguées et un peu étonnées de nous voir retenues à l’hôpital. Alors, si, en plus, on nous perfuse une espèce de remède contre une maladie hypothétique, on se pose forcément des questions. Un gentil interne vient nous voir dès le lundi et nous explique un peu plus ce qu’il se passe. Enfin, il vient me voir moi parce que manifestement à chaque lit est attribué un interne. Moi, j’ai la chance de tomber sur un jeune homme sympathique, plutôt chaleureux et présentant déjà assez d’assurance pour qu’on puisse prêter à ses paroles les vertus de celles d’un médecin. Mahshid est affectée à une femme ; elle aussi, jeune et sympathique, mais beaucoup moins sûre d’elle. Dès le départ, ça ne pouvait pas coller parce que ma petite voisine était un peu irritée de ne pas avoir eu le garçon, elle avait donc décidé qu’elle ne ferait pas confiance à cette femme. Elle préférait écouter ce que disait mon interne. Je me faisais donc l’écho de ses interrogations et posait au jeune homme les questions qu’elle brûlait de lui poser. (Heu, pas toutes. Juste celles d’ordre médical. Et puis, moi aussi j’aurais bien voulu l’interroger, lui demander, par exemple, d’où venait son nom de famille inscrit sur son badge. Toujours cette satanée curiosité linguistique que je tente de réfréner pour ne pas être taxée d’indiscrétion, voire de racisme. Tout de même, bizarre ce nom…)
L’interne m’explique donc (et ça vaut aussi bien pour Mahshid) que je souffre d’une hépatite suraiguë d’origine inconnue. Tant qu’ils ne connaissent pas la source du problème, ils me (nous) traitent donc avec du Zovyrax au cas où je serais (nous serions) atteinte(s) de zona ou d’herpès. (J’arrête là les parenthèses, on a compris que Mahshid, qui fait semblant de lire pendant l’exposé, ne perd pas une miette de ce qu’il me raconte.) Profitant de l’accessibilité du jeune homme, je lui glisse mon histoire de cœlioscopie. Je lui explique que je comprends bien que j’ai un problème au foie mais que ce qui me préoccupe le plus, c’est cette intervention que je devais subir au moment même où il me parle, que j’en ai déjà touché un mot aux urgences ainsi qu’ici-même au service d’hépatologie mais que, face au manque de réaction, j’avais bien peur que le message ne soit pas passé. Je prends l’air le plus calme que je suis capable de prendre dans les situations de stress montant et je lui explique, avec le sourire :
— Mon souci majeur actuellement concerne mes ovaires. Je comprends bien que ce n’est pas de votre ressort mais, puisque je suis dans un hôpital, et que vous appartenez au corps médical, vous serait-il possible de contacter la maternité dans laquelle je devais être opérée pour expliquer à qui de droit ce qu’il m’arrive et reprogrammer au plus vite la cœlioscopie ? En effet, si mon foie ne me fait pas souffrir et que vous me voyez là en bonne forme, je vous assure que mon appareil gynécologique peut me plonger dans les affres d’une douleur intolérable et que cette intervention représentait une délivrance. Hier, je ne suis parvenue à parler qu’à l’infirmière qui m’a téléphoné en fin d’après-midi, s’étonnant de ne pas me voir à l’heure prévue pour l’hospitalisation. Je lui ai relaté mes aventures et, depuis, je n’ai pas de nouvelles. Je ne sais pas si je vais pouvoir subir bientôt cette intervention car leur bloc opératoire ferme pour le mois d’août. Or, je ne peux pas attendre. Je me disais même que ça pouvait avoir lieu, ici-même, à Cochin. Vous pouvez bien parler au service de gynécologie, vous, qui êtes médecin, non ?
C’est bon, le message est passé. Je pense que j’ai été claire et je suis sûre qu’il n’est pas idiot. On va s’occuper de moi. Aaaaah. Je suis enfin parvenue à m’exprimer normalement face à un médecin. Je lui ai tout bien expliqué comme il fallait, je suis fière de moi. Il a noté les numéros de téléphone que je lui ai indiqués, il va s’en occuper et, même, en parler au staff. Tout va bien. (Innocente que je suis, le silence religieux qu’il observe pendant que je débite mes explications n’est pas de l’attention mais une attitude médicale apprise, du genre « Je suis très intéressé par votre cas et je le montre ». Pendant qu’il me regarde parler, il peut penser à ce qu’il va faire de sa soirée. Les notes griffonnées sur le morceau de papier ont dû finir en origami.) Inconsciente de sa parfaite indifférence, je me sens rassérénée.
Reste tout de même qu’on me perfuse du Zovyrax toutes les six heures alors qu’on ne sait pas ce que j’ai. Je me souviens qu’on m’a prescrit des antibiotiques pour une affection gynécologique qui peuvent très bien avoir eu un léger effet secondaire sur le foie et j’espère que ce médicament-ci ne va pas détraquer autre chose… Mais ça, je n’en parle pas à l’interne. Je lui demande d’être mon allié, je ne peux pas mettre en doute son traitement.
Tiens, d’ailleurs, il m’explique aussi qu’avec un problème au foie, je n’ai pas droit à la plupart des anti-douleurs, notamment au paracétamol. Ah oui ? Je veux bien le croire quoi que je ne voie pas le rapport mais je me souviens pourtant on m’en a allègrement injecté aux urgences d’Avallon… Elles commencent un peu à me faire flipper, les perfusions. Et si je ne sortais plus des hôpitaux ? Si je finissais par passer de service en service, déglinguée par cette accumulation de médicaments censée me guérir ? Je fais quoi ? Je le lui dis ? Non, je ne peux pas, il prendrait ça comme une attaque. Et en plus, il me tarde qu’il parte parce que j’ai un autre problème…
Aux urgences, on m’a donné un petit bocal, le même que pour l’urine, pour que je fasse un examen des selles. Seulement voilà, je n’avais pas mangé depuis longtemps alors il a bien fallu que j’attende un peu. Là, je sens que c’est le bon moment. (Rappelle-toi, il ne faut pas mettre les doigts à l’intérieur…) Une fois que l’interne a quitté la chambre, je m’enferme dans les toilettes en espérant que tout ira vite et bien, et, surtout, proprement. Heureusement que je me trouve entre deux prises de Zovyrax, c’est-à-dire libérée du pied à perfusion et libre de mes mouvements. Sinon… J’espère que je n’aurai pas de problèmes intestinaux. Sinon… Mais je m’inquiète pour rien. Tout se passe bien, je vise comme il faut et referme le petit bocal comme un chef. Hé hé. Fastoche ! Plié en même pas deux minutes. Trop forte !
Ah mais oui mais j’en fais quoi du bocal ? C’est aux urgences qu’on m’a prescrit cet examen, pas au service d’hépatologie. Il faut donc que je fasse quelque chose de ce bocal, que je le remette à quelqu’un. Je ne peux décemment pas le laisser traîner sur l’étagère du lavabo en attendant que quelqu’un l’emporte. En plus, ça ne serait pas très sympa pour Mahshid.
Allez ! On met on peu de côté son ego. J’enroule le bocal dans du papier toilettes et je me rends dans la salle des infirmiers pour leur remettre ma production en mains propres. Dans les couloirs, si je rencontre quelqu’un, je n’aurai qu’à imaginer que j’ai dans les mains une bête brosse à dents. Après tout, personne n’est censé savoir ce que je transporte. Et puis, ils doivent s’en ficher pas mal. (Eux, oui, mais pas moi !)
Elles ne sont que deux dans la petite pièce. Ça sera plus facile.
— Bonjour. On m’a demandé un examen des selles aux urgences. Alors voilà, j’ai ce qu’il faut. Je mets ça où ?
— Donnez, on va s’en charger.
…
— Mais… Pourquoi vous avez utilisé ce bocal ?
— Je sais pas. C’est ce qu’on m’a donné aux urgences.
— Ah bon ? Mais c’est pour les examens d’urine, ça. L’autre est beaucoup plus grand. Décidément, c’est n’importe quoi aux urgences. Vous n’avez pas eu trop de mal ?
— Heu. Non, ça va. Bon, ben, je retourne dans ma chambre. (Faut pas exagérer. Je veux bien essayer de décomplexer vis-à-vis de ces choses de la nature mais je vais pas non plus vous détailler le processus. Je me sens un peu coincée pour le coup.)
Dans la foulée, une fois retournée dans la chambre, je demande à Mahshid où sont les douches, afin que je m’y rende et que je me débarrasse aujourd’hui de toutes les contraintes d’ordre physique auxquelles je suis confrontée. Elle m’explique qu’il y a une douche au fond du couloir, près de la salle des infirmiers et que je peux m’y rendre quand je veux sans gêner le service. Il suffit qu’elle ne soit pas occupée. Seulement, pour savoir si elle est occupée, il faut y aller avec tout son nécessaire sinon, le temps d’un aller-retour, la douche qui était libre peut se retrouver occupée. Mais non. Elle est libre, très propre et spacieuse. L’eau chaude est délicieuse. Une fois lavée et changée, je me sens déjà un peu plus humaine.
Mahshid et moi coulons trois jours paisibles dans ce service. Ça a l’air paradoxal mais c’est pourtant la vérité. Nous n’avons pas été perfusées au même moment et ne sommes donc pas prisonnières du pied à perfusion en même temps. Ainsi, nous nous relayons de façon naturelle aux toilettes ou à la douche et celle qui est libre s’occupe de l’autre. Nous partageons nos friandises et nos magazines. Deux larrons en foire ! Nous discutons souvent avec les infirmiers et aides-soignants qui passent de longs moments dans notre chambre sans doute plus animée que celle de nos voisins.
Notre quotidien hospitalier est également rythmé par les visites de sa sœur et de mon père. La sœur de Mahshid, Mahsan, est une fille douce, calme et discrète, très différente de Mahshid qui déverse son énergie même sur son lit d’hôpital. Par conséquent, tout le monde croit que Mahsan est la cadette, ce qui a le don d’énerver passablement la véritable cadette des deux sœurs. Sa présence apporte un grand repos à notre chambrée. Celle de mon père, en revanche, génère plus d’agitation… En effet, au moment du déjeuner, il nous quitte, peu enclin à se forcer à contempler les insipides ingrédients qui parsèment nos plateaux, pour aller se sustenter dans un petit restaurant du sud-ouest qu’il a repéré dans les parages. À son retour, la panse bien remplie, l’air satisfait, il nous en livre tous les détails, sans rien nous épargner : du fondant du confit de canard au croustillant des pommes de terre qui l’accompagnent, en passant par le délicieux quart de vin, l’excellent tiramisu et l’expresso final accompagné de son amande chocolatée. Mahshid le regarde effarée et se tourne vers moi.
— Il plaisante ou il le fait exprès ?
— Il est très taquin… Et il ne s’arrêtera pas. Si tu ne veux pas l’entendre, mieux vaut sortir…
Effectivement, aucune protestation de notre part ne l’arrête ! Nous nous résignons donc à l’écouter mais lui faisons promettre de nous apporter du chocolat le lendemain pour se faire pardonner. Il y consent généreusement.
Nous ne sommes pas les seules ici à subir le besoin irrépressible de partager ses sentiments qu’éprouve mon père. Un après-midi que nous descendons tous les deux prendre un vrai café dans la cafétéria de l’hôpital, en remontant dans la chambre, nous passons devant le jeune homme livide que j’avais déjà aperçu à mon arrivée. Le pauvre fait toujours aussi pâle figure. Il est posé sur le même fauteuil dans le couloir, sans but apparent, comme une poupée de chiffon. Sa tenue découvre des jambes maigres encore plus blanches que ses bras. Son regard est désespérant de tristesse. Mon père, sourd d’une oreille, parle généralement très fort. À sa façon supposément discrète, il me lance :
— Eh bien ! Il a morflé, lui !
— Papa… murmuré-je en retour, il a peut-être morflé mais il n’est pas sourd…
— Non mais je dis pas ça pour lui faire du mal. Je dis ça juste parce que ça me fait plaisir de voir que, toi, tu es en forme ! Je me suis fait du souci, tu sais !
— Je sais, papa…
Et je presse le pas, le front rouge d’embarras, pour que nous n’infligions pas de souffrances supplémentaires à ce pauvre jeune homme.
Par la porte ouverte, l’activité du couloir vient parfois nous distraire. Un soir que nous lisons paisiblement (Enfin, que je lis paisiblement parce que Mahshid va être perfusée et le produit commence à faire la faire un peu souffrir en se diffusant. Elle redoute l’arrivée de l’infirmier.) – un soir, donc, passe à toute vitesse un malade qui tient fermement dans la main droite son pied à perfusion. Il semble manier l’instrument avec une grande aisance. Je lance à Mahshid :
— Il s’entraîne pour les Jeux Olympiques.
— Quels Jeux Olympiques ?
— Ben les Jeux de l’hôpital. Ils ont créé ça pour distraire les malades. Il existe plein de disciplines. Celui-là s’entraîne à la course au pied à perfusion. Ça a l’air d’être un champion !
Ça marche. Elle rigole, oublie son appréhension et nous voilà parties à imaginer les autres disciplines de ces jeux : le lancer d’omelette (notre sport préféré !), la course en lit médicalisé, le combat au thermomètre ou encore le parcours d’obstacles. La variété des objets utilisables à cet effet est infinie dans un hôpital.
Malgré tout, nous attendons toutes les deux impatiemment de pouvoir rentrer chez nous. La veille au soir, nos deux internes nous ont annoncé qu’aucune des analyses de nos prélèvements n’avait été positive. En d’autres termes, ils ne savent pas ce qu’il nous est arrivé. En revanche, tout est rentré dans l’ordre du côté de nos foies respectifs.
Tout va bien mais quand même… À notre sortie (Bientôt. Bientôt. Je sens que ça s’approche. Du calme.), nous aurons deux interdits majeurs pendant un mois. Nous n’avons droit ni aux médicaments, ni à l’alcool. Pendant un mois. Au moins… Et ça, c’est uniquement si tout va vraiment bien, si les résultats des prélèvements sanguins hebdomadaires qu’on nous prescrits viennent conforter ce diagnostic. Mahshid me lance un regard horrifié. Pas d’alcool, en plein été, LE moment de l’année où on sort tout le temps, où on se donne des rendez-vous dans des cafés pour une bonne bière fraîche. Elle boude…
Moi, c’est plutôt l’autre consigne qui me fait peur. Si les douleurs reviennent, comment vais-je faire ? Si je ne peux pas prendre d’anti-douleurs, je ne peux même pas compenser par une bonne dose de whisky. Ce qui me rappelle que mon gentil interne ne m’a jamais reparlé de la cœlioscopie. Aurait-il oublié ?
— Vous avez des nouvelles pour la cœlioscopie ? Vous avez eu les Bluets ou le service gynécologie de Cochin ? Je voudrais pas vous embêter mais ça me colle plutôt la trouille de sortir d’ici sans savoir ce que j’ai ni quand les douleurs vont reprendre ni ce que je pourrai faire si elles reviennent. Vous comprenez, je n’ai pas trop envie de repasser par la case des urgences.
Il m’explique alors gentiment qu’il n’y a pas de nouvelles du côté de l’intervention (Tu m’étonnes…) et me conseille de recontacter les Bluets parce que ça ira beaucoup plus vite que d’ouvrir un nouveau dossier à Cochin. Il dit ça sans acrimonie, juste un peu de fatalisme et toujours avec le sourire. Je capitule. Je comprends. Je vais devoir livrer une nouvelle bataille médicale. Les médecins du foie ne parlent pas à ceux de l’appareil gynécologique même lorsque ces deux éléments se trouvent réunis dans un même corps. C’est comme ça.
À l’issue de l’entrevue, ils nous ont annoncé qu’ils allaient bientôt pouvoir nous relâcher. Lueur d’espoir dans nos regards. (Ne pas demander quand. Ça ne sert à rien. Attendre patiemment le retrait du cathéter.) Voyant Mahshid commencer à entrer dans un état d’excitation fébrile, je lui fais partager mon expérience et l’invite au calme. Il vaut mieux s’attendre au pire, la déception serait trop grande.
Le lendemain en fin de matinée, mon interne arrive tout sourire, s’installe sur mon lit, discutaille le bout de gras, me demande comment je me porte, etc. Satisfait de mes réponses, il m’annonce que je quitterai l’hôpital dans la journée. (Attention, c’est du futur…) Je lui réponds par un large sourire mais, consciente que Mahshid n’a rien raté de la discussion, je me tourne vers elle :
— Tu fais pas la gueule, hein ?
Prise au dépourvue car elle était effectivement en train de faire la gueule, et je la comprends très bien car j’aurais réagi de la même façon, elle se compose un semblant de sourire et me répond :
— Mais pas du tout, je suis très contente pour toi.
Je me retourne vers l’interne :
— Et ma copine ? Elle sort quand ? Aujourd’hui aussi, hein ? Je peux pas la laisser toute seule. Vous comprenez ?
Surpris, il ne répond pas tout de suite, puis nous dit qu’il pense que oui mais qu’il n’en est pas sûr, que c’est l’interne chargée de ma voisine qui va venir lui en parler. C’est alors moi qui dois la rassurer. Je lui dis qu’elle est arrivée avant moi et qu’il n’y a pas de raison qu’elle reste plus longtemps que moi, que je vais lui porter chance et qu’on va sans aucun doute lui faire la même annonce. Je ne devrais pourtant pas lui dire ça ; je lui disais l’inverse la veille au soir. Mais elle ne prend pas garde à ce défaut de logique et se détend légèrement. De mon côté, je contiens mon excitation et je commence à faire mon sac en attendant que mon père vienne me chercher. J’espère vivement qu’elle va sortir le même jour que moi ! Elle me dit qu’elle a vu passer deux personnes avant moi dans mon lit et ne supportera pas d’en voir une autre me remplacer, qu’elle aura l’impression d’être la seule à ne pas quitter cet hôpital.
Une petite demi-heure à peine s’écoule et l’interne de Mahshid entre. Elle s’assied sur son lit et l’entreprend de la même façon que le mien un peu plus tôt. Je fais semblant d’être affairée mais je n’en perds pas une. Mahshid est pendue à ses lèvres. Elle n’attend qu’un mot de cette femme qu’elle est prête à adorer ou à détester pour une simple parole.
Ouf ! C’est la bonne parole ! Elle sort aujourd’hui aussi. C’est la fête dans la chambre ! Embrassade générale. Mon père, sa sœur, Mahshid et moi sommes aux anges. On dirait qu’on vient de nous libérer après des mois d’enfermement alors que tout le monde ici nous a traité on ne peut mieux. Mais c’est trop beau, on ne peut pas le garder pour nous. Pour la peine, on s’empiffre du chocolat qu’il nous reste, puisque ça ne nous est pas interdit, ça !
*
Dring. Dring. (Ça s’écrit plus comme ça la sonnerie du téléphone, non ?)
— Ben alors, t’es où ?
— Je sais pas, je suis dans le parc, à côté du lac.
— Ah ben, non, je t’avais dit, en haut, pas du côté de la mairie. Monte jusqu’au salon Weber, puis tu tournes à droite et c’est tout droit. On est là, on t’attend. (C’est toujours la même chose quand on se donne rendez-vous dans le parc des Buttes-Chaumont. Chacun a son entrée fétiche qu’il ne sait pas décrire précisément et il ne sait pas entrer par une autre. Il faut passer au moins quinze minutes au téléphone pour se retrouver.)
Dring. Dring.
— T’es passée où ? Tu devrais déjà être là.
— Je sais pas où je suis. J’ai suivi un gardien qui m’a fait tourner en rond. Je suis revenue au lac, puis je suis remontée. Je suis fatiguée, je crois que je vais pas arriver à vous retrouver. Il vaut mieux que je rentre chez moi.
Je sens les larmes dans la voix, la fatigue, le « de toute façon, je rate tout ce que je fais, alors ».
— Mais non, arrête. Tu vois un bâtiment ?
— Oui, un restau.
— Il s’appelle comment ?
— Pavillon Puebla.
— Cool, je sais où c’est. Bouge pas, je viens te chercher, on n’est pas loin.
Elle est assise sur les marches du restau, maquillée et « en civil » (c’est-à-dire sans cathéter). Ça fait très bizarre de la voir dehors. J’ai la même sensation qu’un gosse qui reste ébahi parce qu’il rencontre sa maîtresse dans la rue alors, que dans son esprit, elle appartient à la classe et n’existe pas en dehors de l’école.
— Alors, comment tu te sens ?
— Bof, je suis tout le temps crevée, j’en ai marre.
— Allez, ça va aller de mieux en mieux. T’as l’air plutôt en forme, quand même.
— Ouais mais je viens de voir des copains et j’ai même pas le droit de boire une bière, c’est chiant.
— Plains-toi. Tu pars demain en Iran. On peut pas rêver mieux pour une cure sans alcool, non ?
Elle me jette un regard mi-noir, mi-amusé. Je l’amène à notre lieu de pique-nique.
— Messieurs dames, je vous présente la fameuse Mahshid, ma pote d’hôpital !