Les mots sont malmenés. L’ère de la surinformation a démasqué les menteurs chroniques. Nous ne croyons plus en nos représentants politiques. Nous nous méfions de toute intervention publique. Nous avons appris à reconnaître la langue de bois. Seuls des journalistes s’en contentent encore. Il faut bien qu’ils survivent.
La méfiance s’est généralisée à la communication verbale. Alors, comme il faut bien continuer à croire en quelque chose, on se tourne vers les chiffres qui, eux, « ne mentent pas ». Et depuis quand les chiffres parlent-ils ? À la différence des mots, ont-ils une vie propre, sont-ils autonomes ? Il paraît qu’ils sont évocateurs, qu’ils se suffisent à eux-mêmes, qu’à eux seuls, ils remplacent « le beau discours », derrière lequel il faut entendre « un discours fallacieux ». Il est paradoxal qu’on les pare de toutes les vertus qui devraient revenir aux mots car ce sont pourtant bien eux les vecteurs naturels de la communication.
Certes, les mots sont manipulables. Ils ont plus de mal à convaincre. On leur offre donc l’appui de leurs confrères les chiffres et tout devient plus clair et même plus honnête ! Et pourquoi donc ? Lorsqu’on pense qu’un politicien ment, pourquoi doit-on le croire lorsqu’il avance des chiffres ? Parce qu’ils figurent quelque part sur un rapport qui se donne des allures officielles ? Pourquoi ces chiffres ont-ils plus de légitimité ? S’ils sont effectivement disponibles, ce qui reste à démontrer, qui les a produits ? Qui a mandaté leur production ? Sur quelles données a-t-on basé les calculs ? Pourquoi accorde-t-on aux chiffres une autorité supérieure ? Ils ne sont pourtant que le résultat d’un calcul humain. Ainsi, ils sont tout autant manipulables que les mots.
Ah mais, j’oubliais, ils sont largement représentés dans les « sciences exactes », ces domaines qui ont pour objectif de nous offrir la vérité sur un plateau. 2 + 2 = 4. Ca ne se discute pas. C’est vrai ! Incomparablement supérieures, ces sciences-là, aux sciences humaines, ramassis d’à peu près, de doutes, de tergiversations qui ne parviennent à terme qu’à nous embrouiller l’esprit. Halte à l’inaction de la réflexion ! Place à l’action ! On tranche, on décide, on avance. Les chiffres sont des outils décisionnels hors pair.
Or, la rationalité intrinsèque qu’on leur confère est un leurre. Dans un message publicitaire, dans un discours politique, ils ne sont pas plus fiables que les mots. Le calcul d’un pourcentage est très certainement correct mais le choix des chiffres utilisés peut toujours être remis en cause. Aïe ! Le satané doute de l’intello binoclard, coupeur de cheveux en quatre, qui revient à la charge… En réalité, ces chiffres, pour qu’ils ne soient pas remis en cause, il suffit qu’ils fassent vrai et qu’ils correspondent à nos attentes. Ainsi, on évite un pourcentage de réussite de 100 %, peu crédible. En dessous de 50 %, c’est trop peu. 57 %, 65 %, c’est encore médiocre. Au-delà des 90 %, sans atteindre les 100, ça, c’est bien.
Deux illustrations à l’appui :
- Publicité pour Wall Street English
Les publicités pour ces cours d’anglais sont fréquentes dans les rames du métro parisien. Elles estiment le taux de réussite à 97 %. Sur leur site, on trouve, écrit en rouge :
97% de réussite* (Garantis par contrat)
Aucun astérisque directement placé sous cette assertion ne la détaille mais on retrouve encore plus bas, en premier élément d’une liste « Pourquoi choisir Wall Street English ? » : « 97 % de Réussite * ». Cette fois, on lit au dessous : « L’étude menée par l’Université de Cambridge a démontré que la méthode Wall Street English est alignée sur le CECR (Cadre Européen Commun de Référence). *sur WSE Method : respecter le rythme prévu en début de formation. »
Et alors ? Je comprends bien que l’école a obtenu une sorte de label qui en fait un établissement sérieux. Ce que je lis, en revanche, c’est : « Vous pouvez faire parti de ces 97 %, toutefois, si vous ne réussissez pas, c’est certainement parce que vous n’avez pas respecté le rythme prévu en début de formation. Sans cette condition sine qua non, si vous échouez, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même, on vous avait prévenu. »
- Publicité pour Travauxlib
Encore dans le métro parisien, décidément source d’inspiration, une affiche sur les travaux à domicile sur laquelle on lit : « 50% des Français sont insatisfaits de leurs travaux* » mais aussi « 94 % de satisfaction** » (pour eux, cela va sans dire…)
Cette fois-ci, les chiffres sont expliqués au bas de l’affiche. C’est du sérieux !
*Source ADEME 2015, Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, établissement public
**Enquête de satisfaction Travauxlib 2017 (Cette campagne publicitaire date de mai 2017 à peine ! L’entreprise a récolté des avis sur quatre petits mois… Peut-être n’a-t-elle honoré que 5 contrats dans l’intervalle… Allez savoir…)
Ainsi, on met en parallèle deux types de pourcentage, issus de deux enquêtes qui n’ont absolument rien à voir mais que retient-on ? 50 contre 97. Effectivement, ça ne se discute pas…
Ces exemples sont inoffensifs. Ils ne visent qu’à passer un coup de vernis pour rendre un produit attractif. Peu importe si la couche passée à la va-vite disparaît au premier coup d’éponge. On ne parle ici ni de chiffres du chômage, ni de l’immigration, ni de la pollution… Mais si ce même petit jeu des chiffres s’appliquait également dans ces domaines beaucoup plus graves ? Quels chiffres pourraient nous rassurer ? Et lorsqu’ils auront eux aussi fait leur temps, va-t-on passer aux graphiques, aux photos ou aux icônes si on ne peut même plus faire confiance aux sacro-saints chiffres ?
les légumes !
la viande !
C’est ça, la communication de demain ? C’est un peu binaire mais c’est clair… et dans l’air du temps. C’est donc parfait ! Validé à 97 % !