Voilà, j’étais dans le train. J’avais réussi à partir et je partais loin. Je laissais derrière moi un homme et deux enfants. Ça ne se fait pas. Un homme, oui, ça peut faire ça. Ça plaque tout. On le traite de salaud mais on parvient à l’excuser. « Les hommes, ils sont comme ça, ils aiment la liberté… » dit-on avec fatalisme, les yeux peinés mais chargés de pardon.
Ce n’est pas que je ne les aimais pas mais je n’en pouvais plus de cette vie que je n’avais jamais souhaité. Je me suis laissée entraîner dans la maternité parce qu’on me l’a tellement réclamé que ça finissait par sembler naturel. Normal et naturel, ça va souvent de pair. Une mère qui laisse ses enfants, ça n’a même pas de nom. On n’a pas su trouver de mot pour ça. « Salope » n’y suffirait pas. « Enfin ! Tout de même ! Une mère ! » s’indigne-t-on, les yeux écarquillés d’incompréhension réprobatrice. Non, ce n’est pas admissible.
Je devais tout recommencer en mentant. Je ne pouvais pas espérer les revoir de si tôt. Je devais vivre avec le poids d’une culpabilité que je ne pouvais pas partager. Alors, pour souffrir un peu plus, pour vriller un peu plus ce couteau dans ma chair meurtrie, quand on me demandait si j’avais des enfants, je répondais qu’ils étaient morts dans un accident. Le silence gêné qui suivait, les excuses esquissées, les regards baissés vers les chaussures soudain terriblement poussiéreuses me hurlaient : « Ordure ! Tu n’as pas honte de mentir aux braves gens ? Tu n’en as pas assez fait ? »
J’en ai déjà tellement trop fait pour vous. J’ai tellement voulu vous ressembler que j’ai bien failli en crever de normalité. Alors, peut-être que j’aurais dû me jeter sous un train. Ça, vous l’auriez mieux accepté. Vous m’auriez moins sévèrement jugée. Encore qu’une mère qui ose mettre fin à ses jours en laissant deux enfants, ça ne se dit pas mais ça se pense, c’est quand même une belle…