Pour ses dix-huit ans, Noémie reçoit de sa grand-mère une lettre de son grand-père décédé deux ans auparavant. Quelques mots simples, un témoignage de tendresse, un encouragement à la force et à l’optimisme, conclus par un clin d’œil sous forme d’énigme : « Rendez-vous à la page cent de notre livre favori ». Elle sourit et se met illico à réfléchir. Elle jette à sa grand-mère un regard interrogateur et s’apprête à lui poser une question mais celle-ci mime une fermeture Éclair qui lui clôt les lèvres et sort les yeux rieurs. Il était évident que cette éternelle complice n’allait pas tricher.
Noémie hésite. Il lui a fait découvrir tant d’ouvrages, des récits d’aventures, des poèmes, des classiques, du théâtre, des bédés. Ils partageaient le même engouement pour plusieurs livres mais pas pour un plus spécifiquement. À quoi pensait-il donc ? Comment fallait-il raisonner ? L’anniversaire ? La majorité ? Et si elle cherchait un synonyme de majorité, par exemple ? Elle a trouvé !
C’est bien sûr le dictionnaire qu’il faut qu’elle ouvre ! C’est de loin le livre qu’ils ont parcouru le plus souvent ensemble. Le Larousse de la salle à manger, celui qui a perdu son dos au cours de toutes ses années de service et qui n’est toujours pas à la retraite bien que des jeunots soient venus à sa rescousse sur l’étagère du savoir. Elle l’ouvre à la page 100 et y découvre un mot et sa définition soulignés : akène. Fruit sec indéhiscent contenant une seule graine, n’adhérant pas au péricarpe. Elle ne le connaît pas. Pourquoi ce mot ? La botanique ? Son grand-père travaillait à la poste et s’intéressait aux plantes comme il s’intéressait à tout. Il ne lui vouait pas une passion particulière. Au fait, qu’est-ce que ça veut dire indéhiscent ? Elle va faire un tour du côté du i. Se dit d’un fruit qui ne s’ouvre pas spontanément. Tiens, c’est marrant ça. Il y a des fruits qui s’ouvrent et d’autres pas. Elle n’avait jamais pensé à ça. Il lui reste à chercher péricarpe parce qu’elle avait pensé spontanément à des os de la main mais ça ne peut pas vouloir dire ça.
Lorsque sa grand-mère revient au bout d’une heure, Noémie est toujours plongée dans le dictionnaire. Deux tomes de l’encyclopédie voisine sont également posés sur la table. Elle décide de faire une pause pour lui raconter tout ce qu’elle a appris sur les fruits secs. De là, elle est passée aux écureuils. Il paraîtrait que ces petits rongeurs qu’elle trouve si mignons n’avaient pas été très bien vus en Europe du Nord, qu’on l’avait même considéré même comme une incarnation du diable parfois. Et il y avait aussi des écureuils volants ! Elle n’a pas eu le temps d’explorer cet aspect parce qu’elle est passée à la mythologie scandinave ; elle avait lu le nom du dieu Loki qu’elle ne connaissait pas, et elle voulait en savoir plus à son sujet. À ce stade, elles échangent un sourire franchement radieux.
Et Noémie poursuit, fait part de ses découvertes à sa grand-mère qui en profite pour la mener sur d’autres pistes encore. Les sangliers, la chasse, l’impact du christianisme sur les mythologies anciennes, la fabrication du papier, les noms des tissus, la mode…
Puis, Noémie prend un air grave et annonce à sa grand-mère qu’elle va devoir aller chercher son ordinateur pour poursuivre. Elle aimerait bien en savoir plus sur l’impact écologique de certains produits et sur l’appauvrissement de la biodiversité, des thèmes qu’elle ne trouve pas documentés dans les encyclopédies de l’étagère. Elle ne veut pas la heurter. Elle sait qu’elle s’inquiète de l’omniprésence de l’informatique, des téléphones et de tous ces gadgets qui la dépassent. Cependant, cette fois-ci, sa grand-mère ne s’alarme pas. Elle comprend que sa petite-fille a besoin des outils de son temps pour approfondir ses recherches. La biodiversité est un terme qui n’existait pas quand elle avait l’âge de Noémie. Elle songe qu’elle aurait pu lui acheter la dernière édition du dictionnaire. Mais ce n’est pas comme ça que l’on fait. On n’achète pas un dictionnaire chaque année. Du moins, on ne faisait pas comme ça, mais le monde change si vite et les mots suivent son rythme. Aujourd’hui, elle constate que ces appareils ont une forme d’utilité malgré tout.
En outre, elle est ravie que Noémie ait oublié l’objectif initial de la lettre. Ils ont gagné leur pari, elle et Louis. Un petit jeu qu’ils avaient conçus ensemble peu avant son décès. Il lui avait parlé de la majorité de Noémie, il voulait lui offrir quelque chose de précieux pour son avenir. Ils participeraient forcément au cadeau commun car personne ne comprendrait qu’il en aille autrement puisqu’il faut montrer son attachement par une contribution. Ils estimaient que se soustraire à cette tradition, à l’heure de la consommation reine, était un acte de raison. Alors, ils avaient pensé à ce message. Noémie adorait consulter le dictionnaire avec Louis. Il fallait qu’elle continue à le faire sans lui. Ce clin d’œil leur semblait plus important que des phrases solennelles ou le legs d’un bijou.
Noémie installe sa tablette sur la table et tapote une recherche. Elle a trouvé rapidement.
— Tu sais, mamie, j’ai pas oublié le message de papy et j’y ai bien pensé en fouillant dans les dicos. Je continuais à chercher le rapport entre tous ces thèmes et lui, je me demandais si je m’étais pas trompée. Mais quand j’ai vu ton air satisfait quand tu es revenue, je savais que j’étais sur la bonne voie. En fait, si votre message subtil c’était que j’oublie pas les livres, c’était pas la peine. C’est pas parce que je fais des recherches sur Google que je sais plus lire sur papier. Et puis, en plus j’ai trouvé quelque chose d’intéressant sur le net à propos du dico et de son pissenlit. On parle des « akènes du savoir ». Ça te dit quelque chose ?
Son espiègle grand-mère lui répond muettement par la moue d’un « qui sait ? » engageant et fait mine de rechercher dans le dictionnaire. Le jeu continue.
« Akène » : très bon mot pour le scrabble… C’est amusant les coïncidences car je l’ai placé il n’y a pas si longtemps… Vive les dicos ! (Je confesse n’en avoir jamais lu un en entier… Oups !)
Moins payant que whisky mais plus facile à obtenir ! 🙂 Et vive les mots, leur vie, leur couleur…!