Il reste encore trois heures à Sooling et à Izra, son assistant, pour préparer le repas. Ils sont dans les temps et peuvent s’accorder une pause, assis face au jardin verdoyant du Palais. La vision de la végétation est un réconfort en soi, un luxe inouï. Sooling est la chef cuisinière du lieu. Izra l’a rejointe depuis vingt ans mais il est encore en apprentissage car il n’est pas tout à fait prêt.
Le Palais est une vaste serre de quelques kilomètres carrés qui abrite les plantes qui ont survécu aux variations climatiques de la terre. Elles sont sous haute surveillance. On ne peut pas savoir combien de temps elles tiendront. Les scientifiques sont chargés de leur étude et de leur entretien. Malheur à ceux qui laissent une fleur dépérir ! Le poids de leur existence face à celle d’un végétal n’est pas comparable ; elle n’est d’ailleurs jamais comparée. Personne n’a droit à l’erreur qui est toujours punie d’une manière spectaculaire afin de marquer les esprits. Le décès d’un végétal fait l’objet d’une analyse approfondie destinée à déterminer si la cause est naturelle. Lorsque c’est le cas, il est accompagné de rites funéraires et d’une période de deuil suivie par tous, même par Son Excellence. Lorsque ce n’est pas le cas, les coupables sont recherchés et leur punition est exemplaire.
C’est le prix à payer pour le privilège de vivre ici. On ne sort pas de la serre. Seuls les membres des instances supérieures ont des informations sur le monde extérieur et ils ne les partagent pas. Les rares qui ont connu l’extérieur, comme Sooling, sont tenus au silence. C’est une des conditions de leur acceptation. Et qu’auraient-ils à raconter aux autres citadins ? Des oasis urbaines au milieu des déserts, des habitations souterraines, la lutte pour l’eau, l’oubli dans le divertissement virtuel et les hallucinogènes. Quand son dossier d’introduction dans la serre a été agréé, Sooling aurait accepté n’importe quelles conditions. En l’occurrence, on lui a fait subir de nombreux tests et passer encore plus d’entretiens préalables mais ensuite, on ne lui a imposé que le silence.
Sooling et Izra ne sont même pas botanistes. C’est leur expertise dans l’art culinaire qui les a choisis. Une seule personne au Palais savoure chaque jour des plats composés des quelques fruits et légumes qui y poussent. C’est Son Excellence, le chef suprême. Il déjeune seul mais partage chaque dîner avec une personne de son entourage qui obtient ainsi le même privilège que lui. Mais Sooling et Izra partagent un secret ; ils se permettent de goûter parfois aux plats qu’ils concoctent. Ils sont prêts à subir le sort qui serait le leur si on les découvrait. Par un accord tacite, ils ont décidé que le jeu en valait la chandelle. Car leur charge est difficile, leur vie ne tient qu’à un fil, elle est remise en cause à chaque repas.
— Bon. On se lève ? On va voir si les poivrons sont mûrs ?
— Attends encore un peu, Izra. Dix minutes.
— Tu es sûre ? Et si on arrivait trop tard et qu’ils avaient déjà pourri ?
Sooling ne prend pas la peine de répondre. Izra sait qu’elle a raison. Il est tout simplement anxieux car il n’a pas son expérience, son instinct qui est devenu infaillible. C’est l’acquisition de cette aptitude qui est la plus ardue. Elle s’est contentée de lui montrer tout ce qu’elle sait. En matière de cuisine, elle n’a rien eu à lui enseigner. Il est parfait dans toutes les techniques et c’est pour ça qu’il l’a rejointe dans la serre. Cependant, il n’avait jamais travaillé que des produits de synthèse. Il ne pouvait pas connaître les fruits et légumes frais. Or, leur tâche ici commence avant la préparation car ils sont également chargés du choix et de la cueillette des ingrédients dans le potager. C’est cette partie-là qu’Izra doit renforcer.
— Tu crois que je m’en sortirai un jour, Sooling ?
— Bien sûr. Observe. Observe bien. Toutes les plantes autour de toi. Regarde-les vivre. Comprends-les. Ça vient.
— Mais je ne fais que ça ! Avoue que c’est franchement compliqué. J’ai commencé par apprendre par cœur une énorme encyclopédie qui détaille tous les végétaux : les fruits et légumes, les épices, les fleurs comestibles. Je sais tout ! Moi qui n’avais jamais vu une plante avant de venir, je suis devenu un expert. Et tout ça ne sert à rien !
— Mais si, ça te sert. Tu ne t’en rends pas compte mais tu as acquis une base déjà très solide. Ne sois pas impatient.
— Je ne l’étais pas au début. Je t’ai bien écoutée et j’ai attendu mais je ne retrouve rien de tout ce que j’ai lu. Tout a tellement changé depuis la rédaction de cet ouvrage que c’est à peine si je reconnais un arbre parfois. Je ne sais même pas si on peut parler de mutation à ce stade de l’étrangeté !
— Fais-toi confiance. Viens voir. Regarde cet arbre. Quels sont ses fruits ?
— J’en vois trois types, répond Izra qui la regarde d’un air interrogateur, attendant sa confirmation.
— C’est bien. Continue.
— Il porte des poires… Il a aussi des groseilles et des noix.
— C’est ça. Et dans deux mois environ, que portera-t-il ? Par quoi seront remplacées les poires ?
— J’hésite… Des abricots, peut-être ?… Ou alors des citrons.
— C’est ça ! Ce seront bien des citrons. Tu vois que tu en sais plus que tu ne crois ! répond Sooling ravie des progrès de son assistant.
Ce sont des scientifiques qui sont chargés de l’entretien du potager et du verger. Aux cuisiniers revient tout le reste ! Il faut qu’ils composent les repas avec ce qui pousse mais les arbres sont multi-fruits ; et ils peuvent changer de fruits à chaque cycle dont on ne peut prévoir la durée. Il faut donc également que nos cuisiniers sachent quand les fruits seront mûrs car ces derniers peuvent passer de l’état de la maturité à celui de la putréfaction en quelques minutes. Or, ces deux compétences relèvent plus de l’art divinatoire que de la science. Sooling fait preuve d’un instinct hors du commun mais elle ne sait l’expliquer, ni à son assistant, ni aux experts qui viennent régulièrement la trouver pour lui demander son aide. Elle ne peut mettre en avant que ses capacités d’observation. Comment sait-elle que les poires seront remplacées par des citrons ? Elle le sait, c’est tout. Elle ne se trompe jamais.
Protégés des variations climatiques capricieuses par la serre, les végétaux ont pu survivre… À leur façon. Les ananas côtoient la rhubarbe, les fraises ou les mangoustans. Les mutations sont si rapides qu’on ne sait pas donner de nom à ces plantes multi-fruits. Ainsi, on parle toujours d’arbres, de plantes et de fleurs mais on évite de les caractériser de trop. Par simplicité, on les a numérotés et c’est cette donnée qui les identifie le mieux. Un arbre qui porte à la fois des pommes, des goyaves et du raisin à diverses phases de maturité et qui, en deux mois, peut se transformer du tout au tout est un mystère aussi bien pour les scientifiques que pour les linguistes.
Le repas s’est bien passé. Son Excellence les a félicités personnellement, puis il a regagné ses appartements. Cela fait bientôt deux heures ; ils peuvent commencer à se détendre. S’il n’avait pas supporté un ingrédient, ils devraient déjà le savoir.
Izra est allé se coucher et Sooling profite du soir dans le jardin. C’est pour ce lieu qu’elle est là. Elle y dormirait même, si on l’y autorisait. Elle ne manque aucune occasion de s’y rendre. Elle aime ces plantes, elle ne connaît rien de plus beau. Elle ne les trouve pas étranges. Elle non plus n’a pas connu leurs ancêtres. Elle a tout appris dans les livres, comme Izra. Elle n’est pas scientifique. Elle sait qu’ici, dans leur bulle, elle ne vit plus les pluies acides, les tempêtes, les sécheresses, les violents ouragans qui vous cloîtrent plusieurs semaines sous terre, la poussière qui envahit tout. Elle n’a pas besoin d’être armée tout le temps. Elle n’a pas à craindre pour sa vie parce qu’elle transporte de l’eau.
Ici, elle vit entourée de plantes. En contrepartie, elle connaît l’angoisse permanente de l’incident : Son Excellence qui tombe malade, un fruit qui pourrit avant la cueillette et ne peut figurer sur le menu prévu, une plante qui dépérit. Tout ce qui touche l’alimentation de Son Excellence ou la vie des végétaux est un peu de sa responsabilité. Elle en a assez.
Elle veut bien sacrifier sa vie au bien-être des végétaux mais elle ne supporte plus d’être soumise aux caprices d’un être vain qui ne finit pas toujours son assiette. Et elle en sait trop. Ça fait trop longtemps qu’elle est ici. Elle a su reconstituer un puzzle qu’elle serait heureuse d’ignorer. Leur Palais n’est pas la seule serre sur terre. Il en existe quelques dizaines, tous structurés de la même façon. Sous prétexte de conserver des plantes pour les étudier, par respect de la préservation des espèces, on les utilise pour nourrir un gouverneur et sa clique de dignitaires. Elle pensait que les règles strictes étaient en place pour protéger les végétaux. On s’en sert pour se débarrasser des dissidents. Aucun programme n’a jamais été prévu pour revégétaliser la planète. Ces quelques bulles suffisent aux privilégiés.
Aujourd’hui, elle le sait, Izra est prêt. C’est elle qui l’a choisi parmi des centaines de candidats. Elle a reconnu son potentiel. Il peut atteindre son niveau. Il lui reste juste à prendre confiance. Elle a sa relève.
Elle se dirige vers l’arbre numéro 4 dont les branches semblent s’incliner imperceptiblement pour lui offrir leurs fruits parfaitement mûrs. Elle en détache une pomme. Le sifflet d’un gardien retentit instantanément mais il est bien loin. Elle a le temps de croquer à pleines dents dans le fruit avant que l’arme anesthésiante ne l’atteigne. Peu importe ce qu’ils lui feront. Le monde n’a plus besoin d’elle. Elle peut partir tranquille.