Cette semaine, Nukaaka fait équipe avec Simigaq. Elles viennent toutes les deux de Qaasuitsup. Elles ont le même âge. Nukaaka s’entend très bien avec Simigaq et elle se réjouit d’avoir les mêmes horaires. Elles pourront profiter de leur temps libre ensemble.
Ça ne va pas fort au Groenland. La fonte de la calotte glacière s’est accélérée, provoquant des tsunamis et des inondations très fréquents. La faune marine a délaissé le territoire. Il n’y a plus beaucoup de travail pour ceux qui ont voulu rester vivre là-bas.
Certains Inuits vivent toute l’année sur des bateaux de pêche itinérants qui parcourent les mers à la recherche des quelques bancs de poissons qui ont réussi à survivre. On dit que ce sont plus des mercenaires que des pêcheurs. Cet arrangement est plus ou moins légal… Face à l’ampleur du problème, le gouvernement danois a dû se résoudre à fermer les yeux sur ces pratiques douteuses. Officiellement, et face à l’opinion internationale, il s’agit de navires de recherche.
C’est sur un de ces bateaux, le Soleil, que se sont engagées Nukaaka et Simigaq. Elles étaient jeunes, robustes et sans formation. Elles ont saisi la seule opportunité qui se présentait et, pendant plusieurs mois, elles n’ont pas regretté. Elles allaient pêcher ! On leur donnait l’occasion de renouer avec des pratiques ancestrales. Elles verraient enfin des flétans, des morues polaires, des loups de l’Atlantique, des phoques annelés et peut-être même des narvals. On disait qu’il en restait encore quelques-uns. Pour Nukaaka, le narval représentait l’animal mythique par excellence, encore plus que la baleine qui, elle, c’était certain, avait totalement disparu des océans. Les récits de chasse et de pêche étaient parvenus jusqu’à elle même si ses parents n’avaient pas participé à de vraies expéditions. Elle avait hérité d’un tupilak, une petite sculpture taillée dans une défense de narval, qu’elle avait cousu dans le tee-shirt qu’elle portait tout le temps pour suivre la coutume. Cet objet la protégeait et elle avait fait du narval son animal tutélaire. Elle avait forgé son chamanisme à elle, entremêlant les récits de ses grands-parents aux images des films et des séries qu’elle engloutissait. Dans sa spiritualité hybride, elle vénérait les animaux marins, sa famille aquatique.
Elle n’avait jamais vu de poisson même pas au rayon des surgelés de la supérette du village. Toutes les espèces avaient commencé à délaisser les côtes lorsqu’elle n’était encore qu’un bébé. Comme pratiquement tout le monde, elle les connaissait par les documentaires. Les phoques et les autres mammifères marins avaient suivi l’exode. Pour Nukaaka, l’océan qui s’étalait depuis la terre n’était qu’une gigantesque nappe aqueuse qui ne servait qu’à la séparer du reste du monde, une immense piscine qui, malgré le réchauffement global, n’était même pas assez chaude pour qu’elle s’y baigne. En pleine mer, ça devait être différent. Ça devait grouiller de toutes les espèces qu’elle ne voyait qu’à l’écran ; c’était loin des hommes qu’ils s’étaient tous regroupés. Avec ce travail, elle allait à la rencontre de cette vie marine devenue fantôme chez elle. C’était l’aventure !
Elle avait entendu parler de harpons, de poursuites durant des jours et des jours, de batailles livrées jusqu’à l’épuisement. Sur le Soleil, rien de tel. Les bancs de flétans étaient repérés à l’avance par le matériel électronique, puis à l’œil nu lorsqu’ils les approchaient. La couche fluorescente qu’ils dessinaient à la surface de l’eau était immanquable. C’était la bioaccu qui les touchaient eux aussi. C’était presque trop facile, se disait Nukaaka, qui était rapidement passée de l’excitation à la pitié. On ne chassait pas, on massacrait. Dans ses rêves de voyage maritime, elle avait omis la réalité brutale. Elle avait imaginé établir un lien avec l’animal pourchassé mais elle ne manipulait que des cadavres sans âme. Elle ne voulait plus en croiser aucun.
Cela fait quelques mois que les deux amies vivent sur ce bateau. Elles passent de nombreuses heures devant l’écran, comme à la maison. Les poissons se font rares et il faut parcourir de longues distances avant d’en croiser. Ils sont aisés à capturer une fois qu’ils ont été dépistés mais il y en a si peu. Il paraît que cette errance morne vaut la peine, que le poisson se vend à un prix exorbitant au marché noir. Quant aux quelques phoques qui subsistent encore sur la planète, il vaut mieux qu’ils se cachent bien s’ils tiennent à perdurer. Le halo violet foncé qu’ils dégagent est le rêve de tous les marins. On les appelle le « trésor pourpre » ou le « rubis des mers ». Une seule prise suffirait à faire leur fortune. Un message tombe sur l’écran : « Nukaaka, ta visite est dans une heure. »
Nukaaka en a marre de ces visites protocolaires qui ne servent à rien. On les bombarde d’examens depuis des années. On leur prescrit des médicaments, puis on change la prescription. Elle a tout entendu sur leur affection et elle sait surtout que son espérance de vie est faible. Elle n’a que vingt-trois ans. Ses deux parents sont déjà morts dans la trentaine de ce que l’on nomme la « fluorescence par bioaccumulation aiguë » (FBA), la bioaccu. Le phénomène n’a étonné personne. Les études menées au Groenland avaient révélé depuis longtemps que la bioaccumulation chez les habitants atteignait des taux insensés. PCB, DDT, chlordane, plomb, mercure, cadmium… La liste des polluants présents dans leur chaîne alimentaire était sans fin. Ils se nourrissaient depuis toujours de pêche et de chasse, même alors qu’ils étaient devenus sédentaires. Au début de l’ère verte, quand tout le monde prônait la sauvegarde de la planète, on louait leur rapport à la nature. Quand on a constaté qu’ils devenaient dangereusement toxiques et qu’on n’en était plus à essayer d’inverser la tendance du développement climatique mais à sauver sa peau, on leur a reproché leur régime carnivore. On les appelait les carnassiers. On a stigmatisé leur mode de vie, puis on les a abandonnés à leur sort.
Nukaaka a grandi émerveillée par les exploits des chasses aux morses, aux phoques et aux baleines de ses lointains ancêtres. Elle-même est née bien trop tard pour avoir connu cette époque mais la tradition était ancrée. Elle n’a jamais goûté à la viande de phoque, le lait maternel a suffi à la contaminer. Sa mère était déjà fluorescente mais on l’a laissée l’allaiter. L’exode n’avait pas encore eu lieu. Ils étaient livrés à eux-mêmes sur leur terre natale. On espérait qu’ils disparaîtraient lentement, sans faire de bruit. Mais ils sont encore là. Pour combien de temps ?
Elle se sent plus liée aux flétans et aux morues qui agonisent par centaines sur le bateau qu’au reste de l’équipage qui évite tout contact avec les Inuits. Elle aussi brille dans le noir. Et Simigaq, aussi, bien sûr. Dans la cale, en agonisant, les poissons perdent peu à peu leur halo. Seuls leurs yeux gardent ensuite un voile coloré. Cette unique trace de leur affection n’est pas discernable par l’acheteur. Les têtes tranchées, les viscères retirés, les écailles grattées ; on vend le poisson le plus souvent en cubes d’un centimètre, très rarement en filet pour quelques milliardaires. Depuis que toute consommation est officiellement interdite, le trafic de la pêche est plus rémunérateur que celui de la cocaïne.
Sous l’épais manteau nuageux qui se dissipe rarement, la luminosité est très faible. Le printemps ou l’automne, on ne fait plus réellement la distinction. L’interminable journée estivale dans laquelle ils puisaient la force d’affronter la nuit hivernale s’est ternie. Nukaaka et Simigaq délaissent de plus en plus leur cabine et passent une grande partie de leur temps libre sur le pont, à scruter l’horizon, à espérer qu’un morse ou un narval apparaisse, rien que pour elles. Personne d’autre ne le saurait, personne ne le pêcherait.
Les jours et les nuits s’enchaînent et l’océan reste aussi vide que le ciel. Ils ne croisent rien de vivant depuis plusieurs semaines, pas même d’autres marins. Mais ce soir, alors que Nukaaka s’amuse à exécuter un silencieux ballet, un casque sur les oreilles, agitant ses bras aux lueurs vertes au rythme lent de la musique, elle aperçoit quelque chose. Elle se fige et fixe son regard loin devant. La lumière a disparu mais elle est certaine qu’elle l’a vue. Pendant un long moment, elle ne voit plus rien. Alors, tout doucement, elle se remet en mouvement. Et la lumière réapparaît. Elle jette de rapides coups d’œil autour d’elle. Elle est seule. Sans cesser de bouger, elle appelle Simigaq pour qu’elle la rejoigne. Lorsque son amie est là, elle ne dit rien. Elle pointe du doigt la silhouette à l’horizon et l’invite à la suivre dans la chorégraphie. C’est un narval. Un narval auréolé d’un bleu oublié. Il agite sa défense au même rythme que Nukaaka.
Elles n’en parlent à personne. Elles osent à peine évoquer l’étrange rencontre entre elles. Aucun équipement n’a détecté le mammifère. Chaque soir, à partir de minuit, elles rejoignent leur poste sur le pont. Lorsqu’un marin dérange leur intimité, elles feignent de bavarder et remettent le rendez-vous au lendemain. Elles se couvrent alors d’une épaisse veste supplémentaire afin de masquer leur fluorescence car elles redoutent de l’attirer malgré elle. Mais il semble que le narval n’ait pas besoin qu’elles le protègent. Il s’approche rarement du navire. Le plus souvent, elles l’aperçoivent au loin, droit devant, comme s’il les guidait.
Tous les Inuits de l’équipage sont à présent au courant. De nuit en nuit, ils sont venus s’intégrer au ballet des deux jeunes filles. L’un sort sur le pont, l’autre rentre se coucher. Un petit groupe de six personnes danse toutes les nuits avec le narval. Ensemble, ils se répondent en illuminant le ciel de traînées vertes. La magie des aurores boréales renaît en plein océan arctique. Ils ne se cachent plus. Quand les autres ont découvert leur rituel nocturne, l’effervescence a failli provoquer une émeute. Ils revendiquaient tous la découverte du narval. Il n’était pas encore capturé qu’on disputait déjà sa part. Après la disparition de deux hommes vraisemblablement jetés par dessus bord, le capitaine a dû mettre les plus agressifs aux arrêts pour calmer la mutinerie qui grondait. Les Inuits n’ont pas pris part à ces querelles. Imperturbables, ils ont continué à danser sans plus d’interruption, jour et nuit. Au loin, le narval pointait sa défense. On ne parvenait pas à le rattraper. On se contentait de le suivre. On n’a pas demandé de renfort. La prise ne pouvait se partager. Il fallait conserver le secret.
Les autres marins les observent avec crainte. Ils murmurent en suivant le spectacle de loin, parqués derrière une barrière invisible censée les immuniser. Le spectre de la contamination est omniprésent. Ils inspectent souvent leurs mains et leurs bras, cherchant la moindre tâche lumineuse. Il paraît que la bioaccu se répand. Ils les auraient volontiers fait mettre en quarantaine s’ils n’avaient pas besoin d’eux pour manipuler les prises et s’ils ne redoutaient que le narval disparaisse.
Ce soir, Simigaq dégage des fluorescences roses. La lumière verte représente un stade stabilisé de la bioaccu, quand le rose apparaît, la dégradation est rapide. L’évolution de leur mal est imprévisible mais il y a de fortes chances que les tumeurs soient déjà nombreuses chez Simigaq. Si elles ne la font pas trop souffrir, elle pourra continuer à danser avec les autres. Les médecins considèrent la fluorescence comme un épiphénomène, avec la stérilité, l’hirsutisme ou la polydactylie. Plus inquiétantes sont ces tumeurs qui surgissent soudain et que l’on ne sait traiter que par ablation. Ce sont elles que l’on tente de prévenir ou, au moins, de détecter au plus vite en examinant les Inuits. Nukaaka sait bien que ces médecins danois si faussement attentionnés ne s’intéressent pas à eux, qui sont condamnés. Au Groenland, ils n’étaient pas soumis à des analyses aussi poussées. S’ils le sont à présent c’est qu’on commence à trouver des fluorescents chez les populations plus méridionales. La maladie a fait son petit bonhomme de chemin. Le végétarisme ne les a pas protégés. Ça les inquiète. Pas elle. Elle a été bercée par les récits des anciens qui ont su préserver la tradition orale. Elle aurait pu la perpétuer. Si elle avait pu avoir des enfants. Elle chasse les pensées désagréables qui se dessinent et se met à danser. Elle ne sait pas si elle doit bénir ses ancêtres ou les maudire. Sans eux et leurs coutumes, elle ne serait pas là. Mais serait-elle mieux lotie ailleurs ?
C’est tout naturellement que Nukaaka est devenue le chef du groupe. La jeune fille au tupilak est l’amie du narval. Elle les a connectés. Ils le suivent à travers elle. Ils forment une communauté isolée, un groupe silencieux, se reliant par les regards et par les gestes ; une communication à la fois plus intime et moins transparente. La parole n’a pas d’importance. Ils ne l’utilisent plus. Ils sont la personnification des aurores boréales. Ils peuvent recréer le lien avec la nature dans leur danse quotidienne. Les chamans savaient. Ils avaient prédit que leur peuple entrerait de nouveau en connexion avec le souffle de la terre. Ils n’ont pas été les premiers fluorescents par hasard. Ils ouvrent la voie aux êtres humains.
Dans sa transe lumineuse, Nukaaka tourne le regard vers le ciel, capturant l’esprit de la lumière polaire, la lueur masquée par les nuages mais qui est bien là, avec elle, et qui l’accompagne.
Le Soleil a disparu depuis six mois. Tout espoir de le retrouver s’est éteint. Les dernières liaisons ne rapportent aucun message de détresse. Après plusieurs messages indiquant un temps stable et la poursuite de sa course au nord de l’archipel du Svalbard, le Soleil a émis une série de sons lancinants apparentés à un chant. Depuis, plus rien. Sa disparition coïncide avec celle des dernières espèces marines. L’océan est officiellement vide de vie.