« Joie et félicité ! La fête vient dans votre quartier ! »
L’annonce multisensorielle explose son bouquet coloré en fanfare. Les écrans scintillent, sautillent, vibrent sur les murs, dans les poches, sur les carreaux des lunettes, sur les vêtements numériques, jusque sous la peau et dans les implants osseux des plus connectés.
— Maman ! Maman ! La fête arrive chez nous, hurle Tim au comble de l’excitation en tirant le bras de sa mère.
Fang aussi a vu l’annonce. Bien sûr. Elle se compose rapidement un visage d’allégresse pour faire écho à l’enthousiasme de Tim mais il a remarqué les plis qui ont creusé son front. Elle s’efforce de les expliquer. Elle les attribue à la surprise, au choc. Cela faisait bien longtemps que leur quartier n’avait pas été choisi. Elle n’y croyait tellement plus qu’elle pensait avoir mal compris ; c’était pour cela qu’elle réécoutait l’annonce avec attention, elle voulait s’assurer que la fête se déroulerait bien chez eux. Elle est si heureuse. Elle en soulève du sol son Tim déjà un peu trop grand, un peu trop lourd, et parvient à le faire éclater de rire, le replongeant dans l’euphorie que ce geste provoquait quand il n’était qu’un bébé.
Tout va bien. Fang l’a convaincu de son adhésion complète à l’esprit de la fête. Il a oublié son inquiétude. Il est donc inutile qu’elle lui recommande de ne pas toucher un mot de son malaise initial à l’assistant du quartier.
Le thème du grand gala déguisé est en phase avec l’éclat annoncé : le soleil. On leur promet une journée qui brillera de mille feux, du chatoiement resplendissant, des gerbes de couleurs et de gourmandises. Cette fête sera la plus belle, la plus grande, la plus extravagante. Plus ! Plus ! Plus ! Toujours plus grandiose que la précédente ! Toujours plus !
Tim finit par s’endormir, les paupières lourdes d’images féériques. La prochaine fête se tiendra chez eux…
Fang se doit d’agir dès ce soir. La fête dure une journée entière. Elle est annoncée trois mois avant sa date. Dès la communication officielle, on ferme l’accès au quartier choisi. Deux catégories de personnes seulement conservent un droit de passage : les visiteurs occasionnels qui peuvent ressortir, et les habitants du quartier qui étaient en déplacement et qui sont invités à rentrer chez eux. Car la participation est obligatoire. Ceux qui ne rejoignent pas le quartier sans dérogation sont poursuivis et doivent s’acquitter d’une lourde amende. Les extérieurs qui restent pour participer volontairement sont acclamés ; leur esprit citoyen est récompensé par l’attribution de points de solidarité.
Fang a dressé une liste des amis qui pourraient lui venir en aide. Elle élève Tim seule. Elle se débrouille pour joindre les deux bouts mais le moindre cahot dans le quotidien menace leur équilibre. Or, la fête, c’est la démesure, la dépense étourdissante, la nécessité du faste. Organisées à intervalle irrégulier selon les besoins, ces fêtes stimulent la consommation. Elles aident à la relance de l’économie lorsque la croissance présente des signes de potentiel ralentissement.
Fang n’a pas les moyens de participer comme il se doit à ces festivités car il n’est évidemment pas question qu’elle se borne à confectionner leur déguisement en recyclant des vêtements. Chercher à limiter les frais revient à nier l’utilité de la fête. Tout ce que les participants dépensent est consigné, les articles qu’ils achètent et où ils les achètent. Plus on débourse et plus on obtient de points de solidarité. Plus on choisit des sites d’achat étoilés, surtout les plus luxueux ostensiblement mis en avant par le gouvernement, plus le nombre de points est élevé. Les plus beaux déguisements sont primés et ces points pèsent dans la notation. Mais Fang ne participe pas à cette compétition réservée à la crème des nantis. Elle essaie seulement d’assurer sa survie et celle de son fils.
Il faut qu’elle trouve une idée pour échapper à la fête ou qu’elle trouve beaucoup d’argent. Elle cherche parmi ses amis qui disposent de revenus stables et dont le quartier a été épargné par la fête depuis un long moment. Mais aucune de ses relations n’est fortunée. Elle récolte plus de conseils que de fonds. Un ami lui recommande de faire un certificat médical mais elle a déjà utilisé ce stratagème une fois. Un autre l’invite à rechercher quelqu’un qui pourrait lui obtenir un passe-droit mais personne dans ses connaissances ne dispose d’un tel pouvoir. Aucune idée miraculeuse ne surgit. S’il était aisé d’échapper à la fête, elle l’aurait déjà fait… Sans alternative, elle va devoir se résoudre à emprunter auprès d’un institut bancaire. Elle était parvenue à éviter cette option qui peut la faire basculer dans le camp des indigents depuis que le taux de l’usure a été légitimé. Aujourd’hui, il ne lui reste plus que cette solution. Alors, puisqu’elle doit emprunter, elle empruntera le maximum et advienne que pourra.
Les jours qui suivent sont éreintants pour Fang, harcelée par l’enthousiasme de Tim, mise en orbite autour d’un soleil qui la consume. L’imagination innervée de son fils les lance dans des recherches d’accessoires exubérants. Elle doit tenter de le limiter sans utiliser d’arguments financiers. Le respect des lois est inculqué très tôt chez les enfants. On attend beaucoup de la jeunesse, l’avenir de l’humanité. On lui fait confiance et on l’invite à aider les générations précédentes à s’améliorer. Tim pourrait dénoncer son manque d’engagement, sciemment ou non, en discutant avec ses copains, leurs familles ou des voisins. Il pourrait se laisser aller aux confidences avec l’assistant du quartier… Elle ne peut même pas envisager de se cacher le jour J ; Tim ne serait jamais son complice dans cette aventure. D’ailleurs, cette option réussit rarement. Dès que la fête a commencé, les patrouilles sillonnent le quartier pour traquer ceux qui ne s’y sont pas rendus. Elles fouillent partout. Elles pénètrent où elles veulent. Aucune amende n’est prévue car les non participants sont tous des nécessiteux qui ne peuvent pas se payer la fête, qui sont incapables d’œuvrer à la relance. Des inutiles. Ils sont éliminés.
À l’issue de ces journées de lutte avec Tim qui voudrait commander tout ce que lui propose la campagne de support à la fête, Fang parvient à une proposition raisonnable. Ils seront déguisés en harmonie : lui, en habit d’or, évoquera le soleil ; à ses côtés, elle représentera la lune. Elle portera un habit sombre mais mordoré, qui ne lui coûtera pas toute la fortune empruntée. Pour compenser la médiocre magnificence de son déguisement, elle achètera des chaussures de designer sur un site très étoilé. Pour Tim, ils se sont mis d’accord sur une tiare sertie de brillants dont certains sont des pierres véritables. Elle se ruine mais elle espère contrebalancer ainsi son manque d’originalité et son niveau relativement médiocre de dépense. Car une ultime épreuve les attend à l’entrée de la fête. Une équipe évalue les déguisements. S’ils ne sont pas assez extravagants, si la dépense n’a pas été assez folle, on se voit refoulé. On devient alors un non participant. Il ne le faut pas. Fang ne s’est pas battue pour échouer à ce stade ultime. Tim et Fang sont prêts. Vêtus de leurs costumes appariés, ils rejoignent la file qui s’achemine vers le portail d’entrée du stade des spectacles. Ils ne sont plus qu’à quelques mètres du comité d’évaluation. Tim serre la main de sa mère. Fang retient son souffle.
Comme d’habitude, excellent. Tu as un don pour la SF dystopique, vraiment, avec ambiance « malaise » garantie.
« éliminés », comme en coupe du Monde, hein, dis ? oui, ça doit être ça. Ben oui, c’est ça.
Et ça parait pas si improbable que ça. Je n’ai jamais assisté à un Jour de l’An en Chine, mais déjà Noël par ici, …
Merci Thierry ! C’est chouette que ça te plaise. Quant à la dystopie… c’est malheureux mais je n’arrive pas à faire dans l’utopie. Tout ce qui sort en SF est glauque… Mais si un jour j’écris une belle utopie, je te ferai signe. Promis ! Sinon, c’est la fête des voisins ce vendredi, ça te dit un apéro à la bière avant qu’on fête Halloween, Thanksgiving et Noël ? 😉
Allons bon ! Je ne trouve ton message que maintenant. Une belle utopie, rien que l’idée, finalement, c’est tristouille, non ? Ton « glauque » me convient tout à fait.
Et la fête des voisins, j’ai raté… Elargissons le sens de « voisin » et… tu devrais entendre les glaçons du pastis que je bois à ta santé :))
A force de pastis, on va finir par la trouver cette utopie !!! 🙂