— Ils arrivent ! Ils arrivent !
C’est Pierre qui les a vus le premier et qui alerte les autres. Il était posté sur sa butte, celle qui offre la vue la plus lointaine vers l’aval. Ce halo de poussière qu’il observait depuis un moment a grossi. C’est bien la tête du convoi de halage qui s’avance. Le brouhaha qui enfle ne laisse aucun doute. La dizaine de gamins court à présent vers l’équipage à « la remonte » du Rhône qui s’approche de Serrières. Une trentaine de chevaux tirent six bateaux contre le courant du fleuve qui se montre clément en ce printemps 1824. Pierre a repéré la sisselande de René et se redresse instinctivement. Il est fier de son oncle marinier. Comme il a belle allure, comme il est hardi dans son maniement des cordages. La cadence est soutenue et régulière, les sabots heurtent la terre, les hommes s’affairent à maintenir le rythme. Le patron, sur sa barque de tête, dirige les opérations. Mais pour Pierre, c’est René le vrai patron. Le chahut progresse lentement vers la ville. Enthousiastes et admiratifs, les enfants les regardent passer.
Enfin, le convoi s’éloigne et Pierre rentre chez lui. Il a douze ans et il voudrait être marinier, comme son oncle, et sûrement pas passeur, comme son père. Heureusement qu’un de ses frères travaille déjà sur le bac ; l’aide d’un seul enfant suffit. Comment Pierre pourrait-il se contenter de passer d’une rive à l’autre quand le formidable Rhône s’offre à lui sur des centaines de kilomètres ? Le maniement du bac à traille n’est pourtant pas de tout repos pour un passeur car le fleuve a ses humeurs et se montre souvent féroce, mais la tâche manque de panache ; elle est trop routinière. Lui, s’il arrive à convaincre son oncle, il le rejoindra bientôt.
Quelques semaines plus tard, l’oncle René repasse ; il est en chemin vers Bollène. À la décize, quand on descend le courant, les chevaux ne sont plus utiles, le marinier peut naviguer seul et choisir ses arrêts. Chaque fois, il passe un peu de temps à Serrières où il loge chez eux. Il leur raconte ses voyages et leur donne des nouvelles des grandes villes. Ce soir, il arbore un air à la fois mystérieux et réjoui. Il est porteur de bonnes nouvelles mais il leur fait attendre la fin du repas. René sait ménager ses effets. Il parle du bois qu’il transporte, de ses fournisseurs, de ses acheteurs, de ses ennuis matériels, des réparations qu’il devra effectuer cet été. Son père participe en racontant comment il a dû renforcer le câble du bac qui montrait des faiblesses au transport des gros objets, en regrettant la perte d’une cage à poules emportée par les flots. Pierre baisse la tête ; il éprouve toujours de la honte lorsque les deux frères évoquent leur métier. Mais René finit par mettre fin à son calvaire et se décide à faire son annonce qui concerne Pierre et Marguerite, les deux benjamins.
Il les invite à s’asseoir face à lui, de l’autre côté de la table. Les parents et les autres enfants s’installent tout autour. René sort deux lettres qu’il tient dans chaque main, deux lettres de recommandation qui doivent sceller leur avenir. En effet, il est parvenu à faire engager Pierre sur le chantier de construction du pont de Tournon qui débute dans deux semaines. Quant à Marguerite, il lui a trouvé une place dans une auberge où travaille la parente d’un collègue marinier. Ils pourront loger tous les deux dans une chambre de service. Les regards satisfaits des adultes croisent les yeux des enfants stupéfaits. Les mots ne trouvent pas encore leur place. Les lettres passent de main en main.
Certes, ce n’est pas sur un bateau que René fait monter Pierre mais il l’associe à une entreprise menée par Marc Seguin, cet inventeur de génie dont il parle à tout bout de champ. Pourtant, il devrait détester cet ennemi de la profession qui veut remplacer les chevaux par des remorqueurs, qui construit des ponts, qui pactise avec le diable en travaillant à améliorer la vitesse des locomotives. L’homme inquiète. Mais René n’est pas un marinier ordinaire. Passionné par les progrès techniques, il suit de près les évolutions qui les touchent en première ligne puisque toute la famille dépend du fleuve. Lui n’a pas d’enfants mais son frère en a huit : l’aîné travaille avec lui sur le bac, le second avec René sur le bateau, deux autres sont apprentis chez des charpentiers, la fille aînée a épousé un marinier, et les trois derniers habitent encore avec leurs parents. Les bouleversements qui s’annoncent doivent être anticipés.
Comme René ne peut exprimer ouvertement son admiration pour Marc Seguin auprès de ses collègues mariniers, c’est à sa famille qu’il lit les coupures de journaux qu’il conserve, et qu’il expose ses idées. Il ne cesse de leur répéter que le vent tourne, que le temps du halage est terminé. Il voit l’avènement des bateaux à vapeur et, surtout, celui du train. Ainsi, il incite sans cesse les deux plus jeunes, Pierre et Marguerite, à se tourner vers une autre voie. « Aujourd’hui, il y a très peu de ponts sur le Rhône, mais demain ? » prédit-il en levant un index inspiré. « Maudit Seguin », marmonne son frère en réponse car il considère ces changements comme une fatalité à laquelle il se prépare sans joie.
C’est ainsi que Pierre et Marguerite, son aînée de deux ans, partent un matin en charrette pour Tournon, avec dans leur sac leur lettre de recommandation, quelques effets personnels, une goutte de nostalgie et un enthousiasme débordant. L’inconnu ne leur fait pas peur car ils sont audacieux. Et ils sont ensemble. Depuis toujours. Ils ont passé leur temps au bord du fleuve, à pêcher, à héler les mariniers, à aider les chevaux de halage ou à se contenter de l’observer lorsqu’il était trop impétueux. Mais ils ont aussi appris à plonger et à nager dans le Rhône. C’est un secret qu’ils ne partagent pas. Si ça se savait, Pierre, à la rigueur, pourrait passer pour un héros téméraire mais Marguerite risquerait de se voir confinée à la maison jusqu’au mariage. Le fleuve se doit d’être craint. Sur la charrette cahotante, ils échangent un regard malicieux. L’aventure les attend !
Leur auberge, Le Bon Accueil, se trouve peu après l’entrée de Tournon. C’était un établissement modeste à l’origine mais qui s’est agrandi au fil des années. Ses patrons, un couple de quadragénaires, ont entrepris des travaux dès que la construction du pont a été décrétée. Ils ont acheté un terrain et y ont construit à la hâte un baraquement pour y accueillir des ouvriers du chantier. Dans le bâtiment voisin dont ils ont également fait l’acquisition, ils veulent aménager quelques chambres vastes et confortables qu’ils destinent à des clients aisés, mais également un étage de chambres plus simples, afin d’attirer toutes les bourses. Ils n’ont pas les moyens de convoiter la clientèle très fortunée ; ils ont préféré miser sur le nombre qui devrait grandir avec ce pont qui doit être prêt en un an et demi à peine. L’avenir est à leur porte.
Dès le lendemain de leur arrivée, Marguerite prend son service à l’auberge et Pierre part se présenter sur le chantier. Le besoin de main-d’œuvre est manifeste. Le contremaître qui le reçoit le met tout de suite au travail. Il faut des bras, qu’ils soient robustes, aguerris, expérimentés, ou pas. Il envoie Pierre porter un message à un groupe qui travaille à la culée, l’enjoint à se dépêcher et à revenir illico pour qu’il lui donne sa prochaine mission. Sans hésiter, Pierre accuse réception d’un « Bien, Monsieur » et file à vive allure. Il avise un jeune ouvrier qui fait une pause et l’interpelle :
— Monsieur ! C’est où la culée ?
— Laquelle ? Celle de Tain ou de Tournon ?
— Je sais pas.
— Alors ça doit être ici, à Tournon. C’est le mur au début du pont.
— Merci !
Pierre se hâte vers le pont, demandant son chemin aux passants. Le chantier est tout près. Il s’attendait à le voir de loin ce fameux pont suspendu mais, à ce stade, il ne ressemble pas encore à un pont, à peine à un gigantesque capharnaüm de pierre et de métal. Son objectif atteint, il repart au galop chez le contremaître. Il veut faire bonne impression pour sa première journée.
Le soir, épuisés et ravis, le frère et la sœur se racontent leur première journée. Pierre a parcouru toute la ville, il a vu beaucoup de monde mais pas de Marc Seguin. Marguerite non plus n’a pas chômé, elle a couru partout et a pu glaner des informations en écoutant les conversations. Il paraît que ce pont est le premier grand pont suspendu en France, et peut-être même en Europe. Ils vont utiliser des fils de fer pour le suspendre.
Les jours qui suivent, ils se mettent à la recherche de toutes les informations utiles qui pourraient leur permettre de rencontrer le grand bâtisseur. Il faudrait qu’ils puissent parler à l’oncle René. Lui saurait mais il n’est pas là et ils doivent se débrouiller seuls. C’est Marguerite qui trouve. Elle apprend d’un groupe d’ingénieurs que « Seguin l’aîné », comme ils l’appellent, sera demain sur le chantier pour présenter un nouveau procédé technique aux ouvriers.
Le lendemain, Pierre se réveille aux aurores et vole vers le chantier en promettant à sa sœur de tout lui raconter. Il se rend auprès du contremaître qui l’informe que tous les ouvriers sont convoqués sur le chantier principal, près de la rive, à neuf heures. Marguerite avait raison. Il sera bien là.
C’est un homme de belle allure, entouré d’autres hommes aussi bien vêtus que lui, qui se présente à eux, son frère Camille à ses côtés. Pierre n’entend pas grand chose aux présentations techniques : les travées de 85 m, le tablier de fer forgé, les câbles de fil de fer… Mais s’il ne comprend pas la teneur du propos, il comprend qu’il participe à une réalisation folle, à un exploit technique de premier niveau. Les hommes qui l’entourent sont graves ; l’écoute est attentive. Marc Seguin poursuit en abordant les aspects financiers de l’entreprise et les visages se font encore un peu plus graves. Ils n’ont que dix-huit mois pour terminer et ce sont leurs deniers qui sont en jeu, pas ceux de l’État, il est donc essentiel de travailler efficacement chaque jour car chaque minute compte. Ainsi, pour la construction de la pile centrale, ils vont utiliser un nouveau système. Puis, solennellement, il se retourne vers l’objet devant lequel il se tient et le dévoile en retirant la toile qui le recouvre. Il leur présente la cloche à plongeur.
Personne n’a jamais vu ni utilisé un tel objet. C’est une cloche en bois de quelques trois mètres cubes, qui peut descendre jusqu’à neuf mètres de profondeur. Elle peut accueillir un ouvrier. L’ingénieur ménage quelques secondes de silence puis demande à l’assemblée un volontaire pour la tester.
Pierre, sans réfléchir, s’élance la main levée et se propose avant que quiconque puisse réagir. L’instant de stupeur passée, son geste déclenche le rire chez les ouvriers mais il ne se décourage par pour autant. Il se poste devant Marc Seguin et confirme sa détermination, arguant qu’il est un excellent plongeur, qu’il sait nager et qu’il n’a pas peur, ni du fleuve, ni de la cloche, qu’il est son fervent admirateur et qu’il peut compter sur lui. Son regard décidé se fait presque suppliant. C’est sa chance, il ne faut pas qu’il la rate. Dans l’assistance rieuse, personne d’autre ne s’est proposé. Marc lui sourit et hoche la tête en signe d’acceptation. Il fera le premier essai dès demain.
C’est le grand jour de Pierre. Non seulement, il est bichonné par un groupe de messieurs qui sont aux petits soins, mais parmi eux figure même Seguin. Certes, la cloche n’était pas une nouveauté, elle datait de l’Antiquité, mais peu de gens l’avaient utilisée depuis l’Anglais Halley au siècle dernier. Or, on connaît peu l’effet de la pression sous l’eau. Alors, sur l’avis des médecins, on met Pierre sous plusieurs couches de couvertures et on lui fait boire du vin sucré pour le faire suer. Puis, lorsque les experts décident qu’il est prêt, on le fait monter dans la cloche. L’autonomie est limitée et l’air doit être renouvelé toutes les demi-heures. Toutefois, pour ce premier essai, on se contente de faire descendre la cloche et de la remonter aussitôt. Pour Marc Seguin, il suffit de démontrer aux autres ouvriers que le système est fiable. Il veut les rassurer, et aussi un peu leur faire honte, en prenant en exemple ce gamin courageux.
Si Pierre a peur, il ne le montre pas. La cloche se referme sur lui, puis, lentement, on le descend dans le fleuve. Une fois qu’elle atteint le fond, aussi lentement qu’à la descente, on le remonte. Lorsqu’on soulève la cloche pour le faire sortir, c’est un Pierre pâlichon mais au sourire éclatant qui se dresse devant eux. On se précipite pour l’emmitoufler de couvertures sous les applaudissements des ouvriers. L’opération est un succès, pour le chantier mais aussi pour Pierre qui devient une sorte de mascotte, la petite main à qui Seguin fera toujours appel chaque fois qu’il viendra sur place surveiller l’avancement des travaux.
Contre toute attente et contre les railleurs qui ne donnaient pas cher de l’avenir du projet, l’ouvrage est terminé en quinze mois. Il est inauguré en grande pompe le 25 août 1825. Un pont relie à présent Tournon à Tain. Les droits de péage sont concédés pour quatre-vingt-dix-neuf ans à l’entreprise Seguin.
Pour Pierre et Marguerite, ces quinze mois décident de leur avenir. Le chantier prend fin mais leur nouvelle vie n’en est qu’à ses débuts. Ils ne retournent pas tout de suite à Serrières. Marguerite a fait la connaissance d’un jeune ouvrier du chantier qui vient de Valence et qui va partir à Saint-Étienne pour travailler aux chemins de fer. Marguerite va le suivre. Pierre reste avec les Seguin. Les chantiers sont nombreux. L’expérience qu’il a acquise ici ne lui permet pas d’occuper un poste de chef d’équipe car il est encore trop jeune mais Seguin l’a invité à la patience et il lui fait confiance.
Juillet 1827 – Serrières
Pierre a quinze ans. Un pont suspendu va aussi être construit à Serrières. Il a obtenu des Seguin un emploi sur le chantier. Ce pont va remplacer le bac de son père et de son frère aîné, mais c’est le progrès. La construction des ponts signe la mort des bacs, c’est dans l’ordre des choses. L’oncle René l’a expliqué à son frère. Mais ce ne sont pas ces paroles qui ont rassuré ce dernier, qui d’ailleurs se met ainsi en retraite, c’est l’offre de Seguin. Il a promis d’affecter la charge de la collecte du péage à son fils aîné. En réalité, c’est Pierre qui a obtenu cette promesse même s’il ne l’a pas dit. Culpabilisé par les inquiétudes de son père, il ne partage la joie de sa réussite qu’avec son oncle et sa sœur. À la maison, il fait profil bas, même s’il remet à ses parents la totalité de son salaire. À la fin de ce chantier, Seguin lui a promis qu’il l’enverrait se former pour acquérir les bases de la construction.
Ce soir, en rentrant chez lui, Pierre croise un groupe d’hommes réunis autour d’un journal ; ils commentent un dessin du pont de Tournon, « le chef-d’œuvre national d’un brillant Ardéchois ». Ils rayonnent de fierté ; en tant que pays, ils partagent aujourd’hui sa gloire, même s’ils avaient souhaité hier l’échec de l’entreprise.
— Allez ! Si ça se trouve, il ne tiendra pas, ce pont, commente le plus sceptique. C’est comme tout. Aujourd’hui, c’est les ponts, demain ce sera le train, et après ? Qu’est-ce qu’on peut savoir, nous ?
— Comment ça ? Tu as vu sa solidité ? Tu as vu son allure ? C’est de l’indestructible, ça ! C’est un pont de chez nous ! Pierre sourit. Marguerite arrive ce soir, elle veut accoucher chez eux. Il va lire cet article avec sa sœur, celle pour qui ce pont est « le pont de Pierre » et lui, le « bâtisseur ». Mais lui, à présent, ce sont des ponts ferroviaires qu’il rêve de construire. Il hâte le pas.