Les enfants me réclament un gâteau pour ce week-end. Ils se plaignent que je ne fais plus assez de pâtisserie. Je pensais qu’ils n’en étaient plus aussi friands depuis qu’ils étaient sortis de l’enfance. Hier encore, ils trouvaient que j’en faisais trop souvent, que ça faisait grossir. Allez comprendre…
Secrètement enchantée qu’ils me sollicitent, je me mets en quête d’une recette. Je me tourne vers la bibliothèque pour jeter un œil à mes vieilleries… Le Larousse des desserts ? Le Livre de la bonne cuisine ? Tiens, j’ai encore La Pâtisserie pour tous de Ginette Mathiot ? Un marque-pages de fortune m’arrête entre deux feuilles. À quelle recette m’invite-t-il ? « 578. Gâteau de cerises »… « 582. Clafouti »… Pourquoi pas ? Mais la saison n’est pas aux cerises. Je le referme et le range. L’ouvrage voisin n’est pas un livre. C’est un cahier à spirales.
Je le reconnais tout de suite même si je l’ouvre rarement. C’est un cahier de 192 pages de la marque Jeanne d’Arc. La guerrière, sur son cheval qui se cabre, brandit son épée sur la couverture qui a dû connaître une période verte. C’est le cahier de cuisine de ma mère. Un cahier qui vient d’Algérie et qui a traversé la Méditerranée avec trop peu d’autres bagages. C’est ici que je vais trouver ma recette.
L’heure est solennelle. Je ne tiens pas en main un vulgaire cahier ancien. Je l’installe sur la table avec précaution car, dans mon imaginaire, chaque manipulation arrache un morceau de feuille à sa spirale vertébrale. En réalité, il est très costaud et s’il ne compte plus qu’une cinquantaine de feuilles, c’est qu’il a servi de bloc-notes dans sa vie active. Ma mère n’hésitait pas à lui voler une feuille pour y inscrire la mesure de rideaux à confectionner, la référence de pelotes de laine à commander ou la liste des courses. C’est moi qui le traite comme un objet fragile. C’est moi qui ai peur de lui faire mal.
Ce cahier m’a orientée : je cherche une recette rapportée d’Algérie. Seules les premières pages m’intéressent, les autres contiennent des recettes qui ont été retranscrites en France ; le vocabulaire et la tournure de phrase sont formatés. Ma mère les a recopiées en les glanant dans des magazines. Elles ne sont pas chargées de mystère.
Les premières, en revanche, revêtent le charme envoûtant des grimoires. Le nom de la recette est consciencieusement souligné à la règle. Au-dessous, sur deux ou trois lignes, est inscrite la liste des ingrédients. C’est tout. Pas de verbes ; pas d’hésitation entre l’impératif et l’infinitif, pas de style télégraphique. Pour combien de personnes ? À quelle température doit-on allumer le four ? Combien de temps cuit le gâteau ? Détails superflus. Ma mère était susceptible d’oublier un ingrédient ou sa mesure, et c’est tout ce qu’elle a noté.
Alors ? Pâte à choux ? Oreillettes ? Vague ? Mantécaos ?… Trouvé ! Ce sera une mouna !
Gâteau Mouna :
1 kg de farine – 500 g de levain – 8 œufs – 350 g de sucre – 125 g de beurre – 3 cuil. à soupe de rhum – 3 cuil. à S. d’eau de fleur d’oranger. ½ dl d’huile
Il m’apparaît évident que je ne parviendrai à rien avec si peu d’indications ; des fouilles archéologiques sont nécessaires. Je dispose d’un autre cahier familial, celui d’une grand-tante ou d’une cousine ; les liens familiaux sont flous. Mais où est-il ? Ma cave ne regorge pas de coffres débordant de souvenirs, dont l’ouverture libérerait des parfums outre-Méditerranée. Quels types de parfums viendraient alors caresser mes narines ? Je n’ai jamais mis les pieds dans le village maternel, ni même au Sig ou à Oran. Je ne connais pas l’Algérie. Les odeurs de mouna et de migas se mêlent à celle du pain aux raisins de la boulangerie du village du Tarn où mes grands-parents ont posé leurs valises, à celles de la soupe au pistou et des cannelloni de ma grand-mère marseillaise qui, comme moi, n’a jamais fait la traversée dans l’autre sens.
Quelques photos, quelques bijoux, une boîte en bois remplie de fils de couture, un sac d’aiguilles à tricoter. L’autre cahier ne se cache pas parmi ces objets-là. Je retourne dans la bibliothèque, vide l’étagère qui porte les livres de cuisine et le découvre, glissé dans une pochette cartonnée. Il est plus vieux que le premier et ses feuilles s’éparpillent ; je l’avais protégé et oublié dans son cocon.
C’est également un Jeanne d’Arc, mais de 60 pages, sans spirales celui-ci, et j’y trouve ce que je recherche à la deuxième page.
Mouna
8 douzaines d’œufs – 5 K de sucre – graine d’anis bouilli citron rapé ¼ de litre de rhum. 1 litre d’huile 12 K de farine plus 5 K de levain. 90g de levure de bière par Kilo de farine
Ces quantités extravagantes ravivent des images que mes yeux n’ont jamais vues. Pâques. La ferme remplie de mounas que ma grand-mère affairée mettait à gonfler. Un souvenir créé par les évocations des femmes assises dans la cuisine, ma grand-mère et ses filles. Les tasses de café filtre et les paroles qui flottent toujours vers la même direction. La ferme, les figues de barbarie, les grenades… Leur maison, leur pays. Là où il faisait bon vivre… Toujours la même nostalgie, les mêmes rires mêlés de larmes, ou l’inverse. Un mélange de français, d’espagnol et d’arabe, avec des coups d’œil malicieux vers moi qui ne comprenait que le français. Pauvrette… Dans ces moments-là, les rires dominaient. Elles riaient de leurs enfants français qui ne connaîtraient jamais la même joie simple et libre de leur enfance bénie au village. Et puis les silences, la pensée qui a rattrapé les paroles dans leur voyage et s’est posée avec délice à l’ombre d’un figuier… Un génie se serait métamorphosé au milieu de la pièce que je n’aurais pas été étonnée.
Mais je suis aujourd’hui seule avec ces cahiers et personne ne vient à mon aide. Je ne vais pas pouvoir me passer de l’ordinateur, au moins pour me guider. Je tape « mouna recette » dans le champ de recherche et des dizaines de pages répondent à ces critères. Mouna oranaise de Pâques, la vraie recette de la mouna oranaise traditionnelle, mouna oranaise, brioche de pâques. Je vais m’en servir pour les détails méprisés : la température du four, le temps de repos et de cuisson. Pour le reste, j’utiliserai exactement les ingrédients de la liste du cahier de ma mère et j’ignorerai la recette du deuxième cahier car je suis trop impressionnée par les 12 kg de farine.
J’ai été bien avisée de m’y mettre dès le début de la semaine. J’ai pu ainsi réaliser deux tests ! Un ratage et une réussite. Les deux premières mounas – car je fais deux brioches avec une recette – ont totalement refusé de monter. Les deux suivantes, celles que j’ai fait cuire le dimanche, pour mes enfants, étaient magnifiques ! J’en étais gonflée de fierté comme jamais lorsque je réussis un gâteau.
À la fin du repas, avec le café, nous avons dégusté une mouna dorée et parfumée, souple et moelleuse sous sa fine couche craquante, parsemée de morceaux de sucre qui fondaient sur la langue. Les enfants l’ont prise en photo avec leur téléphone. J’avais aussi préparé une assiette de roïcos pour qu’ils en emportent.
Et pendant qu’ils se resservaient et qu’ils me complimentaient, je leur ai raconté les cahiers et aussi la ferme, les figues de barbarie, les grenades… Je crois avoir donné une description assez fidèle. J’ai sorti la boîte à chaussures qui contient les photos et nous les avons parcourues. Elles sont heureusement annotées aux dos. Avec les années, les dates et les visages s’estompaient dans les souvenirs des plus âgés et même la génération de ceux qui sont nés « là-bas » ne savait plus démêler l’écheveau des liens familiaux. Chaque fois que la boîte était de sortie, on en profitait pour amarrer le souvenir d’un ancien au crayon avant qu’il ne s’éloigne. Aujourd’hui, je n’ai plus rien à y inscrire.
Avec mes souvenirs construits « ici », j’ai répondu à leurs questions. Et si mes pieds n’ont jamais foulé la terre de l’Algérie, je crois bien que, oui, j’y suis déjà allée moi aussi.