Denise et Florence sont voisines. Elles habitent à une centaine de mètres, chacune d’un côté de la petite route. Elles pourraient entretenir des rapports cordiaux, voire se fréquenter de temps en temps ou même développer des relations amicales. Impossible. Si elles ne vont jamais jusqu’à l’altercation, leur commerce ne pousse pas plus loin que le sourire figé qu’elles échangent lorsqu’elles ne peuvent pas s’éviter. Il est important de se montrer sous son meilleur jour en public. Business is business à Sainte-Eulalie comme ailleurs.
Le village de Sainte-Eulalie en Ardèche n’est pas évocateur pour tout le monde, en revanche, le mont Gerbier-de-Jonc au pied duquel il se trouve est fort réputé.
Denise habite la Ferme de Germaine, qui était le prénom de sa grand-mère, la première qui s’est lancée dans l’exploitation de la source de la Loire qui jaillissait sur leurs terres. À l’époque, on était au tout début du 20e siècle, la famille élevait des vaches limousines. Aujourd’hui, avec de belles bêtes bien nourries, Denise aurait pu viser l’appellation Fin Gras du Mézenc mais l’aïeul avait un trop gros penchant pour la bouteille et les affaires sont allées de mal en pis. Les mauvaises langues disaient que leurs bêtes vivaient dans la crasse, qu’on ne s’en occupait pas. Des médisances de village… Mais quand même, ça n’allait pas fort, et la grand-mère a dû commencer à songer au potentiel de la source, puis les parents de Denise, qui n’avaient presque plus de bêtes, vécurent principalement de la source et des visiteurs qu’elle drainait. Denise et son mari ont encore quelques vaches mais ils les gardent pour la couleur locale. Ils ont beaucoup de chance d’avoir une source de la Loire sur leur terrain. Et pas n’importe laquelle : l’historique ! La plus importante !
La source a toujours été là. Toute la famille le dira. Le panneau a été refait parce qu’il était si vieux qu’on ne parvenait plus à le lire mais on a conservé l’original sous verre dans la pièce de la ferme ouverte au public.
Denise mise sur l’histoire pour appuyer l’authenticité de sa source. Des manuscrits encadrés sur tout ce qui concerne le fleuve recouvrent les murs. Elle raconte que c’est un de ses ancêtres qui a découvert la source et que c’est encore lui qui a proposé le nom de « Sources de la Loire » à leur département à la révolution mais, en raison de luttes intestines, ce nom n’avait pas tenu longtemps et on avait appelé le département l’Ardèche. Un peu plus, on aurait oublié que la source venait d’ici. On aurait même pu la déplacer en Haute-Loire. Il faut toujours être vigilant, toujours. On n’est pas à l’abri de la rumeur. Surtout à notre époque, avec l’internet et tout ça, les gens racontent n’importe quoi, on ne sait plus quoi croire.
Quand la famille avait encore l’élevage, on n’avait pas vraiment le temps de s’occuper de la source mais depuis ses parents, on ne se consacre plus qu’à ça. Denise a également ouvert un gîte depuis peu ; de quoi enrager Florence, qui a créé le sien depuis plus longtemps.
Florence a inauguré son gîte, la Maison des Sucs, en 1975. Elle n’est pas du coin, elle vient de Haute-Loire, du Puy-en-Velay plus exactement ; c’est une citadine. Elle ne doit son acceptation qu’à son mari originaire de Saint-Martial, un village situé à une quinzaine de kilomètres. Elle dit que le panneau de sa source a toujours été là mais que le lieu n’était plus exploité. Ils ont acheté le corps de ferme en ruine et ils l’ont retapé. Ça leur a pris deux bonnes années. On les appelle « les hippies » même s’ils n’ont rien de babas cool. Son mari sait tout faire dans le bâtiment — plombier, maçon, charpentier —, il a continué son activité tout en remettant la maison en état. C’est elle qui s’occupe du gîte.
En face, on dit qu’on ne se souvient pas de ce panneau. « Et pourtant, le fleuve, il date pas d’hier… »
Chez Florence, on raconte que les preuves de sa source, la source scientifique, ont disparu dans un incendie accidentel qui a détruit la ferme — la pause à ce moment du récit en dit long sur ses soupçons. Il n’y a plus de traces écrites et les gens se taisent. Toutefois, ils ont retrouvé des membres de la famille qui leur ont raconté l’histoire mais qui ne souhaitent pas qu’on les mentionne ; ils sembleraient intimidés. C’est pourtant évident, la source d’un fleuve se décide selon des critères bien précis, et pas uniquement en faisant foi à des racontars même s’ils sont très anciens. Un bobard est un bobard, qu’il date d’hier ou de plusieurs centaines d’années.
— Savez-vous comment on détermine l’origine d’un fleuve ? raconte-t-elle. Eh bien, en réalité, c’est très compliqué. Le débat est ouvert. On dit souvent qu’il faut remonter son cours et, qu’à chaque confluence, on définit quel est le bras qui a le débit le plus élevé. Vous avouerez que c’est un peu succinct… D’autres disent qu’il faut aussi prendre en compte celui qui a le cours le plus long ou qui draine le bassin le plus vaste. Et puis aussi celui qui a la pente la plus douce. Et ce ne sont que des exemples. Bref, je ne veux pas vous ennuyer avec ces détails scientifiques mais, si ça vous intéresse, tout est expliqué dans un ouvrage que je mets à votre disposition — et si vous le souhaitez, vous pouvez également vous le procurer, j’en ai encore quelques exemplaires. Il a été écrit il y a plus de trente ans par une équipe de chercheurs qui a séjourné ici et qui a définitivement établi les bases de notre source.
Florence murmure parfois que c’est la famille de Denise qui a causé la ruine et l’oubli de ceux qui étaient installés ici avant elle. Ça daterait du grand-père, le poivrot.
La rénovation de la ferme de Florence a ravivé la rivalité, la création du gîte de Denise l’a exacerbée.
Aucune des deux ne fait payer de droit d’entrée à sa source. Elles se sentent investies d’une mission patrimoniale ; il est en effet important que tout le monde ait accès à un haut lieu géographique. D’ailleurs, aucune des sources n’est qualifiée de « touristique » — soyons sérieux… En revanche, toutes les deux proposent des produits locaux à l’appellation chargée.
« L’excellente crème de châtaignes de la source historique de la Loire certifiée par l’AASHL* » (*Association des Amis de la Source Historique de la Loire)
« La délicieuse confiture de myrtilles cueillies dans les monts de la première source de la Loire révélée »
De façon plus confidentielle, à qui est ouvert aux alternatives à la médecine classique, Florence propose, à l’issue d’une séance de reconnexion méditative à la nature, de l’eau de sa source qu’elle pare de nombreuses vertus. Puisqu’on la dit hippy, autant mettre à profit l’épithète. Denise, elle, vend de la terre de sa source « porte-bonheur ». Elle serait particulièrement indiquée pour protéger les voyageurs car la Loire, qui se jette dans l’océan, est symbole du large, de l’aventure. Elle a créé de minuscules boîtiers en métal qui en contiennent quelques pincées ; ornés d’un Saint-Christophe, ils se portent en médaillon. Ils ont beaucoup de succès.
Alors, Florence, qui vend beaucoup moins bien son eau, s’est creusé les méninges et a eu l’idée du panier « Je descends la Loire ». Celui-ci contient des lentilles vertes du Puy, une boîte de pralines pour rappeler la fameuse brioche de Roanne, de la nougatine de Nevers, de la moutarde d’Orléans, des rillettes de Tours, du vin de Saumur et un gâteau nantais. Quand elle a écoulé son premier stock en une seule journée, elle a passé toute la soirée dans son jardinet qui donne sur la route, à fêter son triomphe avec les occupants de son gîte, invités à un apéritif au vin de Loire.
Denise n’est pas restée les bras ballants. Ah, le territoire de l’Ardèche ne suffisait plus ?! Eh bien, elle aussi elle avait de l’imagination ! Et pour prouver qu’elle savait s’intéresser à autre chose qu’à ses vaches et aux châtaignes, elle est partie en Loire-Atlantique et elle en est rentrée guillerette, avec dans sa valise un contrat signé avec une conserverie et un prototype de son nouveau produit : une boîte de sardines « Source historique de la Loire » destinée aux collectionneurs.
De chaque côté de la route, Florence et Denise, en gérantes responsables, passent de nombreuses heures à étudier les opportunités de mise en valeur de leur source. Chaque succès est un échec indirect infligé à la rivale qui doit travailler d’arrache-pied à reconquérir sa position. Et ainsi tourne la roue et la vie des deux familles autour des deux sources. Tous les membres se doivent de soutenir leur championne ne serait-ce qu’en battant froid ceux du clan adverse. Les enfants se sont tous exilés car aucun n’a hérité d’un esprit assez belliqueux pour reprendre le flambeau. L’été, les petits-enfants passent une partie des grandes vacances chez leurs grands-parents. Même pour eux, il n’est pas question de faire ami-ami avec les voisins.
En réalité, les petits-enfants se tiennent en dehors de ces querelles. Dès qu’ils échappent au regard des adultes, ils se rejoignent pour jouer ensemble. Ils font flotter des embarcations de fortune et les suivent en courant le plus loin possible en imaginant leur trajet jusqu’à l’embouchure du fleuve. Comme leurs parents le faisaient autrefois mais sur des rives opposées. Il suffit de ne rien dire à la maison. Les adultes ne comprendraient pas.
La dernière petite-fille de Florence, Manon, fait partie de la bande estivale. Si elle est la plus jeune, elle est aussi la plus indépendante. Elle ne passe pas tout son temps avec les autres ; elle aime se promener seule. Ils la disent sauvageonne. C’est tant mieux. Qu’ils la laissent vadrouiller et cultiver son jardin secret car il y a une chose qu’elle ne partage avec personne. Au-delà du pré du gîte de ses grands-parents, sous les premiers arbres de la forêt environnante, cachée sous un parterre de mousse à peine plus humide que les autres, chuchote une source.