(Et vice versa)
La réussite d’un voyage en voilier dépend de la réunion de multiples facteurs, notamment la météo, les participants, le bateau et son skipper, sans oublier, bien sûr… la météo. Sans cette harmonieuse synchronie, l’expérience peut rapidement tourner au cauchemar car si le mauvais temps peut gâcher un séjour à la plage ou une randonnée, les proportions que peuvent prendre, en mer, le déchaînement des éléments, sont sans commune mesure.
Du Cotentin, on part généralement de Granville pour se rendre à Jersey. C’est dans ce port que les attend « leur » voilier. Ils sont huit, partant de Paris, et ils doivent donc commencer par gagner Granville en voiture. Cette partie du trajet n’est pas forcément la plus simple car il faut être rusé pour que la sortie de la capitale un début de week-end ne se transforme pas en de longues pauses (pipi, repas, décontraction, café, re-pipi, re-décontraction,…) le long d’une autoroute bourrée à craquer de véhicules chargés de passagers tout aussi désireux qu’eux d’atteindre la campagne au plus vite, et tout aussi rusés. Or, ça ne se passe pas du tout de la sorte. Ce vendredi soir de week-end de Pentecôte et de commémoration en grande pompe du débarquement, le périphérique et l’autoroute qui s’en échappe sont fluides. Les voitures officielles qui ramènent les huiles des plages normandes sont dans l’autre sens. Il est vrai qu’à l’heure à laquelle ils se trouvent sur la route, on peut plutôt parler de nuit que de soir mais, au moins, ils ont vraiment été malins.
Tout va pour le mieux jusqu’à environ dix kilomètres de Granville. Il est deux heures du matin, la route est calme. En revanche, dans le ciel, ça commence à s’énerver. L’orage guettait depuis un petit moment et leur balançait dans le pare-brise un éclairage digne d’une séance de shooting, à intervalles réguliers et de plus en plus rapprochés… Aïe. Suivent en toute logique le tonnerre et la pluie battante qui l’accompagne. Pour un bel orage, c’est un bel orage ! Un orage qu’on a plaisir à admirer de la fenêtre de son salon, confortablement blotti dans une couverture, une tasse de thé à la main. Dans la douceur d’un abri hors danger, on sait apprécier les emportements de la nature. Quand on est en train de marcher en montagne, on goûte beaucoup moins à ces charmes. Et quand on est sur le point de prendre la mer, ça ne fait pas non plus franchement rigoler.
— Merde ! C’est bien ma veine. La première fois que je mets le pied sur un voilier, ça va être un jour de tempête, pense Solveig qui se renfrogne. Comment ça se passe ? Ça part, un voilier, dans la tempête ?
Mais elle garde ses questionnements pour elle car Giovanna est en train de s’extasier devant le spectacle. Elle s’enthousiasme tellement qu’elle essaie même de filmer les éclairs. Elle ne doit sans doute pas imaginer à quoi doit ressembler la mer, pendant ce temps, à quelques kilomètres de là. Douce insouciance de la jeunesse…
À l’arrivée à Granville, une autre épreuve les attend : trouver le port et le bateau sous la pluie qui n’a pas diminué. Contre toute attente, en pleine nuit, ils ne sont pas seuls dans les rues et peuvent même demander leur chemin à une voiture arrêtée. Deux jeunes absolument ravis et pas bourrés du tout leur indiquent le chemin (tout droit) vers le port mais leur conseillent d’aller jusqu’à la Pointe du Roc, de laquelle ils auront un meilleur point de vue sur l’orage. (Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec cet orage ?…) Ils n’avaient pas bu mais racontaient tout de même n’importe quoi car il faut faire de nombreux tours et détours pour atteindre le port de plaisance. Tout droit, c’est à vol d’oiseau. Malgré les obstacles, la première voiture arrive à bon port. Il faut dire qu’elle contient John et son GPS, ainsi que des passagers qui savent lire les panneaux indicateurs. La seconde voiture s’en tire moins bien mais finit tout de même par arriver car elle emmène avec elle un élément essentiel à la survie des êtres écervelés : un téléphone portable (et plusieurs même ; un par corps).
L’organisation est sans faille : le voilier est bien amarré au ponton indiqué. Il les attend. Le skipper les rejoindra le lendemain, en fin de matinée. La pluie, elle, commence même à faiblir pour leur permettre de décharger leurs bagages et de les transporter au sec. On dirait qu’ils vont pouvoir partir le lendemain. Le voilier est un treize mètres qui, sur le papier, est doté de quatre cabines, soit douze couchettes. Ils repèrent tout de suite les quatre cabines, dont une réservée au skipper. Deux étroits lits par pièce, ça fait donc six couchages, plus deux dans la salle principale, ça fait huit. C’est sûr qu’on doit pouvoir les caser les douze personnes si on cherche bien, en étalant des sacs de couchage sur tout ce qui est à peu près plat, façon réfugiés ou immigrés clandestins. On doit pouvoir même dormir sur le pont s’il le faut. Mais pour de la plaisance, ça ira bien comme ça. Ça trouve sa place, ça défait ses affaires et, tant bien que mal, dans l’espace réduit, ça se prépare au sommeil. À quatre heures du matin, tout le monde a fini par parvenir à s’endormir.
Le lendemain, les lève-tôt s’extraient de leur sac à viande pour visiter Granville avant le grand départ. Les marinas mettent à disposition des passagers des bateaux qu’elles hébergent, des sanitaires et des douches. Ça doit être un vrai luxe pour les gens qui passent des jours sur un bateau. En effet, une seule nuit à peine passée à bord d’un bateau et personne n’ose aller aux toilettes au réveil pour ne pas sonner la fin du repos de tous les dormeurs. (Et ça, c’est dans les cas où on a eu le temps de vous expliquer comment marche la chasse d’eau sur un bateau, sinon, il vaut mieux foncer à la marina.) Autre obstacle, il faut un code pour accéder à ces lieux bénis, sinon, il reste toujours les haies… En l’occurrence, le prévenant skipper avait noté ce chiffre salvateur sur un petit mot de bienvenue et c’est après une douche chaude que les courageux se lancent dans une excursion en ville.
On sent bien que Granville est prête à faire feu de tout bois pour satisfaire le touriste de passage. Si ce dernier, qui se retrouve au bord d’une mer souvent agitée et à la température hostile, a envie de se sentir en Bretagne, et bien, on va lui offrir de la Bretagne ! Par ici, les boutiques Saint-James, la belle-iloise et la profusion de galettes au beurre. En effet, le Cotentin n’est pas pourvu d’une image aussi marquée que la Bretagne, alors en attendant que ça devienne le cas, autant jouer la ville bretonne.
En ce samedi matin, c’est jour de marché. Les étalages de homards, tourteaux, moussettes et araignées sont sublimes. Pourtant pas encore appétissants en ce début de matinée, et encore moins les énormes plats de paëlla et de saucisses-patates qui mijotent déjà. Au secours ! Un café et un croissant, s’il-vous-plaît, avant que la paëlla ne s’agrémente d’ingrédients peu ragoutants !
Le café pris, Giovanna, Eva-Louise et Solveig partent à la recherche d’un caviste pour dégoter une bonne bouteille de rhum. Puisqu’on part en mer, il faut de la boisson à la hauteur du capitaine Haddock. Le seul qui est déjà ouvert est tenu par une Anglaise. Pas banal ! En cette heure matinale, elle est déjà au taquet. Elle s’y connaît en rhum, en a une kyrielle à leur proposer, dans tous les genres et à tous les prix (surtout très élevés), et se perd dans les descriptions détaillées de ses bouteilles chéries. Heu, elles n’en demandaient pas tant et ne s’y connaissent pas tant que ça, elles savent pas trop comment choisir, en fait. Ah bon, mais c’est pas grave, elle peut leur faire goûter ! C’est un complot ? Après la paëlla, le rhum de bon matin ? Elles s’en sortent en choisissant rapidement un vieux rhum cubain et s’éclipsent avant qu’elle leur débouche une flasque sous le nez.
Au retour sur le bateau, tout le monde est debout. Certains, plus altruistes, ne se sont pas contentés d’aller fourbement boire leur café en Suisse sur le port, ils ont rapporté des croissants et des pains au chocolat pour toute la compagnie. Ils s’attablent donc sur le pont pour prendre ensemble le premier repas d’une longue série… Heureusement que certains connaissent déjà comment se passe la vie à bord d’un bateau et savent où trouver le nécessaire pour préparer une boisson chaude. Ça n’a l’air de rien mais tout devient complexe quand on ne sait ni où trouver l’eau, ni dans quoi la mettre pour la faire chauffer, ni comment allumer le feu. Mirta semble être la plus aguerrie et prend les commandes. Le ciel est encore gris après l’orage de la nuit mais quelques percées bleues forcent l’optimisme. Pendant ce temps, on vient leur livrer le ravitaillement et le skipper n’est toujours pas là.
Ouf ! Voici enfin le skipper qui arrive. Le soulagement est général car, sans son chef, un bateau ne part pas. Et ce skipper, c’est bien un chef ! La démarche énergique, les cheveux impeccablement taillés, le visage buriné par les longs séjours en mer, il grimpe prestement à bord, lance un bonjour à la cantonade, jette un œil rapide autour de lui et s’affaire à ranger les caisses de victuailles qui traînent avant d’entamer des présentations plus détaillées. Mirta et Félix, qui sont encore à l’intérieur à préparer le thé, sont mis à contribution pour le rangement. Les autres tentent également de se rendre utiles mais, face à la tornade d’énergie, ils comprennent que le mieux à faire est de se reculer pour dégager l’espace, puis ils observent tranquillement la scène en continuant à prendre sereinement le petit-déjeuner.
Les prénoms s’échangent alors et notre skipper se présente : son bateau, sa boîte (qu’il a montée avec un autre skipper), son boulot, ses voyages. C’est que ça bourlingue, un marin. Hou là. Eux aussi, ils ont un boulot, à Paris, certes moins exotique, ils pourraient en parler mais…. Mais on n’a pas le temps de se perdre dans des détails inutiles, passons à l’essentiel : que vont-ils faire ce week-end ? Ils vont se rendre à Jersey, y passer deux nuits et rentrer. Où vont-ils mouiller et par où vont-ils passer ? Ça va dépendre du temps ; on verra ça en route. Le skipper n’a pas demandé qui avait déjà navigué, l’information ne semble revêtir aucune importance. En effet, du moment que, lui, sait ce qu’il fait, le reste est accessoire. C’est rassurant, il prend tout en main. Chouette !
Harry, le skipper donc, (comme l’inspecteur mais sans le côté sexy du beau Clint) consulte ses instruments, peste contre la technologie envahissante qui fait croire aux navigateurs du dimanche qu’avec ces nouveaux outils, ils peuvent se passer d’une longue vie d’expériences maritimes comme la sienne. Et c’est reparti… Les mers du sud, les yachts, les milliardaires qu’il envoie chier parce qu’à bord, il est le seul maître… À l’issue de cette digression particulièrement passionnante, et comme il les trouve fort sympathiques, il va leur distiller un peu de sa science. En une minute, il explique à Ndongo comment on doit tenir la barre et l’y installe. Puis, pour qu’ils ne meurent pas complètement idiots, il leur explique quelques termes vitaux, leur montre comment enrouler et dérouler les cordes (oups !), les fixer, monter la voile, descendre la voile. Et hop ! Le tour est joué. La présentation ne dépassera pas les cinq minutes et ne se répètera pas. Ça suffit amplement. Ils sont sur un bateau, que diable, c’est une question de survie ! Les imbéciles qui n’ont pas eu le temps d’enregistrer sont voués à le payer de leur vie. En mer, le darwinisme règne en maître.
Il y a 30 milles nautiques entre les deux ports, soit environ 55 kilomètres si je ne m’abuse. La durée de la traversée dépend du vent et, aujourd’hui, il n’y en a pas. Les nuages du matin finissent de disparaître et le temps se met au beau. C’est déjà ça. En revanche, il souffle à peine une légère brise qui ne fait pas mine de vouloir se renforcer. Harry consulte ses instruments qui lui confirment qu’on n’attend rien de mieux pour la journée. (« Tu parles. Technologie de merde ! Ils y comprennent rien. On verra bien ce qu’on verra. ») On va quand même hisser la voile de devant, pour leur montrer.
— Tiens, toi qui es à côté du coratier ! Arrobe l’esgarte autour du lophet.
(Heu, pardon. Il parle à qui, là ?)
— Allez, vas-y ! Bouge-toi !
— Qui ça, moi ? lui demande Solveig qui était tranquillement assise à côté d’une espèce de corde (décidément !) enroulée à ses pieds.
— Ben oui ! Arrobe l’esgarte ! Allez ! On n’a pas que ça à faire !
Regard d’incompréhension profonde. Et d’un, elle n’a rien compris à l’injonction. Et de deux, on a quoi d’autre à faire exactement ? C’est pas de la plaisance qu’il s’agit ? Félix, qui a retenu la leçon, vient à son aide et exécute la manœuvre à sa place avec un sourire bienveillant à son égard. Solveig aussi a retenu la leçon : désormais, elle se tiendra éloignée de tout endroit du voilier où doit se dérouler une action imminente pour éviter ainsi d’avoir à se plier aux ordres d’Harry qu’il est incapable de donner calmement. C’est ça, une vie entière passée à affronter le danger. Ça stresse.
Il fallait hisser la voile à toute allure. C’était vital. Une fois le coup de speed passé et le moteur mis car, décidément, il n’y a pas de vent ; tout le monde vaque à ses activités. Ils discutaillent à l’arrière, installés sur les bancs (Ça doit forcément porter un autre nom…), à l’avant, allongés sur le pont, à profiter du beau soleil qui a fait place à la grisaille. Même Harry se détend et en profite pour leur conter une de ses aventures dont il a le secret. (Sacré Harry !) Parce qu’il les aime bien, il en trouve même une dans laquelle il y a un lapin ! Des fois que ces citadins ne seraient pas au courant qu’il ne faut pas prononcer le mot à bord, il pourrait en profiter pour les faire passer pour des cons. Malheureusement, ces idiots sont au courant. Comme pour les cordes. (Merde !) En outre, le temps qu’il en arrive à son histoire, il n’y en a plus que deux qui sont restés à l’arrière avec lui : Ndongo (coincé à la barre) et Eva-Louise (trop polie pour se barrer).
Sur un voilier, quand il n’y a pas de vent, il n’y a pas grand chose à faire. Certains ne s’en plaignent pas… Les principales activités du week-end seront donc au nombre de deux : boire et manger. Mais aussi, ne l’oublions pas, préparer à boire et à manger. Ils passent presque sans transition du petit-déjeuner, au déjeuner, au goûter, à l’apéro et au repas du soir. Heureusement qu’il n’y a pas de houle. C’est ainsi qu’ils croisent tranquillement les îles Chausey sur le chemin, entre le Nutella et le pastis. Les points de repères temporels convertis en alimentaires, ça remplace très avantageusement la classique montre…
Quand ils arrivent au port de Jersey, notre Harry s’assombrit. Attention, il va falloir s’amarrer, il s’agirait pas de laisser les petits jeunes faire n’importe quoi et lui coller la honte. C’est qu’il est connu là-bas. Il a une réputation à tenir. Décidément, il faut qu’il prenne les choses en main.
— Sortez les pardiges et groutez-les correctement !
Mirta et Félix savent de quoi il cause et obtempèrent pendant que les autres les regardent. Ils vont chercher, sous un banc, les espèces de bouées qu’on attache sur les côtés du voilier pour le protéger quand il est amarré et ils s’empressent d’aller les attacher. Les imbéciles…
— Attends ! Attends ! N’improvise pas ! C’est pas comme ça qu’on les attache. Bouge pas, j’arrive. Je te montre.
Forcément, une gonzesse et un citadin, ça sait pas attacher un machin pareil comme il faut. Heureusement qu’il est là pour leur montrer le chemin de la sagesse. En même temps, il faut qu’il attache les amarres parce que ceux qui s’en sont chargé l’ont fait n’importe comment. J’te jure… Ah, c’est pas de tout repos, la voile ! Faut pas croire…
Harry les a une fois de plus sauvés d’une mort certaine en amarrant correctement le bateau dans le port de Jersey. Quel homme ! Les pieds solidement campés sur le quai, les mains sur les hanches, il peut contempler fièrement son beau et puissant voilier. Il a encore assuré ! Pour fêter ça, ils vont aller s’en jeter une dans un pub du port. (Ah mais c’est vrai ça, c’est déjà l’heure de l’apéro…)
Avant de trouver un pub, il ne faut pas manquer le passage obligé par le minuscule duty-free de la marina où tous les loups de mer se chargent en whisky et en cigarettes. Puis, ils parcourent les quelques rues calmes de la petite ville. Ça ressemble bien au sud de l’Angleterre, en encore plus friqué. Les terrasses des pubs et restaurants sont remplies de plaisanciers bronzés, élégamment et richement vêtus (en sportswear faussement décontracté) et, somme toute, plutôt très âgés en moyenne. De façon tout à fait classique, à l’heure de l’apéro, on trouve déjà des Anglais et des Anglaises mis sur leur trente-et-un (chapeautés et tout et tout, comme pour un mariage)… et complètement torchés. Il faut dire que c’est samedi et qu’il ne faut pas déroger à la coutume de la murge hebdomadaire. De jolies voitures de sport passent dans les rues. Tout ça fleure bon le repos bien mérité du trader.
Eux, ils dîneront simplement sur leur bateau. C’est moins classe mais ça correspond mieux à leur budget. De retour à la marina, ils passent devant une star de bateau, amarrée non loin du leur : le Pen Duick. Pour certains, ça n’évoque absolument rien, alors, on leur explique. « Mais, bon sang ! C’est le bateau de Tabarly ! » Enfin, pas « le » mais « un » bateau parce qu’il est affublé d’un numéro, celui-ci, mais quand même… Un de ses skippers, un garçon bronzé aux cheveux blonds décolorés par les embruns marins qui ont fouetté son visage sans relâche au cours de ses pérégrinations sur les vastes océans qui en ont fait un homme et… Bref, un de ses skippers, vient à la rencontre d’Harry pour le saluer. Ils sont potes et, entre vrais loups de mer, on a besoin de marquer son appartenance à la grande famille, de se distinguer du commun des mortels. (Pourvu qu’ils ne se mettent pas à faire pipi sur le quai…)
Ça a mis du baume au cœur d’Harry qui ne résiste pas à l’envie de leur raconter une petite histoire pendant qu’il prépare le dîner avec les quelques bonnes âmes qui veulent bien l’assister… Les autres fument sur le pont et il vient même aux non fumeurs une petite envie soudaine de s’en griller une. La plâtrée de pâtes avalée dans la bonne humeur générale (car personne n’est encore malade…), quelques uns vont se coucher, les autres vont aller jeter un œil du côté de la grande tente installée de l’autre côté du port, d’où il sort une musique festive. Mais lorsqu’ils arrivent, la fête en est pratiquement à sa fin, la remise de prix d’une régate quelconque à ce qu’il leur semble. Les quelques musiciens de la scène jouent leur dernier morceau et il ne reste guère que quelques danseurs invétérés ou passablement éméchés. Ils les rejoignent tout de même pour une danse et une dernière bière, et regagnent le bateau dans la nuit en emportant avec eux quelques ballons pour décorer le voilier car ce week-end est important : trois anniversaires sont à souhaiter (en plus de la commémoration du débarquement)… Une belle performance pour un groupe de neuf personnes !
Le lendemain, toujours pas la moindre amorce de la plus petite brise. Le temps est splendide. Ils décident donc, en suivant les conseils avisés du maître, s’entend, de partir vers l’est pour aller mouiller (« C’est un terme maritime ! » ne peut s’empêcher de noter, hilare, Ndongo, qui est incapable de garder une imbécillité pour lui dès qu’elle lui a traversé le cerveau. Il faut que ça sorte !)… pour aller mouiller, donc, dans la baie de Beauport.
C’est une toute petite anse calme et peu fréquentée en ce début de mois de juin. Les roches rouges qui surplombent sa mer turquoise évoquent la Corse. La maison à moitié cachée d’un riche propriétaire anglais la surplombe à l’est. Aux dires d’Harry, il s’agirait de celle de Nigel Mansell. Coup d’œil discret à l’assemblée pour voir si ça a fait son effet. Mais non, pas de « Ooooh ! » admiratif. Les plus jeunes ne le connaissent pas et les autres s’en foutent. Hum…
L’eau est magnifiquement claire et le temps est superbe. C’est le moment où jamais de piquer une tête et de tâter la température de l’eau. Giovanna, la plus dingue, y entre aisément et, du coup, les autres croient que l’eau est bonne et la suivent. Une eau à quinze degrés, ça calme instantanément. Une fois qu’on a repris son souffle… Ndongo et John se sentent obligés d’y aller en sautant pour faire honneur à leur testostérone et, bizarrement, Harry ne les suivra pas. Seuls Clotaire et Félix ne s’y risqueront pas, insensibles aux injonctions du reste de la troupe qui, malgré leurs manifestations enjouées ne feront pas long feu dans l’eau. Giovanna prolongera son exploration aquatique vers les côtes pendant que les autres remonteront prestement se faire sécher sur le pont. C’est presque l’heure de déjeuner tout de même.
En début d’après-midi, en deux trajets en annexe, le skipper les emmène sur la plage d’où ils prennent le sentier côtier vers le phare de La Corbière. Comme en Bretagne, le chemin court le long de la côte, passant entre les champs et les jardins et parfois aussi, comme ici, devant une prison dont la présence est tout à fait incongrue dans ce site champêtre. Ce n’est d’ailleurs pas le seul élément qui n’a pas l’air à sa place. Ils croisent en effet un lézard aux couleurs incroyables : la gorge jaune citron, la tête bleu turquoise et le corps vert vif, un animal qui a l’air tout droit échappé d’une forêt tropicale. La végétation est beaucoup plus classique. Les bouquets de fleurs roses accrochés aux rochers battus par les vagues ont la douceur sauvage de paysages bretons. La beauté de la côte est accentuée par le vent qui se lève au moment où ils parviennent au phare. (Pour une fois qu’il y a de l’air, dommage qu’ils ne soient pas sur le voilier…) Un rayon de soleil vient l’éclairer par une trouée dans les nuages clairs qui s’accumulent rapidement dans le ciel. Quelques gouttes commencent à tomber lorsqu’ils se trouvent sur le chemin du retour et ils pressent le pas pour échapper à l’averse qui menace. Arrivés à la plage sous un ciel très sombre, ils n’ont pas à attendre longtemps Harry qui les avait vus s’approcher et vient les ramener à bord. On dirait bien que l’annexe a un léger problème car ses boudins commencent à se dégonfler mais ils se gardent bien de le faire remarquer à leur skipper expérimenté. La première fournée rejoint le bateau sans encombre mais, pour la deuxième, c’est un peu moins confortable car, le temps qu’ils embarquent, une forte averse s’est mise à tomber. Elle ne s’arrête pas avant qu’ils aient regagné le voilier. En outre, les boudins n’ont pas repris de l’air entre-temps et leur abordage a des allures de Radeau de la Méduse ! (D’autant plus que la pluie agace un peu Harry qui ne peut pas s’empêcher de les houspiller pour passer ses nerfs.)
L’ondée est passagère (le vent aussi, d’ailleurs) et le soleil revient vite. La mer reste calme et ça les rassure parce qu’ils vont dormir au mouillage et que la houle n’est pas la bienvenue. Le soir, attablés à l’intérieur du bateau pour l’apéro, leur bonne humeur est revenue grâce à une excellente bouteille de whisky fournie par Ndongo, à un fameux rhum cubain (hips !) et au show que leur offre Félix qui, étant un peu éloigné des autres car occupé à la cuisine, se sent obligé de se dénuder pour qu’on ne l’oublie pas. Le repas est dignement couronné par un gâteau de tri-anniversaire ! La fête est à son comble et ces circonstances allaient donner l’occasion à Harry de leur conter une nouvelle histoire car, quel que soit le sujet abordé, il a toujours quelque chose à leur dire. Il a tout vu et tout fait ! On veut savoir quelque chose sur un thème spécifique ? Just name it ! La navigation, le karaté, le sport en général, le business, l’argent, les femmes (Hé hé ! Sourire égrillard), la philosophie, la littérature (Oui, Madame !) et même… même… la psychologie ! Il leur raconte qu’il a accompagné un groupe de psychologues un week-end et qu’il les a tous psychanalysés ! (Eux n’ont aucune peine à imaginer qu’Harry a été, à son insu, le sujet d’une thèse pour ces spécialistes du comportement humain.)
Comme les personnes assemblées étaient bien parties pour se payer une bonne tranche de rigolade et que le monologue, qui ne semble pas près de s’interrompre, tend à les engourdir, une idée de génie fuse dans la pièce : ils vont faire un jeu ! Le jeu du chapeau. Deux équipes qui se font deviner des personnages célèbres, c’est simple et efficace. Ça a l’avantage de les faire tous marrer parce que tout propos est sujet à interprétation, divagation, quiproquos et remarques absurdes en tout genre. Ndongo, qui excelle dans ce domaine, fait un véritable festival en duo avec John qui lui sert d’assistant et ne manque pas une occasion pour le faire briller. Un duo bien rodé. Quand la sauce ne prend pas, Mirta intervient pour aider son homme dans ses pitreries verbales. Solveig, défavorisée par son accent, fait le handicap de son équipe qui ne la comprend pas toujours. Globalement, c’est du grand n’importe quoi rigolard. Le seul qui reste étonnamment silencieux, c’est Harry. Bien que ça laisse les autres perplexes, ils se gardent gentiment d’aller réveiller le chat qui dort, des fois qu’il aurait des trucs à raconter finalement.
Tout le monde regagne son sac de couchage un peu éméché. L’alcool aide les uns à dormir en toutes circonstances mais pas tous… Ou est-ce la houle légère mais ininterrompue en cette baie abritée de Beauport qui fait passer aux autres une nuit peu reposante ? Eva-Louise et Clotaire se réveillent le teint un peu verdâtre. Le pauvre Clotaire qui arborait fièrement ses bracelets contre le mal de mer qui l’avaient protégé jusqu’à présent (par une mer d’huile) est peu loquace ce matin. Eva-Louise aussi a la mine renfrognée et n’aura pas la force de s’asseoir à côté du gourou marin pour l’écouter poliment débiter ses sornettes. Mais rien de plus sérieux ; personne n’a vomi. Le skipper, lui, est plus en forme que jamais et s’informe rapidement pour savoir si quelqu’un a été malade cette nuit. (Merde ! Personne.) Eva-Louise, la bonne âme, lui offre tout de même une occasion en or en lui faisant remarquer que ça a beaucoup bougé cette nuit. « Pff ! Ça, c’est rien du tout ! Moi, dans les Caraïbes… » Sa voix se perd dans les vapeurs du café.
C’est le dernier jour, le temps de regagner Granville en passant par Chausey. Harry a prévu de partir à une heure bien précise pour se retrouver au milieu des dangereux récifs à marée basse car il paraît que le paysage y est alors spectaculaire. Il leur a vanté ces fameux récifs et leur beauté à plusieurs reprises. Ils quittent Jersey au moteur et, au démarrage, Harry commence à montrer une pointe d’énervement vis-à-vis des ballons gonflables qui décorent son voilier et qui l’empêchent un tantinet de naviguer. (Il en a mis du temps ! Les autres attendaient ça depuis le soir où ils les ont installés, pensant que leur aspect puéril le ferait sortir de ses gonds dès le matin mais, contre toute attente, il a attendu plus d’une journée pour se plaindre… C’est peut-être le retour à son port d’attache qui rend leur maintien impossible. On a une réputation à tenir ou on n’en a pas…)
Bon, finalement, ils passent Chausey rapidement parce qu’ils traversent les récifs à marée haute. (Pourtant, il avait bien prévu que… Mais bon… Foutus instruments modernes sans doute… Ou foutue météo…) Du coup, le retour se passe dans la plus grande nonchalance, tout le monde plus ou moins vautré sur le pont, à profiter des vagues et du soleil. Finalement, naviguer, c’est encore mieux quand on ne fait rien du tout !
Mais hélas, il reste encore une manœuvre, l’arrivée au port et l’amarrage du bateau. John, Eva-Louise et Solveig ont bien retenu la leçon et font semblant de s’affairer en s’éloignant au maximum des zones d’activité. Les autres, pleins de bonne volonté, se font engueuler par le chef et lui donnent l’occasion de prononcer sa fameuse phrase qui est restée mythique. En effet, Ndongo, qu’il a envoyé sur le ponton pour récupérer les amarres, semble très bien s’en sortir et ne réclamer l’aide de personne. Pourtant, sa profonde détresse intérieure n’a pas échappé à l’œil aguerri de leur mentor qui, joignant le geste à la parole, saute prestement à terre en lui lançant : « Détends-toi. J’arrive ! » Heureusement que tout le monde n’a pas entendu car Solveig, face à une assemblée prête à pouffer, ne serait pas parvenue à contenir son fou rire dans le dos d’Eva-Louise. Elle le contient et l’honneur est sauf.
Les tâches maritimes sont presque finies. Deux pauvres victimes, Mirta et Clotaire, se font harponner pour nettoyer le bateau à coup de balai-brosse pendant que les autres rangent les bagages dans les voitures. Ils sont de retour sur terre, le gourou a retrouvé sa dimension humaine. Le pauvre… Ils se demandaient si, à terre, a contrario, il n’avait aucune occasion de prouver qu’il était le patron, pépère, pour devoir la ramener aussi fréquemment en mer…
Sur la marina de Granville, dans la brasserie où ils boivent un dernier verre pour prendre congé du pittoresque Harry, c’est la terre qui commence légèrement à tanguer. C’est dommage parce qu’un trajet de plusieurs heures de voiture va suivre. Ça serait bête d’avoir été en pleine forme sur le bateau et de finir par vomir sur le bord de l’autoroute. Ça gâcherait un peu le plaisir de la plaisance. Mais ils resteront indemnes jusqu’au bout. Comme des enfants de retour de colonie, ils sont beaucoup plus calmes qu’à l’aller et peuvent même sombrer dans un sommeil hébété (de ceux qui font baver, bouche grande ouverte, la tête renversée…). Dans la voiture de tête, trois guerriers, Giovanna, Solveig et Félix, imperméables à la fatigue, hurlent à tue-tête des tubes des années 80 à la face décontenancée de John qui, lui, se serait volontiers laissé aller au doux repos.
Ils retiendront de l’expérience qu’une balade en voilier vers Jersey c’est une mer d’huile et sans danger, et un soleil radieux. Un week-end sur un voilier, c’est calme et reposant. On n’y fait que boire et manger. On se marre, on se baigne. C’est cool. Finalement, il n’y a rien à faire sur un bateau. La plaisance, c’est un truc de fainéant, non ?