Népal – 4 Rolwaling

Le Rolwaling est une vallée située à l’est de Katmandou, un peu avant l’Everest. Un de ses treks mène au lac de montagne de Tsho Rolpa, à 4540 mètres, tout près de la frontière tibétaine. C’est un simple aller-retour d’une dizaine de jours. On peut prendre l’option de continuer après le lac mais il faut alors se lancer dans une marche d’une vingtaine de jours et passer des cols bien plus hauts. Pour la découverte de cette région, nous nous contenterons de cette randonnée moins sportive. Le grand avantage de la vallée du Rolwaling est qu’elle est réputée être peu fréquentée et ça, ça nous plaît !

 

Me voici donc de nouveau en partance pour le Népal, pour un trek dans l’Himalaya. Il me faut me préparer au changement de rythme, calmer l’impatience, réapprendre l’attente. Un petit exercice d’entraînement est prévu : une escale de huit heures à Bombay en pleine nuit. Pour ce nouveau départ nous sommes cinq. Fabien, Hélène, Aya et moi formions l’équipe « Manaslu », nous lui avons adjoint Claire, très alléchée par l’aventure. Une équipe de cinq, c’est parfait pour le tarot et ça aide à supporter l’aéroport de Bombay.

Au départ de Paris, la compagnie Jet Airways tente de nous congeler, sans aucun doute pour tester un type de transport futuriste, le cryotransport. Embarquer des voyageurs congelés, ça évite d’avoir à les nourrir, d’avoir à supporter les caprices des uns et des autres, d’avoir à gérer les mécontentements dus aux retards. Ça vaut la dépense en recherche et développement. Mais nous sommes plus avisés, nous cumulons les couches de vêtements chauds, recouvrons le tout de la couverture (jusque sur la tête, façon refugié syrien). Avec une grosse quantité de thé chaud en sus, nous tenons le coup. Alors, comme ils voient que ça ne marche pas, à la deuxième collation, après le sandwich au hachis impossible, ils nous servent un esquimau ! Nous avons droit à la glace la plus incongrue et la plus dure du monde qu’ils n’ont même pas dû prendre la peine de placer dans un congélateur. Conserver les bâtonnets dans l’avion, avec nous tous, ça a suffi à maintenir la chaîne du froid.

On survit et on arrive à Bombay frais mais pas très dispos. Nous n’avons pas opté pour le salon de Jet Airways. Pour quelques dizaines d’euros on peut y passer, non pas la nuit entière, mais une tranche de deux heures. Nous allons donc errer. Dutyfree, dutyfree, foodcourt, foodcourt, lumière, lumière, lumière, hauts-parleurs… Des centaines de sièges sur lesquels on ne peut pas s’allonger… Et au final, on trouve quelques banquettes qui ressemblent à des lits. En les agençant, on peut se concocter un mini campement. Un petit somme de trois heures, ce n’est pas négligeable, même si la musique ambiante n’est pas coupée, même si on recherche désespérément un retardataire pour Dubai et qu’il doit bien être le seul dans cet aéroport à ne pas entendre le message.

 

Mais tout vient à point à qui sait attendre et nous finissons par arriver à Katmandou, heureux et décalqués. Et les attentes continuent. Il faut beaucoup d’exercices pratiques pour devenir un pro de l’attente. Il faut faire la queue pour faire la demande de visa sur place (démarche qui est devenue informatisée et, donc, plus longue que manuelle), pour payer le visa, pour se faire appliquer et tamponner le visa, pour montrer patte blanche à la sécurité avant de récupérer les bagages et… enfin… sortir ! En tongs ! Il fait 27°.

L’incontournable Roby, le guide de tous nos treks, est là. Il a trouvé une Jeep pour enfourner tout notre petit monde et nos bagages et, avant qu’on monte, il nous passe autour du cou la guirlande de fleurs orange de bienvenue. Ce rite, qui nous semblait un peu ridicule la première fois que nous l’avons vécu, ne saurait être omis à présent. Nous serions trop déçus.

Le quartier de Thamel n’a pas changé. Ses boutiques, ses hôtels, ses cafés masquent les murs des bâtiments, invisibles derrière les pancartes, les posters, les affiches, les faux tout, la poussière. C’est la porte d’entrée incontournable du Népal.

Roby veut tout de même jouer au guide, pour la forme, et nous emmène voir le Bouddhanath, un temple très similaire à Swayambhunath mais qui, lui, n’est pas juché sur une colline qui donne sur la ville. Les yeux du Bouddha sont surmontés d’une pyramide dorée rutilante. Il a été reconstruit après le tremblement de terre de 2015. Il est entouré de bâtiments construits en cercle autour de lui, dont les terrasses offrent une très belle vue sur son sommet. Puis, Roby nous emmène également, pour l’équilibre religieux, au temple hindou de Pashupatinath. Il est fair-play. Même si ça l’agace un peu parce qu’il est bouddhiste et qu’il ne se sent pas bien chez les hindous, et qu’en plus, ici, on nous fait payer la visite. Pour nous, tout cela est normal puisque le site est payant. (Oui mais, chez les bouddhistes, il nous avait fait resquiller. Le Bouddhanath était également payant mais on n’a même pas vu les guichets. Nous les apercevons en quittant la place mais il les passe à pas vif sans faire mine de s’arrêter et personne ne nous interpelle.) Chez les hindous, en plus, on l’empêche de venir avec nous, officiellement parce qu’il n’a qu’une licence de guide de montagne, officieusement, peut-être, parce qu’il est bouddhiste ? L’interdit l’arrange un peu parce qu’une énième visite du temple hindou, ça ne doit pas le passionner. On n’y reste pas non plus des heures parce qu’on ne peut pas visiter le temple en tant que non hindous, parce que les morts qu’on brûle sur les marches au bord de la rivière, c’est un peu glauque, et que Fabien et moi, on les a déjà vus.

Le lendemain, Roby vient nous chercher tôt à l’hôtel et nous partons en taxi vers la gare routière. Nos deux porteurs nous attendent. Nous avons le grand plaisir de retrouver Prakas (qui était venu avec nous sur le trek du Manaslu) et de rencontrer Phol Kumar, encore un « cousin » de Roby… Il s’avèrera qu’ils ont vraiment un lien familial, car c’est le mari de sa cousine germaine. Je commençais à penser qu’il appelait cousins tous les hommes de son village.

Nous allons rejoindre la vallée du Rolwaling en bus. Nous partons pour Charikot. L’attente continue… Roby nous donne rendez-vous à une heure précise, alors, bêtement, on s’y tient, pour ne mettre en retard personne et… on attend. Ceci dit, il vaut mieux être prêt à l’heure prévue et attendre, mais sans s’endormir totalement, sans perdre sa vigilance car, si l’heure de départ n’est jamais celle escomptée, lorsqu’elle arrive, il ne faut pas louper le coche. C’est maintenant et pas dans dix minutes. Quand le bus a décidé de partir, il klaxonne et démarre. Les retardataires n’ont qu’à courir. Ça conserve en forme et ça nous donne l’occasion d’observer le chaos ambiant en toute sérénité. C’est Roby qui guette, cherche le bon bus et nous préviendra quand il faudra s’exciter.

Le bus pour Charikot est un Deluxe, c’est écrit sur son pare-brise arrière : smart LED, music, air cooler, free wi-fi, reading light, comfort seats. En y regardant bien, ils le sont tous… Selon Roby, la route est bonne. Un Deluxe sur une bonne route, ça va être du gâteau, ce trajet. Malheureusement, il doit disposer des informations de 1984, année à laquelle les Suisses ont refait la route. En 2017, son état s’est quelque peu dégradé. Défoncé est un adjectif qui la ferait paraître praticable. Elle ne l’est pas mais, au moins, elle n’est pas vertigineuse. On en sera quitte pour du tape-cul uniquement, sans angoisse pour notre capacité à atteindre la destination finale vivants. Sept heures pour parcourir 130 kilomètres, ça aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. En plus, on bénéficie d’un chauffeur qui conduit à la testostérone et ne supporte pas qu’on le double. Il ne nous épargnera aucun nid d’autruche. L’arrêt pipi et la pause déjeuner sont réglementaires. Il les fera donc mais ne traînera pas. Un chrono à respecter ? Un pari ?

Il nous dépose moulus dans la petite ville sans charme de Charikot. Il s’est mis à tomber quelques gouttes. Les deux rues commerçantes arpentées, on se réfugie dans le bar d’un hôtel pour une méchante tasse de sucre parfumée au thé. La vie nocturne locale ne nous tentant pas, on dîne à l’hôtel. Hotel Kings and Lodge. Sur un mur du salon est accroché un poster constitué de mosaïques de photos touristiques de la région. Il y a bien évidemment le lac où nous nous rendons, des sommets, des vallées, un temple et, au centre, tel le joyau de la couronne, la photo du patron de l’hôtel, sérieux comme un pape. On trouve ça bêtement prétentieux mais pas Roby. L’homme est fier de son hôtel et de sa réussite sociale, il l’affiche, c’est normal. Alors, d’accord, on ne griffonnera pas un « Wanted » sous la photo…

Quand on monte se coucher, il s’est mis à pleuvoir franchement. Au matin, il continue de pleuvoir encore un peu. Pendant que nous prenons le petit-déjeuner le plus gras de tout le séjour, la pluie s’arrête. Toasts à moitié graisseux et à moitié sec, pain parotha imbibé d’huile. La palme est décernée à l’assiette d’Aya. Ses « toasts and fried egg » sont les mêmes toasts pourris que dans les autres assiettes mais, en plus, ils sont accompagnés d’un œuf dur, puis frit. Désarçonnant et pas bon du tout.

Lorsque nous nous dirigeons vers le bus ce matin, c’est avec l’intention de dormir à Simigaon. En bon guide protecteur, quand Roby voit que les gens commencent à monter dans le bus, il nous invite à faire de même. Il est 8h30. Le bus pour Chhetchhet doit partir à neuf heures mais il ne bouge pas. Pendant une bonne heure. Rien ne bouge et il se remplit lentement et se surremplit. Dans le calme. Personne ne râle, personne ne demande où est le chauffeur. Puis, vers dix heures, il finit par se pointer, saute sur son siège, démarre, fait demi-tour, roule deux minutes et s’arrête. Un gros homme mal léché doit faire hisser sur le toit du bus de la marchandise : des sacs de jute chargés d’objets métalliques, à peine soulevables (contenant d’énormes récipients en fonte pour la cuisine), et qu’on finit pourtant par hisser sur le toit. Et c’est parti ! Mais on s’arrête de nouveau à notre terminus initial pour un changement de chauffeur. Il semblerait que celui qui est allé se placer devant la marchandise à embarquer n’était pas le « vrai ». Un pote ? Un chauffeur apprenti qui ne roule pas plus de dix minutes ? Celui qui prend sa place, contrairement à celui d’hier, est souriant, civil et roule lentement dans les ornières (gigantesques de boue après la pluie de la veille) et préserve nos vertèbres et nos fesses.

On roule à flanc de montagne avec une vue imprenable sur les rizières vert-jaune, la rivière en contrebas et les maisons éparses. Le trajet est magnifique et souvent distrait par le croisement d’autres véhicules, spectacles et divertissements incessants. Au bout d’une heure et demi, on s’arrête. On fait une pause ? Déjà ? Oui, une pause déjeuner. Ça veut dire qu’on n’est pas très près d’arriver en fait… C’est surtout le chauffeur qui déjeune, les autres attendent. Et, quand il est prêt, il saute dans le bus et, hop, on doit tous suivre le mouvement. C’est qui, le chef ? Et on continue au pas. Ce trajet est plutôt agréable mais on ne sait pas du tout à quelle heure on va arriver à Chhetchhet. Surtout quand le bus s’arrête et que tout le monde doit descendre. On est arrivés ? Pas du tout. Terminus quand même. Et Roby nous annonce qu’on est à trois heures de marche de Chhetchhet, comme au départ de Charikot. Comment c’est possible ? Je ne suis pas une brute en math mais quand même… Ça fait trois heures qu’on roule et on est toujours à trois heures de marche ? On a tourné en rond ? Et en plus, il se fait alpaguer par un mec en moto et en tongs qui, en fait, est un flic qui veut vérifier nos permis de trek. En l’attendant, on déjeune. Quand il revient, il nous annonce qu’on a dû régler un permis supplémentaire mais qu’on a un nouveau bus pour Chhetchhet qui nous attend. Et c’est reparti pour un tour… Il finit par nous lâcher dans une espèce de camp de travailleurs au bord de la rivière en nous disant que c’est là Chhetchhet, du moins le quartier où on peut loger. Sympa.

Sinon, on peut aller jusqu’à Simigaon, comme prévu, mais il est déjà quatre heures. C’est tard. On décide d’un seul homme d’y aller quand même. Trop envie de montagne, de marcher, de lâcher les bus, les bruits de moteur, les odeurs de frein. Il nous aurait dit qu’il y avait cinq heures de marche qu’on s’y rendait quand même.

Simigaon est à 2h30 de marche, par des centaines de marches… En effet, une petite côte nous fait passer pratiquement directement de 1340 à 2100 mètres par un escalier. Ça met en jambe. L’eau dégouline en cascades de l’autre côté de la rivière. Arrivés au village, on fait une pause mais on n’est pas encore au bout de nos peines. Les nuages offrent un joli coucher de soleil derrière les sommets, d’autant plus agréables qu’ils sont restés secs toute la journée. La météo nous annonçait de la pluie, pour le moment, elle est aussi fiable que partout ailleurs dans le monde. Il reste encore un bon raidillon jusqu’au lodge, que nous grimpons allègrement pour éviter de terminer la randonnée à la frontale. On y parviendra presque. Malheureusement, le premier endroit est complet, il abrite un groupe de trekkeurs népalais. Le second, à cinq minutes, mais à parcourir dans le noir, sera le bon. Lui abrite un plus gros groupe de Hollandais qui campent. L’organisation qui les entoure est fascinante : cuisiniers, porteurs de tout (vaisselle, tentes, nourriture, sacs, papier hygiénique et que sais-je encore). Ce ne sera que le lendemain matin que nous découvrirons également la dizaine de yaks qui les accompagne. Leur ballet est impressionnant. Au matin, ils harnachent tout ça (hommes et bêtes) – dans quel ordre magique ? -, pendant que les Hollandais prennent le petit-déjeuner, mais il faut qu’ils s’organisent également pour laver les plats et charger la batterie de cuisine en premier car ce sont ses porteurs qui partent devant pour préparer le repas de midi. Les derniers seront les yaks.

Bien que nous soyons arrivés tard par rapport aux habitudes, on nous dégotte un cuistot pour préparer notre repas. On a l’impression d’être en pleine nuit mais il n’est que sept heures lorsque nous nous mettons à table. Les menus classiques des lodges de montagne commencent : patates, riz ou pâtes. Accompagnés de thé. Nous regagnons la chambre et nos lits avec plaisir juste après, enfin fatigués par de l’activité physique. Tiens, Fabien s’est fait piquer par un truc qui lui fait une petite plaie sur la jambe qui n’arrête pas de saigner. Tique ou sangsue ? On n’a rien vu sur le chemin. Il en sera quitte pour un petit sparadrap et un gros point d’interrogation.

 

Nous partons sous un grand soleil pour Dongang alors que la météo du smartphone du guide népalais des Hollandais, qui semblait très orienté high-tech, annonçait 99 % de chances de pluie. Il fait également bien chaud ; nous suivons un chemin ombragé, à flanc de montagne. Sur la gauche, sur le versant exposé, la vue est superbe sur les rizières et les champs de millet vert pâle. Au détour d’un chemin, tout à coup, nous apercevons déjà le Gauri Shankar (7135 mètres), le plus haut sommet du coin, ensoleillé. Comme tous les pics de l’Himalaya, il est entouré de légendes et, en plus, il est particulièrement sacré. Gauri serait Parvati, la femme de Shiva, Shankar, toujours prête à l’empêcher de déverser son courroux sur les humains téméraires, notamment les alpinistes. Plus fascinantes sont les cinq sœurs qui lui sont associées. En effet, cette montagne à cinq pics serait la résidence de cinq sœurs protectrices du dharma, dont la tête, Tashi Tseringma, particulièrement vénérée, se déplace à dos de lionne des neiges. D’ailleurs, les sherpas appellent cette montagne Jomo Tseringma. Une lionne des neiges pour monture… Ça laisse rêveur…

Il fait chaud et l’ombre est largement appréciée. Le chemin monte en zigzags, agrémenté de marches parfois. Nous passons des trekkeurs, des porteurs et des yaks qui nous redoublent au hasard des pauses, et finissons par rencontrer les fameux Népalais qui occupaient le lodge complet de Simigaon : un boys band de cinq gars dans la vingtaine que nous retrouverons à l’étape du déjeuner à Surmuche. Sur ce trek, il y a peu de choix sur les arrêts. Les logdes sont peu nombreux et petits. Ils rythment les étapes de tous les marcheurs. Aujourd’hui, nous nous rendons à Dongang, à six heures de marche ; Surmuche est situé à mi-chemin, et tout trekkeur qui part de Simigaon s’y arrête. On pourrait certes emporter son casse-croûte mais ce n’est pas la coutume. Le plat de base, ici, c’est le dal bhat, le sandwich est inconnu bien qu’ils fassent du pain. S’ils proposaient des sandwichs, ils seraient capables de les farcir au riz… Le boys band, les Hollandais et leur armada, un moine et une jeune fille blanche qui l’accompagne, se retrouvent donc ici avec nous. Les Népalais nous régalent de leur musique en vogue qu’ils jouent sur leur téléphone et qu’ils entonnent à tue-tête, mais il suffit de deux morceaux pour que ça agace un Hollandais qui leur demande de baisser le volume. C’est vrai qu’on est en montagne et qu’on recherche plus le calme que l’ambiance de discothèque. Mais c’était quand même un peu rigolo… Pour les consoler, Hélène sort son carnet et les croque, puis leur montre le dessin. Son talent les impressionne. Les « Awsome, man !» émerveillés fusent.

On repart avant le gros de la troupe et ça continue de grimper gentiment, dans le sous-bois ombragé. Le nombre de cascades et de ruisselets qu’on passe est incalculable. On les franchit sur quelques planches de bois assemblées en pont de fortune ou en sautant de pierre en pierre pour les plus petits. La végétation brille de l’éclat de l’eau qui dégouline de partout. De petits champignons orange fluo illuminent un éboulis. Puis, soudain, la vue se dégage sur la rivière dont nous nous sommes rapprochés et les toits des deux logdes de Dongang sont en vue. Installés dans une prairie au bord de l’eau, leur emplacement est parfait. Nous choisissons celui qui ne sera pas occupé par les Hollandais et filons à la rivière faire la lessive et un brin de toilette tant que le soleil est là. Il n’est pas encore quatre heures, il faut s’y mettre vite avant de se refroidir et de perdre son courage. L’eau glaciale de la rivière nous pétrifie mais on peut y plonger les pieds, se frotter un peu au gant et laver deux bricoles. Ça permet d’avoir l’illusion d’être un peu propre. La pluie arrive alors que nous sommes déjà à l’abri. Le linge ne séchera pas mais, au moins, on évite la saucée tout habillés.

Le long de la Rolwaling
Le long de la Rolwaling

Nous sommes chez les sherpas ici. Nous ne traversons pas de villages tibétains ; la vallée semble peu habitée et peu fréquentée. Nous ne croisons pas de porteurs qui ravitaillent les hébergements, les chemins sont empruntés par les équipes de trekkeurs qui sont partis en même temps que nous de Simigaon. Les lodges sont rustiques. Pas de fantaisies comme des toilettes occidentales, des douches chaudes, des salles de bain attenantes ou des héliports comme on a pu en voir ailleurs (du moins sur leur affiche de bienvenue). Ici, on annonce la mise à disposition de seaux d’eau chaude pour la douche mais personne ne songerait à en demander. Ça ressemble trop à une publicité mensongère et on ne voudrait pas mettre nos hôtes en position délicate. La couverture est le seul luxe que nous ne lésinons pas à nous offrir. Il y en a toujours un paquet à disposition, ça serait bête de les laisser moisir dans leur placard. À cette altitude, il commence à faire froid le soir. Le contraste est d’autant plus grand qu’à Katmandou, on peut se balader en short. À la montagne, en journée, en randonnée, on transpire comme des veaux dans nos tee-shirts. La fraîcheur vespérale commence à se faire sentir à Dongang mais, à cette altitude encore peu élevée pour les Népalais, il n’y a toujours pas de poêle dans les salles à manger des lodges. Est-ce également le niveau bas qui fait que nous ne voyons ni moulins à prières, ni d’autres marques du bouddhisme que les guirlandes de drapeaux à prières qui décorent les lieux habités ? Je les attends plus haut mais il y aura, somme toute, peu de signes religieux sur ce trek, hormis les monastères et lieux sacrés. Murs de manis, stupas, darchoks, moulins, ne sont pas très nombreux.

 

Aujourd’hui, nous sommes censés affronter un dénivelé de 1000 mètres en six heures de marche. Ce n’est pas la situation idéale pour s’acclimater mais nous n’avons pas le choix. Nous devons nous organiser en fonction des hébergements et il n’y a rien avant Beding. Ainsi, nous savons que tous ceux qui partent de Dongang aujourd’hui seront à Beding ce soir.

Le matin, le chemin longe la rivière côté ombragé. Il est tellement gorgé de l’eau qui semble ruisseler des flancs de la montagne qu’il est, au mieux, boueux, au pire, lui-même un ruisselet. Les feuilles étincellent. Les mousses sont à l’honneur : du vert foncé sur les troncs d’arbre, du marron vif au vert fluo sur les pierres ; parfois d’une couleur très similaire à celle des rizières. La rivière Rolwaling Khola, à notre gauche, ses eaux bouillonnantes et gris pâle du sable de son lit, accueille les cascades splendides qui dégringolent des deux côtés. Pour couronner le tout, le Chekigo, un petit sommet de 6257 mètres, fait quelques apparitions au détour d’un tournant. Ce n’est certes pas la star de la région mais il fait son petit effet lorsque sa pointe resplendit en plein soleil en fond de vallée. Il s’est idéalement placé pour se faire tirer régulièrement le portrait.

Nous traversons ensuite la rivière pour passer sur le versant plus ensoleillé mais, avant de pouvoir profiter de sa chaleur, il nous faut grimper, juste après le pont, un bon petit raidillon qui casse même les pattes de certains porteurs. Nous sommes déjà autour des 3000 mètres et les effets physiques plus soutenus se ressentent immédiatement. Après quelques zigzags en sous-bois, assez nombreux pour qu’on se réjouisse de parvenir au bout de la montée, le chemin herbeux devient plus plat et nous atteignons déjà le seul lodge à mi-chemin où on peut déjeuner. C’est Thangthing Kharka, à 3250 m.

Heureusement que la route qui suit est roulante et grimpe en douceur vers Beding. Lestés comme nous le sommes de dal bhat, nous n’aurions pas pu affronter de côtes. Les arbres encore très nombreux ombragent agréablement le chemin. Les rouges vifs de l’automne illuminent la vallée. Nous continuons à longer la rivière dans un sous-bois fourni bien que nous ayons dépassé les 3500 m. De façon assez inattendue, cette étape au fort dénivelé n’est pas épuisante. Le chemin en bord de rivière dans la vallée qui s’élargit en douceur semble presque ne pas monter. Dans l’après-midi, les nuages s’amoncèlent mais restent secs ; ils nous facilitent la marche en apportant un peu de fraîcheur.

Dans les prairies, de nouveaux types de petites fleurs colorées apparaissent. Le festival des couleurs a pris un autre aspect. Ce ne sont plus les champignons et les feuilles vert vif du versant d’en face qui nous entourent mais des buissons rouge flamboyant, des mousses marron clair ou jaunes, parsemées de lichen écarlate sur les pierres. De petites orchidées violettes poussent le long de la rive. Des papillons orange vif tournoient sur le chemin.

Enfin, plus rapidement que nous le pensions, nous arrivons à Beding, pas épuisés mais contents que la randonnée prenne fin pour la journée. Les nuages couvrent la majeure partie du ciel et il commence à faire frais. La douche annoncée se résume à un tuyau dans la cour, qui coule par intermittence. Soit il coule directement dans la cour, soit on lui raccorde un long tuyau et il se déverse plus loin, dans les toilettes. Mais on peut se remplir un seau et le mettre dans la « salle de bain », une baraque en bois qui ferme à peine. Deux candidates, Hélène et moi, se lanceront dans un lavage ultra rapide au gant (ensemble, pour se sentir plus fortes) et à une mini lessive lors d’une éclaircie inespérée de cinq minutes qui active le courage. Pas sûre qu’on continue le lavage intégral à une altitude plus élevée mais, pour le moment, nous avons gagné notre titre de princesse… Mais, ici, on se sentait un peu obligées à la tâche car non seulement le linge lavé à Dongang, malgré le soleil de la journée, n’a pas séché sur les sacs à dos mais, en plus, il s’est un peu sali. C’est pratique d’attacher culottes, chaussettes et tee-shirts humides sur le sac pour qu’ils sèchent pendant la marche mais, lorsqu’on s’arrête pour une pause, il ne faut pas jeter son sac par terre n’importe comment et n’importe où… Sinon, on multiplie les lessives…

Beding est qualifiée de « capitale » du Rolwaling. On y compte en effet plus de lodges et quelques habitations en prime mais surtout un splendide monastère tout fraîchement restauré, ou encore en cours de rénovation, c’est difficile à dire. Il en serait à sa troisième restructuration sur les cinq de prédites. La peinture semble avoir séché la veille. Nous devons pour l’instant nous contenter de le contourner car il n’ouvre au public que de 8 à 10 heures du matin. Un stupa en moins bon état le jouxte. La visite de Beding est terminée. Le temps est frais et n’invite pas à la balade. En outre, notre lodge est très sympa ; la salle à manger est munie d’un poêle qu’on allume tôt, alors on s’y réfugie en vitesse. Les chambres à deux lits sont au-dessus ; nombreuses et séparées par du contre-plaqué. Il n’y a que nous, un couple d’Allemands et les guides et porteurs respectifs mais ça suffit à faire un ramdam du tonnerre au cours de la nuit. Le sol tremble, les portes couinent, les téléphones sonnent…

On ne séjourne dans les chambres que pour dormir. Il y a rarement de l’électricité (ici, un interrupteur et une ampoule purement décoratifs) et les seules pièces chauffées sont la cuisine et la salle à manger qui sert de pièce à vivre dès qu’il fait trop froid pour rester dehors. Après cette bonne journée de marche de six heures, même si nous arrivons tôt à Beding, nous avons vite fait de rejoindre la salle à manger et nous y resterons jusqu’au dîner, puis au coucher. En consommant sagement du thé et en jouant aux cartes. Il semble que notre Roby ait du mal à se procurer du raksi sur ce trek. Il nous fait goûter plusieurs fois au chang mais jamais au raksi depuis l’ignoble tord-boyaux qu’il a bu à Charikot. La veille, ils se sont fait servir une boisson étrange qu’on boit un peu comme le mate d’Argentine : un grand pot en plastique, en haut surnagent des céréales (principalement du millet), en dessous un liquide qu’ils boivent à la paille et ils y rajoutent régulièrement de l’eau chaude. Bizarre…

Il y a moins de trekkeurs que sur des treks plus fréquentés et donc moins de guides et de porteurs pour que de petits bars les accueillent. Une fois qu’ils ont fait leur sieste, ils restent principalement à la cuisine, jouent aux cartes et semblent beaucoup plus raisonnables au niveau de la consommation d’alcool. Par la force des choses…

 

L’altitude monte et les étapes raccourcissent. Na n’est qu’à trois heures d’ici mais cette courte étape suffit car nous allons passer la barre des 4000 m.

Comme le monastère ouvre, manifestement pas tout à fait aux horaires indiqués puisqu’à sept heures, nous voyons déjà la porte ouverte, nous passons par sa visite avant la randonnée. Nous entrons directement dans une petite cour, puis une autre porte donne sur la petite pièce qui fait office de lieu de culte. Elle semble réduite par la profusion de la décoration et la multitude des objets qui l’encombrent. Les murs sont tous recouverts de peintures, personnages et motifs certainement très symboliques et peut-être parlants à des bouddhistes népalais. Et puis il y a aussi un gong, des coussins, des bancs, trois sculptures sous verre de personnages certainement sacrés eux aussi. Tout cela reste très mystérieux. Quelques moines veillent au grain, des fois qu’un touriste ne se soit pas déchaussé avant d’entrer, mais ils sont aussi manifestement présents pour recueillir des dons. Certains visiteurs repartent avec une soyeuse écharpe blanche, le signe ostensible qu’eux, ils ont payé, et qu’ils sont donc bénis par leur don. Les divinités aiment l’argent, c’est bien connu.

Nous n’avons pas vu la boîte à sous. En revanche, nous avons noté la couleur inhabituelle de leur doudoune North Face. Un bordeaux en parfait accord avec leur robe. Une commande spéciale du monastère ? Un don de l’entreprise ? Nous n’oserons pas leur demander. Si on apprenait que North Face sponsorisait les monastères bouddhistes, ça nous ferait un peu de peine.

En fait d’horaires, les moines ouvrent tôt le matin et ferment les portes derrière les derniers arrivants. On dirait qu’ils ouvrent uniquement pour accommoder la journée du trekkeur mais je ne saurais juger des horaires habituels d’ouverture des monastères bouddhistes.

Monastère de Beding
Monastère de Beding

À cette altitude, les arbres disparaissent peu à peu et sont remplacés par des buissons le plus souvent marron, jaunes ou vert foncé avec, toujours, quelques taches très colorées de rouge provenant des buissons et des mousses sur les pierres. Les couleurs de l’automne éclatent. Les fleurs continuent d’apporter leur jaune vif, leurs bleus et leurs violets au tableau.

La rivière torrentielle est toujours à notre droite et le Chekigo se montre parfois devant nous. La vallée qui s’élargit peu à peu est magnifique et le chemin monte en douceur. Na est annoncé par plusieurs rangées de darchoks tibétains. Cependant, cette profusion colorée n’indique pas le village mais un lieu situé en hauteur, la grotte du gourou Urgen Rinpoche, une retraite dans laquelle il aurait vécu avec un cheval volant et son tigre. Bien sûr. (Pas de lionne des neiges pour monsieur !) Un monastère y a été construit depuis. Sur le chemin qui y mène se dresse une peinture gigantesque du fameux gourou sur une pierre. Il faut encore marcher vingt bonnes minutes dans la plaine, égayée de quelques yaks, pour apercevoir le panneau « Na » (4180 m) qui, lui, est un réel signe que nous sommes arrivés.

D’ailleurs ces panneaux, ainsi que ceux qui indiquent les distances, ne se trouvent que du côté de la montée. En descente, on n’annonce plus rien, le marcheur est censé se souvenir des distances et du nom des villages qu’il a passés lors de son ascension.

À Na, le lodge aux fenêtres bleues et roses et à la petite cour intérieure serait parfait pour une sieste au soleil s’il faisait assez chaud. Pas aujourd’hui. Le petit vent bien glacé et les nuages qui passent à toute vitesse ne laissent jamais au soleil le temps de nous réchauffer. Le boys band népalais est là mais prêt à la redescente vers Beding. Dans la fureur de leur jeunesse, ils ont tracé la veille jusqu’à Na, sans s’arrêter à Beding, et ils sont montés au lac ce matin. Quelle énergie… Nos trois heures de marche d’aujourd’hui, qui étaient prévues et que nous avons largement utilisées, nous suffisent bien. L’idée de continuer à grimper jusqu’au lac tout de suite ou de se balader vers la grotte ou ailleurs est totalement fantaisiste.

Darchoks à l'entrée de Na
Darchoks à l’entrée de Na

Nous ne montrons pas de signe particulier de mal de l’altitude mais une fatigue généralisée pour tous, notamment intellectuelle. L’effort que nous fournissons pour jouer au tarot dans l’après-midi représente notre maximum car s’ajoute également à ce dernier, la lutte que nous menons contre le froid parce que le poêle n’est allumé qu’à la nuit et que les quelques bouses et les quelques branchages que notre logeuse y jette et qu’elle arrose copieusement d’essence ne chauffent pas très efficacement et pas très longtemps. Elle est seule avec sa gamine de 3 ou 4 ans et une vieille femme qu’on imagine être la grand-mère. Dans tous ces lodges pas très grands où il n’y a pas d’employés, les hommes sont absents. La gamine reste avec nous jusqu’à son heure de dîner, fascinée par le jeu de réussite de Claire qui s’en occupe un peu, puis elle regagnera sa couche, un duvet installé dans la cuisine, la seule pièce vraiment chaude mais où l’intoxication au gaz guette. Il faut choisir entre le froid et les fumées toxiques. On ne peut pas tout avoir…

En tout cas, au moins, ici, on est tranquilles, on a lâché depuis le début le grand groupe de Hollandais. Un seul membre viendra faire irruption dans l’après-midi pour commander une douche chaude pour le lendemain ! En réalité, il réserve un seau d’eau chaude. Un peu comme s’il prenait rendez-vous dans un hammam. Il a dû être attiré par les alléchants services proposés par la pancarte de notre lodge (Rolwaling mountain view logde & restaurant – With internet service and hot shower).

Nos chambres glaciales sont situées dans la bâtisse face à celle de la cuisine, celle qui contient luxueusement une pièce réservée aux toilettes à l’occidentale. Le vrai luxe réside dans le fait qu’il est inutile de sortir pour les utiliser. Le vrai problème, c’est qu’un tuyau d’eau constamment ouvert est plongé dans sa cuvette et qu’on ne sait pas trop quoi en faire. Une énorme cuve en plastique posée à côté de la cuvette est déjà pleine et menace de déborder si on y met le tuyau pendant qu’on utilise la cuvette. Le sujet est longuement abordé autour du poêle car ce genre de randonnée invite ses membres à partager une grande intimité, notamment en ce qui concerne les toilettes et la fréquence de leur utilisation. On sait tout les uns des autres, on s’inquiète, on s’enquiert de la nature des selles, on partage le papier, on s’indique les lieux les plus adéquats dans la nature… Le principal est d’éviter l’occlusion intestinale due au blocage et la diarrhée folle due à l’eau ou à la nourriture. Cette dernière nous guette plus à Katmandou qu’en montagne où nous continuons à utiliser les comprimés purificateurs d’eau même si l’eau nous semble buvable en l’état.

Nous nous levons très tôt pour nous rendre au lac de bonne heure et optimiser les chances d’avoir un temps clément là-haut car le lieu est souvent venteux à partir de la fin de matinée. Le petit-déjeuner nous réchauffe bien car le soleil que nous attendons impatiemment dans cette matinée sans nuage n’éclaire pas encore notre lodge. C’est la première fois qu’on me sert une tsampa (un porridge de millet) en kit : poudre et eau chaude dans un thermos à diluer. Comme ça, je peux contrôler sa consistance. Un véritable délice !

Le jour se lève très vite et l’ombre a disparu lorsque nous nous mettons en route en direction du fond de la vallée. Le chemin est plat au milieu d’un vaste terrain couvert d’arbustes, de genévriers, de gros rochers plantés comme des menhirs et, toujours, de la rivière torrentielle à notre gauche. De petites gentianes acaules bleu vif parsèment la prairie. On y trouve même de jolies edelweiss duvetées. Le ciel est sans nuage. C’est la plus belle journée que nous avons eu jusqu’ici. En fond se dessinent des sommets enneigés que nous ne connaissons pas. Nous nous approchons encore de la frontière tibétaine. Certains sont au Népal, d’autres posés sur une crête qui divise les deux pays.

La marche est aisée tant que le chemin est plat. C’est peut-être l’étape où nous verrons le plus d’animaux. Des troupeaux de yaks plutôt pacifiques postés de part et d’autre du chemin nous observent. Régulièrement des nuées d’oiseaux prennent leur envol au-dessus de nos têtes et de nombreux papillons orange nous accompagnent. Le dénivelé n’est que de 350 mètres mais il faudra bien qu’on les grimpe à un moment donné. Or, nous marchons dans la plaine un bon moment et, inévitablement, la grimpette arrive en bout de course. En ralentissant l’allure, on y arrive toujours mais que l’effort est dur à cette altitude !

Soudain, le lac de Tsho Rolpa se montre ; c’est la fin. Il est situé à 4540 m et c’est le point culminant de ce trek. Il n’est pas exceptionnel en lui-même car son eau grise, comme le sable de la rivière, est opaque mais il est entouré de sommets tout proches magnifiques. Un Japonais et son guide sont là pour nous aider à les identifier. Roby est en terrain inconnu et n’en reconnaît aucun. Il y a le Chekigo, que nous apercevons depuis le début, puis le Bamongo (à 6400 m), suit une crête de sommets formant la frontière tibéto-népalaise et, juste au-dessus, le Tsoboje à 6686 m et son glacier.

Tsho Rolpa
Tsho Rolpa

Nous sommes ravis d’avoir atteint ce lac sous un temps radieux. Pour nos porteurs aussi c’est une première et les selfies et photos de groupe vont bon train. Au bout d’un moment tout de même, toutes les photos prises et la brise se levant, nous prenons le chemin du retour vers Na avant de devoir nous couvrir.

Il nous semble avoir marché des heures et, lorsque nous retrouvons notre lodge à Na, nous nous vautrons dans la cour pour y dorer au soleil en attendant le déjeuner qui, incroyablement, est toujours le bienvenu. Comme il est encore tôt et que nous nous souvenons du froid de la nuit dernière, nous décidons de redescendre à Beding, un peu plus bas, où la température sera plus clémente pour passer la nuit.

Na, dans la vallée
Na, dans la vallée

Le vent s’est levé et les nuages sont bien bas lorsque nous arrivons à Beding dans l’après-midi, bienheureux de terminer là la journée de marche. Le temps a bien fraîchi et nous ne songeons plus au nettoyage. Nous nous réfugions dans la pièce à vivre que nous partageons avec deux guides de haute montagne français de Guillestre qui vont grimper plusieurs sommets. Ils ont l’air bien affutés. Ils vont au moins monter l’Ama Dablam, un nom qu’on a longuement lu sur un poster de la salle mais qu’aucun de nous ne connaissait et qu’on n’avait donc même pas identifié comme un sommet. Il frise pourtant les 7000 mètres. (La honte ! Il paraît que tout le monde le connaît, qu’il est très populaire…) Ils nous livrent les arcanes de l’alpinisme au Népal : ils paient 400 dollars par personne pour être autorisés à monter celui-ci et ont une fenêtre d’un mois pour le faire. Et ils ont aussi réglé les permis de trek et l’officier de liaison (une personne aux fonctions vagues qu’ils ne rencontrent parfois jamais). Si au moins tout cet argent officiel (que nous payons aussi avec nos permis certes plus modestes) servait à améliorer la vie des gens qui vivent ici, mais il est manifeste qu’absolument rien ne redescend jusqu’à eux.

Dans l’après-midi, pour accompagner notre thé, et parce qu’on a digéré depuis longtemps l’assiettée de midi, nous demandons au patron s’il a du fromage de yak à nous faire goûter. On a dû tomber sur sa blague favorite. Il nous répond, dans un grand rire, qu’il n’a que du fromage de « nak ». C’est la femelle du yak… Évidemment, le fromage de bélier aussi, c’est difficile à trouver… Ça lui fait sa soirée.

Le lendemain, on est censés redescendre à Dongang mais, pour changer un peu, on a prévu de dormir à Kyalche au retour, un lodge isolé à vingt minutes de là. Mais on est tout de suite calmés par un des deux guides français qui nous dit avoir attrapé des punaises ou des puces à cet endroit. Il n’a pas identifié les bestioles mais elles étaient dans son lit. Pour Hélène, « punaise » est le mot à ne pas prononcer. Elle menace de brûler son duvet et tout ce qui a touché le lit si elle en attrape et refuse catégoriquement de songer à s’arrêter dans le lieu. Elle parle d’expérience vécue (en Corse). Aisément convaincus, nous retournerons donc sans hésitation et sans discussion au même lodge qu’à l’aller.

Nous descendons dans des conditions idéales. Il fait très beau et nous sommes pratiquement seuls à crapahuter sur ce chemin. Les arbres réapparaissent, les pins et les rhododendrons, malheureusement sans fleurs à cette époque. Nous marchons côté adret, dans le sous-bois, mais il fait quand même chaud. La fraîcheur ambiante de l’altitude est déjà un souvenir. La descente est beaucoup plus rapide que l’aller et nos pauses sont plus longues. Nous traînaillons pour repousser le temps de la redescente et la fin de la montagne. Ici, nous sommes encore à plus de 3200 m, ce n’est pas encore tout à fait fini.

Après une rapide pente qui plonge vers le pont, nous passons côté ubac et retrouvons la forêt moussue, ses chemins boueux et l’eau qui semble suinter de la terre. Paradoxalement, comme il faut faire attention à ne pas glisser sur une pierre et à ne pas s’enfoncer dans la boue ou dans l’eau des rivières, nous sommes plus attentifs à nos pas, musardons moins et filons plus vite que prévu vers Dongang et son tranquille lodge au bord de la rivière.

Dans la douceur de la soirée, nous passons aux jeux de cartes après le dîner, avec nos trois sbires qui boivent leur boisson étrange au millet, et Roby décide de nous faire goûter de nouveau. Ce n’est finalement pas mauvais. On s’en commande deux pots à siroter en jouant. Ce serait de la thumba. Ça se sirote vraiment, et très lentement, car les pailles en bois se bouchent souvent. Il faut régulièrement ajouter de l’eau chaude pour réchauffer la boisson. Roby, ravi quand nous goûtons à ses trouvailles, nous fournit une assiette de pop-corn et nous rend des visites rigolardes à intervalles réguliers. (Il a dû commencer à attaquer tôt la thumba pourtant très légère…)

Ce n’est pas mauvais du tout, la thumba ! Surtout si on la compare au chang, et surtout au raksi pourri et froid de Charikot qu’il nous a fait goûter. Je compare même ça à du vin mais ça ne convainc personne. Toutefois, nous y revenons tous plusieurs fois pendant la soirée ; c’est bien un signe. Surtout que le conteneur de cette boisson étrange est encore plus incongru. Ce n’est ni un verre, ni une tasse mais le petit seau en plastique muni d’une anse qu’on trouve typiquement dans toutes les toilettes. Il est plongé dans un grand seau rempli d’eau et on s’en sert pour laver les lieux après usage. Hélène s’insurge, arbore une mine dégoutée et refuse de boire quoi ce que soit dans ce qu’elle nomme le « pot à cul », ou le PAQ. Absolument pas repoussés par ses arguments fallacieux, nous lui rappelons que ce petit pot est toujours propre puisqu’il ne sert qu’à puiser de l’eau. À moitié persuadée et surtout craignant que nous ne lui laissions rien, elle finit par nous rejoindre. Au cours de cette folle soirée de beuverie intense et de tripot qui se terminera à 21 heures arrivent trois jeunes trekkeurs népalais mais avec lesquels il n’y aura pas d’interaction car ils s’installent à l’autre table de la pièce sans dire bonjour et fument. De jeunes rebelles de la capitale ?

C’est l’esprit très clair que nous nous réveillons au matin. Les brumes du millet fermenté ne nous ayant pas attaqués. La tsampa de Dongang est aussi bonne que le dîner de la veille. La vieille sherpa souriante, ravie que je lui glisse en népalais que c’est très bon, m’en remet deux grosses louches. Il faudra que je pense à ne jamais tester mes connaissances linguistiques au moment des repas. Ça déclenche en général un enthousiasme qui incite à la triple ration impossible à refuser. Nous petit-déjeunons dehors, tranquillement, à observer le passage des chèvres et l’alimentation des yaks. On nourrit fourbement les pauvres bêtes pour les distraire et leur passer à leur insu un lasso sous la queue qui permettra d’arrimer leur bât.

Pendant ce temps arrivent trois lascars, manifestement potes des trois de la veille. D’où sortent-ils pour se pointer à Dongang si tôt le matin ? Dans la fougue de la jeunesse, ils ont dû se lancer un défi qu’ils sont fiers d’avoir remporté et fêtent ça façon « nous, on est de vrais rebelles, on est habillés à la mode même en rando, on a la coupe qui va bien et, en plus, on a des tatouages (et un papa chef d’entreprise…) » en se tapant de bonnes pipes de ce qui se fume en ce moment et qui me dépasse, je l’avoue. Ils ont l’air bien con-cons, les pauvres, avec leurs fausses allures de durs à cuire. Nos deux groupes s’ignoreront ; une indifférence polie s’installe.

Le temps brumeux au réveil s’est levé et nous attaquons le chemin boueux jusqu’à Surmuche à vive allure sans nous en rendre compte. Quelques yaks et leur gentil porteur nous forcent à ralentir mais nous permettent de comprendre comment ces animaux traversent les rivières. En effet, les ponts ne sont parfois rien de plus que deux ou trois planches de bois posées sur des pierres et, même si le cours d’eau n’est pas très large et peu profond, ils semblent difficilement praticables pour des yaks. Ils ne le sont pas. Il y a des limites, même pour les yaks népalais. On les fait traverser un peu en amont du pont, dans l’eau, mais ça ne les réjouit pas outre mesure non plus. Alors, pour les inciter à avancer, leur yakboy leur balance de gros pavés devant le museau et ça, ça les convainc efficacement.

Roby voulait que Prakas parte en tête ce matin pour commander le repas de midi. Il nous a annoncé ça alors que nous finissions à peine le petit-déjeuner. (Parfois, on se demande s’ils nous engraissent pour nous dévorer en fin de trek…) On lui a dit qu’on aurait le temps de décider sur place et, de fait, nous atteignons Surmuche en milieu de matinée. On avait raison, rien ne pressait. On pensait se taper une grosse tranche de paresse sur la prairie de la cour mais les nuages couvrent parfois le soleil et il ne fait pas si chaud. En outre, nos « amis » népalais sont là et ça nous refroidit un peu. Inquiétude sans fondement car ils continueront à se défoncer sans gêner qui que ce soit.

Le lodge de Surmuche est originalement tenu par un homme qui fait la cuisine en gardant ses deux jeunes enfants. Sa femme travaille au village. (Je le sais par Roby que j’interroge sur cette situation inhabituelle et lui-même avait questionné le monsieur à l’aller car la situation lui semblait aussi étrange.) Phol Kumar et Prakas, qui ont du mal à rester inactifs, ont décidé d’aider l’homme à préparer le repas et, nous, nous jouons les mouches du coche à observer les préparatifs par la porte de la minuscule cuisine, profitant sournoisement de la chaleur du fourneau. Ils nous préparent un repas aux petit oignons, coupant les légumes, cuisant les pâtes, vérifiant la température de l’huile, rectifiant l’assaisonnement. Notre homme, un peu dépassé et envahi, pendant ce temps, prépare le pain et il va même traire sa vache, ramenant un demi-seau de lait frais à la cuisine. Certes, il ne faut pas être affamé à la commande du repas mais tout est fait sur place et ça fait plusieurs jours déjà que la sensation de faim nous a quittés. Cerise sur le gâteau, le dal bhat est agrémenté de champignons séchés ramassés dans le coin, coupés en lamelles et réhydratés. Quand tout est prêt, à force, nous avons grandement faim (C’est purement psychologique…) et engloutissons le repas en cinq sec.

Nous reprenons la route et retrouvons le yakboy prévenant qui veille sur nous et va jusqu’à réorganiser les pierres du chemin lorsqu’il les trouve branlantes et dangereuses pour nos fragiles chevilles.

Alors qu’on le suit lentement, lui et ses yaks, depuis une vingtaine de minutes, il se retourne vers nous, joint ses deux index et nous dit « Same, same ! ». Face à notre incompréhension évidente, il se répète, à plusieurs reprises. Nous envisageons sans trop en saisir la logique qu’il fait référence à sa veste et à mon tee-shirt, tous deux orange, sans grande conviction. À force d’observer ses mimiques et parce que nous nous rappelons du trajet aller, nous comprenons qu’il nous explique qu’il y a plusieurs chemins mais que tous mènent au même endroit. D’où le sibyllin « same »… Pourquoi ici alors que l’embranchement est bien plus loin ? Nous invite-il à prendre un autre chemin pour ne pas que nous soyons ralentis par ses yaks ?

Bref, à ladite intersection, nous prendrons donc par le chemin du bas pour varier. La configuration des deux est en miroir, celui du haut grimpe raide pour redescendre ensuite, celui du bas descend pour remonter raide ensuite… Les porteurs et les locaux semblent préférer le premier, peut-être parce qu’un passage aérien sur des grilles fixées à flanc de colline est délicat (pour les yaks essentiellement car les porteurs, eux, peuvent tout).

Nous faisons une pause au point de vue qui surplombe les champs de millet et de riz, et Simigaon tout proche. Le lieu est marqué classiquement par des drapeaux de prière et, comme c’est un arrêt obligé, il est jonché de bouteilles de soda vides. Ça ne donne pas envie de s’éterniser.

Nous nous apprêtions à repartir lorsque Fabien remarque une bébête sur le tee-shirt d’Hélène. Mince, c’est une sangsue ! Il l’éjecte promptement avec une brindille et nous nous inspectons alors les uns les autres. Au moins, le mystère de la chaussette en sang de Fabien est ainsi percé. Tiens, d’ailleurs, moi aussi j’en ai chopé une à la jambe. La bestiole a disparu mais ma chaussette est rouge de sang et ça fuit encore. Rien senti ! Cette sournoise de sangsue s’en est mis plein la lampe en toute discrétion. Je préfère ça. Qu’elle me boive mais qu’elle dégage, ça me va ! Et une autre tombera sur la main d’Hélène un peu plus loin. Beurk. C’est donc sur ce bout de trajet qu’elles vivent. Jamais vu ça auparavant au Népal… Claire, l’aimée des moustiques, n’en attrapera pas. Il y a une justice. Et, bien sûr, Roby, en apprenant la mésaventure en sourit avec un air de « Rien ne m’étonne, je le savais ». « Yes, yes, leeches… » Ça aurait été sympa de nous prévenir, qu’on puisse au moins tenter de protéger nos jambes ou se munir de sel.

C’est notre dernier soir en montagne avant le retour à Chhetchhet pour prendre le bus. Mais Roby nous réserve une surprise. Le bus qui avait plusieurs horaires de départ, à dix heures, puis à onze, puis à douze, etc., est en fait un unique bus journalier qui part à sept heures. Donc, pour être sûrs de ne pas le louper, on doit se mettre en route à cinq heures du matin, alors qu’il fait encore nuit…

C’est donc à la frontale que nous nous mettons en route ce matin. Oublions les sangsues, nous ne les verrons pas, et concentrons-nous sur l’endroit où on pose les pieds. En descente, à travers champs, c’est un peu périlleux mais le jour se lève vite. Au bout d’une demi-heure, on commence déjà à y voir clair. La pente est dévalée en une grosse heure et nous voici de nouveau sur la route à attendre le bus pour Charikot. La montagne est derrière nous… Espérons qu’au moins le bus soit à l’heure.

Il arrive pile à l’heure et le chauffeur a l’air calme. C’est bon, il va ménager notre retour. Nous atteignons vite le « centre ville » de la riante Chhetchhet, un énorme chantier hydro-électrique chinois comme on en trouve souvent en fond de vallée, près de la frontière tibétaine. Des habitations façon coron semblent avoir été construites pour abriter les ouvriers. L’entrée d’un énorme tunnel qui troue la montagne, gardé par des militaires. Une caserne. Sur le reste de la route, les lieux habités que nous croisons ressemblent à de vrais villages, c’est un peu plus coloré et joyeux qu’un camp de travailleurs.

En outre, un peu partout, dans des cours ou au bord de la route, trois énormes bambous reliés entre eux par le haut forment des portiques de balançoire de fortune. Il ne nous semblait pas en avoir vu à l’aller. Or, sur ce trajet, on en voit beaucoup. Et puis, tiens, voici un chien qui porte un collier de fleurs orange autour du cou. C’est rigolo. Ah et en voici un autre… Une fête ? Ça nous rappelle qu’hier, à Simigaon, on apercevait dans la nuit des lumières multicolores clignotantes. C’est alors que Roby consent à nous expliquer que c’est aujourd’hui le deuxième jour de Deepawali, l’équivalent népalais de Diwali, la fête des lumières en Inde. Une fête hindoue qui dure cinq jours. Aujourd’hui, c’est le jour des chiens et, donc, on les décore de guirlandes. Certains d’entre eux ont même la chance de se voir peindre le front de couleur rouge.

Ça va durer cinq jours, ça se termine samedi, le jour de notre départ. Demain, le troisième jour, c’est celui des vaches. Le quatrième semble un peu plus indéterminé et Roby finit par conclure que c’est le jour des taureaux et des vaches. Le cinquième et dernier est celui des frères et sœurs. Le rituel consiste en des applications de tika sur le front et en échanges de cadeaux entre frères et sœurs.

Ça nous réconcilie un peu avec le retour à Katmandou. Au moins, on verra une fête, les rues seront animées par autre chose que par les enseignes des boutiques de Thamel.

Nous nous arrêtons à Dolakha pour visiter le temple avec Roby et Phol Kumar. (Prakas préfère poursuivre jusqu’à Charikot avec les sacs.) Ils s’arrêtent sur le chemin pour acheter des offrandes car ils vont en profiter pour prier. L’allée qui mène au temple de Bhimsen est bordée de marchands d’offrandes qui vendent tous les mêmes choses et, certainement, aux mêmes prix, mais nos deux amis passent un bon moment à faire leur choix, à négocier, etc. Tout ça pour acheter quelques morceaux de noix de coco, des gâteaux, des bouts de fils colorés, des fleurs. Un bric-à-brac à utiliser selon un rituel bien déterminé.

Je ne savais rien de ce temple, à part qu’il était connu. Or, sur son seuil nous reconnaissons tout de suite qu’il s’agit d’un temple hindou. Pourtant, Roby est bouddhiste, ne cesse de le clamer et d’insister, sans trop de véhémence toutefois, qu’il n’est pas très pote avec les hindous. Donc, soit je n’y comprends vraiment rien et ce temple qui semble hindou est en réalité bouddhiste, soit Roby prie chez les hindous. Conclusion, je n’y comprends vraiment rien.

Il s’agit bien d’un temple hindou. Pourtant Roby et Phol Kumar qui, à n’en pas douter, doivent porter leur bouddhisme sur leur front, sont très bien accueillis ici. Et ils s’y recueillent.

C’est que ce temple hindou a une très grande réputation au Népal. Plusieurs légendes lui ont été attribuées, en provenance de plusieurs groupes ethniques, comme ça tout le monde peut s’y recueillir. Les Newars, majoritairement hindous, y vénèrent Bhima. Les bouddhistes, et tout particulièrement les Tamang, la caste de nos amis, sont là pour Bhimsen, une déité protectrice des cinq sœurs du Rolwaling. Une chose reste immuable, les non hindous ne peuvent pas pénétrer dans le saint du saint.

On fait un tour rapide du petit temple et on ressort s’assoir, attendre qu’ils aient terminé leur prière, leur cassage de noix de coco, leur bénédiction, etc. Devant le portail d’entrée, une sorte d’homme saint bénit les fils colorés que les fidèles lui présentent. Roby et Phol Kumar font comme les autres puis, consciencieusement, passent un fil autour du cou de chacun de nous et nous appliquent un tika sur le front. Nous ne connaîtrons jamais la signification de ces gestes mais nous laissons volontiers faire. C’est, de toute façon, un signe d’amitié.

On avait prévu de faire les quelques derniers kilomètres à pied et on se met en route, bien attentifs aux véhicules qui, grâce aux nids de poule, ne circulent jamais totalement droit. Je trouve notre Roby bien détendu dans cette poussière et cette chaleur. Normalement, il devrait râler. (À la népalaise : avec un grand sourire. Il ne rouspète pas mais fait en sorte, par des questionnements et des explications alambiquées, de modifier les plans qui ne lui conviennent pas pour obtenir ce qu’il veut.) Au bout de cinq minutes, un bus arrive derrière nous. Roby, souriant, nous dit que c’est le bus pour Charikot et qu’on pourrait le prendre plutôt que de galérer sur le bord de la route, sous le cagnard, à risquer notre vie à chaque embardée d’une Jeep ou d’un camion. Il se met à courir doucement et on le suit. Pas le temps de réfléchir. De toute façon, il a raison, un petit trek de cinq kilomètres sur la route, c’est pas génial.

 

Lorsque nous arrivons à Charikot, la ville nous offre un tout autre aspect qu’à l’aller. Aujourd’hui, il fait beau et la rue commerçante est vivante et colorée. C’est que c’est un jour férié, qu’on y vend des couleurs en poudre, des fleurs en guirlande ou en vrac, ça sent bon la friture et les épices ; c’est gai. Pourquoi tous ces marchands de couleurs de poudre ? Diwali, ce n’est pas Holi, c’est la fête des lumières… Qu’en font-ils donc ? Nous le saurons le lendemain soir, à Katmandou. Pour le moment, nous nous émerveillons sur ces jolis tas colorés dans leur conteneur de papier journal. Sur le carrefour principal a été dressée une scène pour les fêtes. Des adolescents, maquillés et costumés pour la scène, présentent des spectacles de danse Bollywood ou folklorique. Derrière eux, de sérieux notables les observent, assis sur deux rangs de chaises en plastique posées au fond du plateau. Le public est nombreux et attentif mais silencieux. Personne n’applaudit entre les scènes pourtant très réussies. Le tout rend le tableau global vaguement fantomatique. Les groupes de jeunes se succèdent. Ils montent sur les planches, font leur petit numéro, puis redescendent et disparaissent. Ils rient entre eux et ont l’air de bien s’amuser mais ça ne se ressent pas dans le public pourtant concentré.

Après quelques allers et retours dans la rue commerçante, nous rentrons à l’hôtel car nous avons arpenté les deux rues principales sans trouver un seul établissement qui ressemblerait à un bar classique ; c’est à dire, autre chose que la gargote pourrie qui vend des bières, du whisky et des rhums bas de gamme et qui semble réservée aux poivrots. On voulait ensuite dîner avec Roby, Prakas et Phol Kumar mais ils ne semblent pas emballés. On ne sait jamais trop s’ils sont gênés, si on tombe mal ou autre chose mais on comprend que ce n’est pas le moment. On ne nous oppose jamais un non franc mais un acquiescement mou, associé à une organisation vague qui ne mène à rien. À Katmandou, on sait qu’ils accepteront le restaurant, l’affaire est rôdée. En plus, ici, on mange mal. Donc, on n’insiste pas et on leur paie plutôt un coup. Ça, ils acceptent. Mais ils sont très timides, à part Roby, leur chef, et c’est un peu difficile de les faire parler. Phol Kumar parle un peu anglais et même quelques mots de français mais Prakas, presque pas. On apprend en tout cas que, même s’il ne fait pas partie de la « famille », son nom est Tamang ! Pas membre du village mais de la même ethnie et donc de la famille étendue. Phol Kumar nous montre fièrement les photos de sa petite fille. De Roby, nous connaissons déjà tout (ou presque).

Le patron est sur son trente-et-un pour les fêtes. Il porte son costume qui brille (comme ses cheveux longs) mais il n’est pas plus souriant que l’autre fois. La femme de son âge qui lui ressemble tellement qu’on penche plutôt pour sa sœur que pour sa femme tire la même tronche ; un véritable air de famille…

Le ciel est dégagé et, de notre balcon, on aperçoit très bien la chaîne de montagnes aux sommets enneigés. L’un de ces pics ressemble furieusement à l’Everest… Tout de même, me dis-je, ça se saurait si on le voyait d’ici. Déjà, notre hôtel s’appellerait « Everest View ». Même si le parton est narcissique, même lui comprendrait l’avantage à utiliser ce nom. Je n’ose pas en parler à quelqu’un mais j’espère secrètement que je suis en train de le voir et, même, j’ai un peu honte de ne pas partager l’information avec mes amis. Puis, j’avise Phol Kumar qui passe dans le couloir et je lui demande, comme si de rien n’était, s’il reconnaît ce sommet. « No, didi » me répond-il sans même réfléchir. Bon, OK, j’ai rêvé mais, pour moi et moi seule, j’ai quand même vu l’Everest. Puis, incapable de tenir un secret, j’en parle quand même à Aya qui, soulagé, m’avoue qu’il a eu les mêmes interrogations que moi. Ah, je ne suis pas folle tout de même ! (Et puis, il paraît que beaucoup de personnes prennent le Gauri Shankar pour l’Everest…) Nous, de Charikot, on a vu l’Everest mais on ne le dira à personne !

Lorsque nous prenons le bus pour Katmandou, le lendemain, c’est le troisième jour de Deepawali. On ne voit pas de vaches enguirlandées sur la route. On voit surtout des balançoires, le trafic habituel de porteuses et de passagers, des pâtisseries frites qui sont surtout intéressantes par leur originalité. J’aimerais y goûter parce qu’on voit bien qu’on a en cuisiné des étalages entiers tout spécialement pour la fête mais le beignet sur le bord de route est le meilleur moyen de finir le voyage avec les tripes en vrac. De toute façon, le chauffeur ne s’arrête pas. Il consentira à une pause pipi qui est tellement peu praticable pour les femmes que je préfère aller voir une dernière fois les crêtes enneigées, visibles d’une partie dégagée de la route qu’essayer de trouver un endroit un peu caché et pas trop répugnant pour me soulager.

À mi-chemin, dans le village de Mude, notre chauffeur s’arrête de nouveau pour une raison inconnue – On explique en effet rarement aux passagers ce qu’il se passe – mais des gens descendent. Donc, on se dégourdit les pattes aussi. Mais on sort surtout parce qu’un article nous intrigue. De presque toutes les échoppes pendent des objets qui ressemblent à des chausse-pieds épais, où à des moitiés de cintres. Impossible de savoir ce que c’est, il faut s’en approcher. De près, ça ne nous dit pas grand-chose de plus mais le marchand nous l’explique. C’est du fromage de yak séché. Ça ressemble à du parmesan qui serait mort depuis cinquante ans. C’est dur comme de la pierre et ça suinte légèrement au soleil. Il propose de nous en vendre mais qu’en ferions-nous ? Toutefois, le rusé nous montre un sachet qui contient de petits carrés de fromage. On ne sait toujours pas quoi en faire mais ça semble plus utilisable. On en achète un et on se dirige directement vers Roby pour qu’il nous explique. C’est du churpi. Ça se met dans la bouche et ça se mâchonne très doucement (pas d’autre moyen car c’est vraiment très dur) jusqu’à ce qu’à force d’agressions à la salive, on puisse l’attaquer un peu plus fort et le réduire en petits morceaux. À partir de là, ça prend un léger goût de fromage pas du tout désagréable. Claire et moi sommes conquises, pas les autres, qui nous laissent volontiers notre gourmandise.

Après la pause déjeuner, la route est impeccable et Fabien et moi rêvons que l’arrivée à Katmandou se fasse plus tôt que prévu. Mais la route suisse dure une trentaine de kilomètres à peine, ensuite, on recommence à cahoter doucement. Contrairement au trajet aller, notre calme chauffeur, qui est plus âgé et donc plus sage, évite soigneusement les trous et ne s’emballera que sur la courte portion où l’asphalte est lisse. Pourtant, nous mettrons le même temps qu’à l’aller, ni plus ni moins. On arrive bien claqués et bien poussiéreux en fin d’après-midi et on se donne rendez-vous avec Roby et les deux porteurs plus tard, pour le dîner rituel de fin de randonnée.

Après la douche chaude bienheureuse, nous allons faire un tour dans Thamel et découvrons l’usage des sachets de poudres de couleur. Devant de très nombreuses portes d’entrée des boutiques (et des hôtels, y compris le nôtre), on dessine des petites rosaces au sol. Les dessins diffèrent d’un endroit à l’autre mais ils sont majoritairement ronds, constitués de tranches colorées bordées de blanc. Une fois le dessin terminé, on y pose des bougies, de petites perles ou des bouts de banane ou de noix de coco. La vie de la ville en est transformée. À la nuit tombée, ces jolis motifs qui sont suivis de « chemins » de bougies ou d’empreintes de pieds qui mènent vers l’intérieur de la boutique, illuminent les rues. Des groupes d’enfants passent de porte en porte en chantant pour réclamer quelques sous. Devant les restaurants et les hôtels, ce sont des danseurs qui offrent de petits spectacles. C’est la fête, quoi !

Deepawali à Katmandou
Deepawali à Katmandou

Il nous reste une journée sas à Katmandou pour les derniers achats mais surtout, et c’est une surprise, pour une invitation à déjeuner chez Roby ! Il nous promet de nous concocter lui-même un dal bhat. Mais comme c’est Deepawali et que, le lendemain, c’est le jour des frères et des sœurs, il sait bien qu’au moins une des deux sera là pour l’aider… Et en plus, il y aura également sa mère dont il nous parle souvent et que nous allons enfin rencontrer. Roby est issu d’une fratrie de cinq enfants, trois garçons et deux filles. Il passe nous prendre à l’hôtel et nous allons chez lui à pied pas très loin de Thamel. Lorsque nous arrivons, nous avons la bonne surprise de trouver ses deux sœurs, deux neveux et sa mère. Son chez-lui est une pièce unique qui contient un lit, une armoire et une télé. La « cuisine » est installée dans le couloir. Sa mère est en train de manger sur le lit et ses sœurs préparent le repas. Évidemment… Sur les conseils de Roby, nous arrivons avec une grande bouteille de coca et un cadeau pour sa mère. Sa jeune sœur est institutrice et parle un peu anglais, l’aînée un peu moins mais elles sont toutes les deux très souriantes. Nous ne savons pas comment nous comporter et suivons les indications de notre guide qui nous fait assoir par terre en attendant qu’on nous serve à manger. Nous avons bien compris que nous ne mangerons pas tous ensemble ; il y a une hiérarchie à respecter. Sa mère a fini de manger. On passe donc à nous. Elles nous ont réservé un dal bhat de luxe avec du poulet, des légumes, des crudités et une sauce absolument délicieuse. On comprend pourquoi Roby rechigne à manger celui des lodges qui n’a rien à voir avec ce plat-là ! Elles nous resservent copieusement et nous y retournons avec plaisir. Nous parvenons à échanger quelques mots, à jouer avec les gamins, même si Roby et ses sœurs disparaissent régulièrement dans le couloir pour préparer la suite. Roby arrive à fumer et à grignoter rapidement pendant que nous déjeunons. Nous supposons que ses sœurs mangeront après…

Nous partageons des sentiments mitigés pendant ce repas qui, fort heureusement, est court car les Népalais ne s’attardent pas autour de la table. Nous sommes ravis d’avoir été invités par Roby et introduits à sa famille mais nous sommes un peu gênés, ne sachant pas comment nous comporter. Ce sont surtout les deux sœurs qui assurent le lien social, faisant autant d’efforts que nous pour communiquer même si ce n’est pas simple. La mère reste sur le lit, veillant sur les gamins. Lorsque nous sommes arrivés, la télé était allumée et Roby a fait au moins l’effort de couper le son mais, s’il aide à servir les plats et se montre fier de nous recevoir, il n’a pas l’entregent de ses sœurs. Le repas avalé, il est temps que nous repartions vers notre hôtel. Voici une première introduction qui, c’est prévu, sera suivie d’une visite au village.

C’est notre journée sociale. Après le déjeuner chez Roby, le soir nous retrouvons Olivier et Alex, des collègues de Claire, également en partance pour un trek. Cette fois, nous ne suivrons pas Hélène et Aya qui nous avaient fait manger une pizza pour partager leur dernier repas après le Manaslu. Nous emmenons tout le monde dans le restaurant qui, selon Fabien et moi, propose les meilleurs momos de Thamel. Ça fait plus couleur locale pour un dernier repas et c’est bien meilleur !

 

Le jour du départ, Roby nous emmène à l’aéroport. C’est aussi un rituel. Il nous quitte en nous passant autour du cou une khata en soie. Cette année, elle est blanche. Couleur des neiges de l’Himalaya. C’est de bon augure. Elle va nous porter chance, c’est certain. C’est sans doute grâce à elle que je retrouve mon téléphone portable qui avait soudain disparu à l’aéroport… Il était tombé sur un tapis lors du contrôle des bagages à l’entrée et m’attendait patiemment pendant que je courais dans tous les sens, d’uniforme en uniforme, à le rechercher sans grand espoir. Alors, autre rituel, je garde sur moi la khata jusqu’à l’arrivée chez moi. Ça devrait ajouter encore aux chances de revenir le plus vite possible. Certainement l’année prochaine si tout va bien !

 

*

 

Détail du trek :

 

J1 : Chhetchhet (1340 m) – Simigaon (2100 m)

J2 : Simigaon – Dongang (2800 m)

J3 : Dongang – Beding (3740 m)

J4 : Beding – Na (4180 m)

J5 : Na – Tsho Rolpa (4540 m) – Beding

J6 : Beding- Dongang (2230 m)

J7 : Dongang – Simigaon

J8 : Simigaon – Chhetchhet

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