15 mai
C’est bon. Tout est prêt. Je signe. C’était décidé depuis longtemps. Aucun doute ! L’agent immobilier éternellement bronzé qui prend sa commission énorme peut afficher un sourire satisfait. Tout a été paraphé. C’est lancé. Y a plus qu’à.
3 juin
Je sais, j’ai soixante jours pour trouver un financement. Pas de panique. Je n’y pense qu’environ dix fois par jour, chaque jour. Aujourd’hui, le courtier met fin à mes angoisses, il a une proposition à me faire. Le ciel s’éclaircit, dirait-on.
4 juin
En me rendant au bureau, je passe sous une échelle en me chantant un mantra : « Je ne suis pas superstitieuse… Je ne suis pas superstitieuse… » Un chat noir me file entre les jambes avant que j’entre dans le métro. À la cantine, je casse un verre et je redresse une baguette de pain posée à l’envers. Je parviens pourtant à terminer la journée sans passer l’arme à gauche mais j’ai de gros doutes quant au prêt.
5 juin
J’ai rendez-vous avec mon banquier. Je marche prudemment dans la rue. Je lève souvent le regard pour éviter le pot de fleur meurtrier.
L’employé gominé et costumé me propose un prêt à un taux ridiculement élevé. J’en reste ébahie. J’ai pourtant un compte dans cette banque depuis trente ans avec un parcours sans faute. Son sourire est à la hauteur de son arrogance. Manifestement, il n’a pas l’habitude de traiter avec une femme. Je reste calme. Je m’épate. Nouveau mantra : « À jeune con, vieux con… À jeune con, vieux con… »
14 juin
Panique à bord ! Alors que tout roulait comme sur une autoroute à l’asphalte impeccable, que je gravissais fièrement la montagne administrative prête à planter mon étendard au sommet de ses documents à signer et parapher… patatras ! je dois fournir un bilan sanguin au plus vite et je pars en vacances dans deux jours. Je lâche mon étendard devenu soudain encombrant pour empoigner le téléphone, composer le numéro de l’assurance d’un doigt fébrile qui rate les touches et trouver un rendez-vous pour le lendemain. Sinon… Sinon, je rate les délais et tout repart à zéro. Je n’ai ni tranquillisants, ni whisky à la maison. Je me rue à la supérette d’en bas pour acheter du chocolat. Tout va bien. Il y en avait. Je me calme.
4 juillet
Mon voisin me dit qu’il en a marre de ce quartier pourri. Je ne sais que répondre. Je suis en train d’essayer d’acheter l’appartement que j’occupe. J’ai bien fait ? J’en ai envie ? Doutes.
7 juillet
Ma banquière tombe malade et annule notre rendez-vous de confirmation du prêt. Je reste zen. Je n’y vois là aucune intervention du malin. Je file à la supérette.
17 juillet
Il ne reste plus qu’à trouver une date. Cette fois c’est le notaire qui ne répond plus. Il est malade. Ça tombe malade un notaire ?
25 août
Fin des vacances. Le notaire daigne répondre. Il paraît qu’il ne se passe rien au mois d’août, que tout stagne, que c’est normal. Il a tout de même commencé mi-juillet ce mois d’août…
Le notaire a l’air d’aller beaucoup mieux. Il est même en pleine forme. Ignorant mes innombrables propositions de date. Il en propose une autre. Il a un créneau et un seul. C’est à prendre ou à laisser.
Je laisse. J’estime que le « Cher Maître » peut oublier son titre le temps d’accommoder deux parties qui cherchent à signer un document sous son regard supérieur. Surtout quand l’une des deux parties, moi, lui lâche une somme conséquente.
Je suis énervée.
26 août
Je me tords la cheville en allant donner un cours de yoga. Abruti de notaire. C’est de sa faute !
27 août
Au restaurant, mon voisin de table renverse son verre de vin sur ma robe neuve. Abruti de notaire. C’est de sa faute !
12 septembre
C’est finalement l’éternel bronzé qui sauve la mise à tous. Il n’entre pas dans la bataille de coqs des notaires, il n’a aucune crête à agiter. Il veut bien aider tout le monde à trouver une date et c’est aujourd’hui. Mon héros ! Tiens, je lui donnerais bien du « Cher Maître » mais je crois bien qu’il s’en fiche. Pas de grève de la RATP, pas de tremblement de terre, pas de déluge, j’arrive avec une demi heure d’avance au cabinet. Je crois bien qu’on dit office d’ailleurs. Comme dans les restaurants… Mais ici, on ne prépare pas le service de la table, on certifie des papiers et on les signe. Ça ne sent pas la cuisine, ni même le papier depuis que tout est dématérialisé. Tout a donc disparu. Autour de la table, nous. Sur la table, un stylet pour signer électroniquement. Devant nous, un écran. Et d’ailleurs, on ne dit pas office mais étude ; c’est normal que ça ne sente pas la cuisine…
Les fantômes de pages défilent et personne ne s’endort. Nous connaissons déjà ces pages par cœur et tout le monde a envie d’en terminer.
Ça y est. C’est fini. On me remet un trousseau de clés. Le symbole de la propriété. On me félicite. Vite ! Vite ! Je fais taire les doutes et je leur souris. Ouf ! Les apparences sont sauves.
À l’issue de ce marathon, je rentre chez moi et je me couche à neuf heures dans mon lit de ma chambre de mon appartement. Mais qu’est-ce qu’il me prend de parler comme ça ? C’est l’accession à la propriété qui me rend si possessive ou c’est encore cet abruti de notaire qui fait des siennes ?