C’est mon tour

— Ça y est ? C’est aujourd’hui ? C’est aujourd’hui ?

— Non. C’est pas encore aujourd’hui. Tu vas tout de même pas me poser la question tous les jours ? Je t’ai dit que je te préviendrais à temps.

— Mais pourtant, il a neigé. Ça veut bien dire que c’est pour bientôt, non ?

— Pour bientôt mais pas pour aujourd’hui. Tu es pressé ?

— Non mais j’ai peur.

— Écoute, j’ai pas envie d’en parler. Ça fait cent fois que tu remets ça sur le tapis. J’en ai marre. Je vais faire ma sieste, essaie de te calmer.

Je sais bien qu’on en discute souvent mais j’y peux rien, j’arrive pas à penser à autre chose. Aussi, pourquoi est-ce qu’ils ne m’ont pas dit la vérité à ma naissance ? Pourquoi est-ce qu’ils ont attendu cette année ? Finalement, j’aurais préféré ne rien savoir du tout.

Quand j’étais petit, je croyais que rien ne changerait jamais. J’ai grandi entre mes copains, heureux et insouciant. On s’amusait avec le vent et la pluie. On attendait la neige avec impatience parce qu’alors, avec les oiseaux qui étaient encore là, on se lançait dans de grandes batailles de boules de neige. On jouait aussi à qui perd la neige le dernier. J’étais le champion de ma section parce que j’avais dressé un écureuil qui allait secouer les branches des autres et qui défendait les miennes.

Cette année, rien ne tourne rond. Mon écureuil est mort. Il s’est fait emporter par une buse sous mes yeux. C’est comme ça. Je me suis tout de suite mis à en chercher un autre à apprivoiser mais, aujourd’hui, je n’ai plus le cœur à ça.

Ma forêt est la plus belle du monde. On est tous très bien entretenus. Je suis très fier de mes aiguilles même si je suis pas très grand pour mon âge. Je sais pas pourquoi mais tous les copains autour de moi me dépassent un peu. Je crois que ça les agace légèrement que je gagne toujours mais, moi, comme ça, je prends ma petite revanche. Je me sens aussi grand qu’eux. Quand mon écureuil est mort, mon voisin a rigolé et m’a dit que, de toute façon, j’en avais plus besoin.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que, cette année, c’est notre tour.

— Notre tour de quoi ?

— De passer à la tronçonneuse, imbécile.

— N’importe quoi ! On en est à peine à la rangée 312. On a largement le temps de voir venir. En plus, on est trop petits pour des planches.

— Non mais t’as vraiment rien compris alors ?

— Compris quoi ?

— On partira pas à la découpe. On est des sapins de Noël.

—…

Mon Dieu ! Non ! Ce n’est pas possible. Je voudrais lui hurler que c’est un menteur mais rien ne sort. J’ai tellement besoin d’un adulte auprès de moi, un grand à qui je pourrais m’adresser, demander des conseils. Mais on est plantés ensemble. On a tous le même âge. Personne ne va me protéger.

D’ailleurs, c’est bien eux, mes voisins, mes copains, mes seuls amis, qui m’ont raconté cette histoire affreuse. Quand ils voulaient me faire peur, ils me racontaient tous les détails de cette nuit sanglante. Les boules et les guirlandes. La cheminée. Le Père Noël et ses rennes. Et le cadavre de mes frères au milieu de ces réjouissances. Ils disaient que des forêts entières y étaient consacrées et qu’on y massacrait les arbres quelques semaines avant, aux premières neiges.

Et moi qui croyais que tout ça, c’étaient des histoires inventées parce qu’ils étaient jaloux de mon adresse. Et je ricanais intérieurement en pensant qu’il en fallait plus pour m’effrayer. Mais, certaines nuits sans lune, quand je n’arrivais pas à dormir, dans le silence environnant, il me semblait entendre le traîneau du Père Noël glisser entre nos troncs, et ce n’était pas le froid qui faisait frissonner mes branches.

— Ça y est ? C’est aujourd’hui ?

— Oui, c’est aujourd’hui, là. T’es content ?

— Non mais c’est vrai ?

— Mais je sais pas moi ! Tu es pénible à la fin. Tu verras bien. De toute façon, on partira tous ensemble. Et puis, c’est quoi ce cirque ? On t’a rien dit parce que tu es plus petit que nous mais tu as tout de même sept ans cette année, comme nous, il n’y a pas de raison qu’on continue à te surprotéger.

—…

Il paraît qu’on ne meurt pas tout de suite. On nous abat en entier, puis on nous transporte dans des camions. À partir de là, notre sève s’écoule tout doucement. On se dessèche peu à peu. Nos aiguilles jaunissent, puis tombent. J’espère que ça ne fait pas trop mal.

— Tu vas être content. Ils arrivent. J’entends les camions et les tronçonneuses.

— C’est vrai ? Oh, mon Dieu ! Mais t’as pas peur, toi ?

— Si. Mais j’en fais pas profiter tout le monde. Allez, adieu voisin, c’était chouette la forêt…

Oh, nooooooon. Il a raison, j’entends les tronçonneuses. Elles sont au début de l’allée. Et ces cris ! C’est horrible. Je veux pas. Je veux pas ! Fermer les yeux. Oublier la forêt. Mon écureuil. La petite famille de mésanges qui est passée cet été. La lune. La neige. La neige…

— Aaaaaaahhhhhhh.

*

Je me sens faible. J’ai mal. Je suis couché. Comme c’est étrange le monde vu comme ça.

Je suis seul. Où sont mes copains ? Ça bouge. Je suis sur un véhicule. Je vois le ciel qui défile. Je vois la neige.

— Papa, on a acheté le plus beau sapin de tout le magasin ! On peut le décorer tout de suite ?

Aïe, ils me font mal. Je crois qu’on m’a coupé plusieurs branches en bas. Pourquoi ils ont fait ça ? Qu’est-ce que j’ai honte… Ça fait mal en bas du tronc. Je me sens pas bien du tout. Où est-ce qu’ils m’emmènent ?

Oh non, c’était vrai alors ? Je vais finir ma vie dans une maison ? Ils ne vont même pas me mettre dans le jardin ? Mais c’est un véritable cauchemar ! Au secours ! Aidez-moi ! Aidez-moi !

Ils m’ont installé dans un truc en ferraille. Ça fait mal. Ils ont fait pendouiller tout un tas d’objets étranges sur tout mon corps. Au passage, ils m’ont cassé des branches. C’est encore pire que ce qu’on racontait. Pourquoi une telle barbarie ? Qu’est-ce que je leur ai fait ? Moi qui rêvais de finir en planches qui serviraient à leur construire des abris.

Moi qui aimais tant la neige.

*

— Papa, il est tout moche le sapin. On va le garder encore longtemps ?

— Non, la benne a été installée aujourd’hui, on va pouvoir aller le jeter. Enlève les décorations et j’irai le mettre dans la rue en attendant.

9 commentaires

  1. Hei Claude❗️Pour mon peu de connaissance de la langue Francais je devais utiliser un traducteur.Il a donc fallu plus de temps. Mais c’est precisement pourquoi j’ai aime’ ca soigneusement❗️Votre historie est tres belle. Merci du cadeaux mon ami. Un basier. Pinuccio

    1. Il ne faut pas qu’il reste juste une goutte d’enfant, il faut laisser la proportion de la dose augmenter… Ca rend la vie beaucoup plus rigolote ! 🙂

  2. C’est très bien décrit ! C’est si bien décrit que je sentais tout avec le pauvre sapin, la douleur, l’humiliation.

    Je n’étais pas très chaude pour lire des contes de noël, mais tu as une vue toute particulière sur le sujet.

    Tu aimes bien les personnifications à ce que je vois. 🙂

    1. J’adore les personnifications, tu veux dire !!! Et avec Noël, il a y une foule de sujets à traiter. J’en ai trouvé 13 mais je n’en ai mis que quelques uns ici.

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