Rue de la paix

Elna s’engage dans la rue si ordinaire qu’elle s’étonne à chaque fois que l’hôtel y soit situé. La première fois qu’elle s’y est rendue, elle s’imaginait traverser des quartiers louches, suivre un défilé de rues de plus en plus étroites jusqu’à atteindre une ruelle sombre et sans issue dont l’éclairage mourant dévoilerait sa silhouette masquée par des hoquets intermittents. Or, la rue est aussi banale que l’entrée ; une porte coulissante détecte sa présence, la laisse pénétrer les lieux et se referme en délicatesse sur ses talons. On lui retire son anorak et ses gants, on lui réchauffe les mains, on lui offre un café. On la bichonne. L’accueil est souriant, rapide et muet. Tout a été réglé au préalable. Elle est attendue. Il suffit au personnel de la diriger vers sa chambre en toute discrétion. Elle ne croise jamais d’autres clients. Elle n’a aucune carte à présenter, aucune identité à décliner, aucun mot de passe à fournir. Simple et efficace. C’est la devise de l’hôtel.

Elna referme la porte de la chambre derrière elle, pose son sac à terre et se laisse tomber sur le lit. Elle a pu réserver la chambre bibliothèque, sa préférée. Elle regarde le plafond en savourant le silence. Elle en viendrait presque à s’endormir. Elle se redresse alors. Elle n’est pas là pour ça et n’a pu s’octroyer que deux petites heures cette fois-ci. Il ne faudrait pas gaspiller ce temps si précieux.

Elle retire ses chaussures et va chercher son sac dont elle sort un livre, puis elle s’installe sur la méridienne qui occupe l’espace central. Elle n’a réclamé que deux accessoires, une théière et un plaid pour s’emmitoufler, même si la température de la pièce ne le requiert pas. Elle s’offre un temps de lecture dans le calme. Le tarif de l’hôtel est exorbitant mais le service est largement à la hauteur. Durant ces deux heures, elle sera parfaitement seule, sans aucun risque d’interruption, totalement déconnectée. Une telle situation n’était même pas envisageable il y a quelques mois. Avant que l’hôtel ne la contacte…

Si Elna souffrait depuis longtemps de ne jamais pouvoir se déconnecter totalement, elle ne pensait pas qu’elle pourrait y remédier un jour. Elle supportait tout bonnement son mal-être, de la même façon qu’elle oubliait ses migraines ophtalmiques. Après tout, elle était née dans ce monde et savait en apprécier les avantages. Au moindre besoin, une aide s’offrait à elle. Elle était épaulée dans la gestion de tous les types de problème qu’elle avait à affronter. En outre, elle pouvait s’isoler autant qu’elle le souhaitait. Elle pouvait bien lire chez elle si elle en avait envie. Rien ne le lui interdisait. Et surtout pas Dani qui était la tranquillité même.

Toutefois, l’ultra-connexion l’oppresse, même si elle sait que c’est pour son bien qu’on peut et qu’on doit toujours savoir où elle se trouve. Elle ne souscrit pas aux thèses de la toute surveillance malveillante. Pour se raisonner, elle se remémore les mauvais pas dont ce système l’a tirée ; elle revit une intervention chirurgicale en urgence menée au pas de course et sans accroc grâce à ses données à jour dont disposait l’équipe médicale. Elle pense au dépannage du système électronique de leur appartement, achevé avant même qu’ils s’aperçoivent de la défaillance. Pour autant, parfois, elle voudrait jeter son téléphone, écraser les appareils, faire taire les bips et les led. Parfois seulement. Elle ne réclame pas un changement radical. Elle ne sait même pas d’où lui vient cette angoisse si puérile qu’elle n’ose pas se confier à Dani en qui elle a pourtant toute confiance. Ils s’entendent bien. Ils envisagent peut-être d’avoir des enfants. Il est transparent. Elle aussi.

Tout le monde a un jour entendu une rumeur sur les lieux déconnectés. On murmure qu’ils existent et qu’on peut s’y rendre pour n’importe quelle activité illicite. Sexe, drogue, jeux vidéo interdits, armes. Tous les fantasmes y passent mais personne n’avoue avoir tenté l’expérience. Le délit est grave même s’il ne s’agit que de masquer un adultère. Elna voulait en savoir plus mais ne connaissait d’autres moyens que des recherches informatiques qui n’avaient porté aucun fruit. Un jour, elle a reçu un message de l’hôtel. On se renseignait sur elle et sur ses motivations. Elle a répondu. Un échange a suivi, à l’issue duquel on lui proposait des services de déconnexion totale. Elle a longuement réfléchi, pesé les implications de son acceptation, mesuré les risques et elle a effectué une première réservation.

Ces services coutent très cher mais tout est pris en compte. Une fois le contact établi par l’hôtel, tout est simplissime. Le personnel se charge de tout. La base de l’offre consiste à effacer l’historique, masquer le paiement et interrompre la connexion sans éveiller de soupçons. Ce tarif suffit pour une simple infidélité. Les options en supplément sont infinies : simulation de connexion plutôt que déconnexion (au bureau, en séminaire, dans un hôtel, etc.), objets sexuels (tout être vivant ou non, tout genre et tous âges), jeux, drogues, meurtres. Elles n’ont pas été proposées à Elna qui ne cherche que l’isolement et n’a pas besoin de connaître ce qui ne la regarde pas et qu’elle ne peut de toute façon pas se permettre.

Depuis cette première fois, elle s’offre régulièrement des incartades de quelques heures à l’hôtel. Elle y lit, y prend des bains, y écrit. Ces séances lui sont tellement bénéfiques qu’elle sent pointer une addiction qui l’inquiète. Il ne faudrait pas qu’elle y laisse trop d’argent. À terme, ces dépenses seraient difficilement explicables. Il ne faut pas que Dani s’en rende compte. Elna a déjà envisagé cette situation qui ne pourrait se solder que par une rupture. Il faudrait le quitter pour préserver le secret. Ou alors… Elle a déjà erré sur ces terrains de la réflexion mais, aujourd’hui, dans sa méridienne, la petite idée qui trottine ne veut pas disparaître. Et si elle parlait à Dani ? Si elle lui proposait de partager ces instants ? En effet, ses premières envies étaient de simples promenades au calme, avec lui. Mais on ne peut pas se balader sans connexion, même à deux, pour des raisons évidentes de sécurité. L’hôtel est sa seule solution. Elle pourrait essayer de lui en toucher un mot, commencer par tâter le terrain. S’il n’était pas ouvertement défavorable, elle pourrait contacter l’hôtel et leur demander conseil. Cette idée la soulage. Partager son secret avec Dani l’aiderait à porter ce fardeau et ôterait son sentiment de culpabilité.

Ainsi rassérénée par sa décision, Elna tente de reprendre sa lecture lorsqu’elle entend un cri dans le couloir. Elle se raidit et tend l’oreille. C’est la première fois qu’elle entend du bruit dans l’hôtel. Des sons étouffés suivent. Des frôlements. Des murmures ? Il y a manifestement des gens dans le couloir. Elle s’approche de la porte et y colle l’oreille. Elle est persuadée d’avoir entendu un cri, un cri de femme. Un mélange de douleur et de peur si sa perception était juste. Mais il était si fugace qu’elle pourrait l’avoir rêvé si l’activité dans le couloir ne lui confirmait pas le contraire. Un bruit mat. Un deuxième. Un corps qui s’affaisse ? Un silence de quelques secondes, puis l’activité reprend. Elle a reconstitué une scène : une personne que l’on frappe et qui tombe, son corps que l’on soulève et qu’on transporte. Elna ne bouge pas. Elle a collé une main sur sa bouche pour que sa respiration ne la trahisse pas. Contre les battements de son cœur, elle ne peut rien.

Au bout de plusieurs minutes, le couloir est redevenu silencieux. Elle sait ce qu’elle doit faire. Elle doit retourner sur sa méridienne, poursuivre sa lecture et quitter sa chambre au bout du délai qu’elle a réglé : deux heures. C’est la seule attitude à adopter. La clause est même inscrite au contrat. « En aucune circonstance le client ne doit quitter sa chambre pendant la durée du service acquis. »

Elle actionne cependant la poignée de la porte, l’entrouvre et passe la tête dans le couloir. Il est vide. Elle s’enhardit et sort. La porte en face de la sienne est à peine poussée, pas totalement fermée. Se sentant protégée par l’obscurité du couloir, elle s’en approche et y appuie une main. La porte s’ouvre sur une chambre en désordre. Elle reste dans l’embrasure. La vision a mis un frein à sa curiosité. Des vêtements éparpillés, des objets qu’elle imagine servir de sex-toys, des ustensiles tranchants qu’elle assimile à des instruments de torture. Elle ne veut pas découvrir de sang. Elle ne veut pas que son imagination reconstruise une scène qui l’effraie et dont elle envisage trop nettement le dénouement. Elle ne veut pas connaître cette réalité. Cet hôtel, sa chambre et ce couloir sont son havre de paix. Ce tableau n’appartient pas à ce monde. Soudain consciente de sa transgression, elle prend peur, recule et jette des regards affolés autour d’elle. Toujours personne. Le couloir est vide. Elle se précipite dans sa chambre et referme la porte derrière elle.

Il lui reste une heure et dix minutes mais il est inutile qu’elle tente de lire. Elle aurait dû commander un alcool fort plutôt que du thé. Le minibar est vide et elle n’ose pas contacter la réception. Elle s’assoit, se lève, se rassoit. Elle fouille dans son sac. Elle cherche son téléphone qui est introuvable. Elle remue au hasard tout ce qui l’empêche de le repérer. Elle commence à s’agiter puis se reprend. Son téléphone est à l’accueil, bien sûr, ainsi qu’elle le souhaitait si ardemment. Pas de connexion. Elle aurait aimé parler à Dani. Elle voudrait tout lui raconter. Maintenant.

Il lui faut juste un peu de patience. Elle le retrouvera bientôt et elle pourra alors décider si elle veut encore lui proposer de se déconnecter avec elle. Elle n’en est plus si sûre.

En attendant, elle se fait couler un bain. L’immersion peut encore être un remède contre la cogitation et l’incertitude. Elle se plonge dans l’eau chaude et ferme les yeux. Profiter. Se relaxer. Oublier. Se perdre. Elle rouvre les yeux. Ça ne marche pas. Ses nerfs sont à vif, ses pensées fusent. Mais elles s’interrompent tout à coup lorsqu’elle perçoit un bruit de porte. Quelqu’un est-il entré dans la pièce ? Elle tend l’oreille mais n’entend rien. Elle est trop nerveuse. Il faut qu’elle se calme.

Une silhouette s’approche sans bruit de la baignoire.

— Elna Froom, est-il si difficile de respecter les règles ?

La balle est partie. Elna ne répondra plus. Simple et efficace.

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