Fin et suite

Je n’étais pas certaine du résultat mais je décidais d’y croire. Parce que l’idée était belle. Parce que le message était assez mystérieux pour qu’il soit réellement magique. Parce que j’en avais envie depuis longtemps…

Au cours d’un de mes longs séjours à la bibliothèque, un de ceux qui m’amenaient jusqu’au matin car, avec l’aide d’un surveillant compréhensif, je parvenais parfois à me laisser enfermer dans la salle toute la nuit, j’avais fait une découverte particulière. D’un ouvrage qui n’était jamais consulté était tombé un morceau de papier défraîchi. Moi qui faisais pourtant attention à traiter les livres avec soin, j’en avais transbahuté une pile un peu trop haute et malencontreusement laissé glisser à terre le dernier élément qui vacillait dangereusement et n’avait pas tenu sa place en haut de la pile jusqu’à la table. Sa couverture n’avait pas résisté à la chute et s’était fendillée sur une dizaine de centimètres, laissant apparaître ce bout de papier que je n’avais pu m’empêcher d’extraire. Je le lus à la lueur de ma loupiote.

Peut-être que la pénombre environnante rendait la trouvaille plus crédible. Peut-être que j’étais en mal d’aventure. Peut-être que j’avais besoin de me dépoussiérer. Je traînais dans mes recherches depuis de trop longs mois. L’invitation était trop tentante. J’avais rendez-vous au moulin, le 14 septembre, à minuit.

Je pris quelques jours de vacances et je m’y rendis. Le moulin était ouvert aux visites mais je ne connaissais personne ici qui puisse m’aider à m’y laisser enfermer et je me résignais donc à me dissimuler sous un olivier environnant jusqu’à l’heure dite. J’en profitais pour relire tout le recueil de nouvelles dont la plupart avait disparu de ma mémoire. Enfin, sous un placide clair de lune, minuit finit par arriver et je tendis l’oreille. J’étais aux aguets et fouillais plus intensément les alentours à chaque bruissement de la campagne mais il ne se passait rien d’anormal. Toutefois, je finis par sentir un souffle dans mon dos qui m’effraya et me fit tomber à la renverse. J’étais pourtant ici pour un rendez-vous et j’attendais de la visite, j’aurais dû être mieux préparée.

Je me retournais prestement et me retrouvais face à une chèvre qui me fixait du regard sans broncher. Je fis de même, attendant qu’elle rompe le silence. Je pensais alors que si je comptais qu’une chèvre parle, il était possible que je reste ici jusqu’au petit matin. Il fallait que j’agisse.

— C’est toi, Blanchette ? demandai-je.

J’attendais à présent qu’elle me réponde. Je n’allais peut-être pas très fort. Ces mois de recherche avaient sûrement attaqué mon équilibre mental.

— Bien sûr que c’est moi, me répondit-elle. C’est moi que tu viens chercher. Pourquoi t’étonnes-tu de me voir ? C’est plutôt moi qui devrais te questionner sur ta visite. Pourquoi viens-tu me déranger ?

J’avais devant moi Blanchette et elle était aussi jolie que je me l’étais imaginée, la petite chèvre de M. Seguin ! Je ne parvenais pas tout de suite à enchaîner car la stupeur était trop forte. C’était donc vrai. Le message n’avait pas menti. Si je me trouvais au rendez-vous au jour et à l’heure dite au moulin de Fontvieille, je pouvais rencontrer Blanchette et je tenais une occasion de modifier son histoire. Si elle y consentait…

Blanchette connaissait l’existence de ce message mais jusqu’à présent personne ne l’avait utilisé pour la réveiller. Elle était restée 150 ans enfermée dans son histoire, à expirer au chant du coq, pour finir dévorée par un loup contre lequel elle avait combattu toute une nuit.

Je lui exposais alors ma requête. Face à cette opportunité inconcevable, je lui parlais avec toute la candeur de l’enfance retrouvée.

Combien de larmes n’avais-je pas versées à l’écoute, puis à la lecture de ce récit ? Blanchette, qui était si jolie et si douce, pourquoi l’avait-on jetée dans la gueule du loup alors qu’il était impossible qu’elle s’en sorte ? Tout le monde le savait, même moi, même toute petite, je le comprenais bien. C’était la chronique d’une mort annoncée. À chaque fois, je lui criais « N’y va pas, Blanchette ! N’y va pas ! On t’a bien dit que même la Renaude n’avait pas survécu, alors comment le pourrais-tu, toi ? » Je frissonnais avec elle lorsque le vent fraîchissait et que la montagne devenait violette. Je sentais moi aussi le gerfaut me frôler de ses ailes et je m’enfonçais un peu plus sous les draps. L’idée de passer la nuit seule dans la colline, à attendre que le loup m’attrape, me glaçait le sang. Heureusement que j’étais protégée par les murs de ma chambre et par la lumière de la veilleuse. Où Blanchette avait-elle trouvé un tel courage, une force si entière ? Et pourquoi une personnalité si hardie n’avait-elle pas été récompensée ?

À chaque fois, j’espérais que son histoire se terminerait différemment. Je n’y voyais que la cruauté du destin, la méchanceté du loup, la détresse de l’innocence et je voulais tellement la sauver. Les adultes, eux, y voyaient plus clair. L’histoire de Blanchette les rassurait. Voilà ce qui devait arriver à une jeunette folle, éprise de liberté. Qu’allait-elle faire dans la montagne ? Pourquoi fallait-il qu’elle s’y promène quand M. Seguin lui avait dit ce qui l’attendait là-bas ? Il la traitait bien, la nourrissait correctement, répondait à tous ses besoins. Elle avait trouvé chez lui une demeure idéale. Elle pouvait y passer sa vie entière et ne manquer de rien. Il fallait savoir reconnaître sa chance quand on la croisait et s’en contenter. Mais puisque manifestement, ce n’était pas assez pour Blanchette, puisque Madame valait mieux que ça, la fin qui l’attendait à l’issue de son escapade n’était que méritée.

Ainsi, la fin tragique de la petite chèvre avait ému l’enfant qui souhaitait la soustraire aux dents du grand méchant loup et elle continuait d’affliger l’adulte qui refusait cette vision de la normalité confortable. Je ne voulais pas de cette conclusion facile. La sécurité d’une vie d’ennui, même si M. Seguin avait eu soin de lui laisser beaucoup de corde, ne pouvait pas triompher de façon aussi flagrante contre l’appel du large. C’était trop injustement conventionnel.

À l’issue de cet exposé, Blanchette resta un instant pensive. Je n’avais rien à ajouter. C’était à présent à elle de faire son choix.

— Si je comprends bien, tu ne veux pas que je m’échappe et que je rencontre le loup. Mais tu ne veux pas non plus que je reste chez M. Seguin. Tu ne me laisses pas vraiment d’options.

— Mais si ! Il faut justement inventer une autre voie. Ce n’est pas parce que tu pars que tu dois forcément le payer si cher et si rapidement. L’histoire de ton escapade ne dure qu’un jour et une nuit et tu peux la changer. Le principal est que tu tiennes jusqu’au matin. Tu n’as pas besoin d’écrire le reste de ta vie. Laisse-la se poursuivre naturellement. Ne me dis pas que tu n’aimerais aller voir ce qui peut bien se passer au-delà de cette colline ?

— Et que fais-tu du loup ? Tu l’effaces tout simplement ? Il ne te suffit pas de vouloir que je survive pour que l’histoire tienne debout. Si je quitte la maison de M. Seguin, c’est parce que j’ai envie de goûter à la montagne. Si je gambade près du village, on aura tôt fait de me ramener et il y a fort à parier que je n’y gagnerai qu’un avenir bien plus sombre que ce que j’ai quitté. Je resterai enfermée dans l’étable, sans plus d’espoir de brouter dans le pré, sans plus profiter des rayons du soleil. C’est tout ou rien. Tu comprends ? Je n’ai pas la possibilité de ménager le maître et le loup.

Je n’avais rien à lui répondre et nous restâmes sans parler quelques temps. Chacune dans ses pensées. Ce fut Blanchette qui rompit le silence.

— Personne n’avait encore utilisé ce message et j’espérais que personne ne viendrait à le faire. Tu sais, je sais qui l’a écrit, je l’ai toujours su. C’est M. Seguin. Car lui aussi espérait me sauver à sa façon. Dans sa bonté, il a voulu me donner une chance. Mais la vérité c’est que je n’en veux pas. Mon histoire a été écrite ainsi par Alphonse et elle ne doit pas changer. D’autres vivront d’autres aventures, mais pas moi. Une histoire ne se réécrit pas. En revanche, on peut en écrire de nouvelles. À l’infini. Libre à toi de donner un autre destin à une autre chèvre si tu le souhaites. Pas à moi. Je te remercie.

Nous nous séparâmes sur ces mots. Blanchette ne donnait pas son accord ; l’opportunité se refermait donc à jamais. Je la comprenais et je louais son courage et sa détermination sans faille. En outre, une histoire qui se terminait par la mort de l’héroïne était parfaitement bouclée.

Mais ne pouvais-je pas y ajouter quelques lignes ? Si Blanchette n’était plus, M. Seguin, lui, était bien là. Comment donc avait-il vécu la perte de sa dernière chèvre ? Allait-il s’obstiner et en acheter encore une, encore plus jeune ?

*

M. Seguin s’était résigné à ranger sa trompe et il était allé se coucher. Il savait qu’il ne reverrait pas Blanchette et il s’en voulait terriblement d’avoir oublié la fenêtre de l’étable. L’histoire s’était répétée une fois de plus. Il n’était pas parvenu à la sauver malgré elle. Pourtant, il avait toujours cru dur comme fer à un dicton qu’il aimait à répéter, « Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute », même s’il ne s’était jamais vérifié dans son logis.

Les jours suivants, il ne parvenait pas à se concentrer sur ses occupations quotidiennes. L’esprit troublé, il répondait d’un salut à peine audible aux villageois qu’il croisait, oubliait pourquoi il se rendait à l’étable, se mettait au lit sans souper. Il se posait des questions comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Une nuit sans sommeil qui semblait interminable, il prit une décision. Il allait acquérir une nouvelle chèvre. Une dernière. Il allait encore faire un essai.

Mais cette fois-ci, ce serait différent. Pendant toutes ces années, il avait fourni tous les efforts nécessaires pour offrir à ses chèvres une vie convenable et ça n’avait jamais fonctionné. Pourquoi avait-il tenté à tant de reprises ? Ne s’était-il pas acharné ? Ce dicton qui lui plaisait tant, s’y était-il soumis ou avait-il agi comme toutes ses chèvres, faisant montre d’un entêtement déraisonnable? Ce matin, lorsqu’il se rendit au marché, il avait des réponses à ces questions.

Son choix se porta sur une jeune chèvre rousse à la barbichette blanche. Il la nomma Roussette. Lorsqu’ils arrivèrent chez lui, il la détacha et lui présenta les lieux. Il lui montra l’étable où elle pouvait dormir et le pré où elle pouvait brouter. Il lui fournit les heures de traite et lui indiqua qu’en dehors de ces horaires, elle pouvait faire ce que bon lui semblait. Il ajouta que si elle avait besoin de quoi que ce soit, elle pouvait venir le trouver dans la maison. Puis, il alla à la cuisine pour déjeuner. Il laissa la porte de l’enclos ouverte.

Roussette, qui n’était pas habituée à tant de liberté, passa les premières heures auprès du pieu, comme si une corde l’y retenait, et brouta l’herbe autour d’elle. Puis, doucement, elle s’enhardit et fit le tour du pré, longeant le portail ouvert sans oser le franchir. M. Seguin l’observait avec curiosité de la fenêtre de la cuisine. Le soir venu, ils allèrent tous les deux se coucher, lui dans son lit, elle dans l’étable. Roussette n’était pas sortie.

Plusieurs jours passèrent dans cette observation muette et mutuelle. Ils prenaient leurs marques, chacun à sa façon. M. Seguin, caché derrière un arbre, la regardait brouter. Roussette feignait de faire la sieste et l’épiait pendant qu’il s’affairait au potager. Un midi, alors qu’il était à table, Roussette passa la tête par la porte et lui demanda si elle pouvait sortir du pré. M. Seguin lui répondit qu’il n’y voyait pas d’inconvénient, qu’elle était ici chez elle et qu’elle pouvait circuler à sa guise. Il l’avertit toutefois qu’un loup vivait dans la colline et qu’elle devait rester prudente. Roussette le remercia et partit se promener.

Elle ne parvenait pas à croire à sa chance. Ce M. Seguin était un homme singulier ! Elle s’enfonça dans la garrigue jusqu’à ce que le toit de sa maison disparaisse, humant les effluves variés, coursant les papillons. Elle gambadait ainsi de droite et de gauche sans jamais s’éloigner de trop de la maison. Elle revenait régulièrement jusqu’à un point duquel elle apercevait le toit et repartait ensuite un peu plus loin. En début de soirée, heureuse et fourbue, elle rentra à l’étable.

À sa vue, M. Seguin fut ému aux larmes. Roussette était revenue ! C’était bien la première qui lui revenait. Il avait passé l’après-midi à lamenter ce nouvel échec, à maudire sa chèvre. L’appétit lui revint tout à coup lorsqu’il la vit passer devant sa fenêtre et il dîna avec grand plaisir, s’offrant même une petite goutte pour fêter sa bonne fortune. Était-ce à cause du digestif inhabituel ou de la joie inattendue, toujours est-il que M. Seguin dormit cette nuit d’un sommeil profond et ininterrompu.

À partir de ce jour, Roussette et M. Seguin sortirent de leur mode d’observation. La confiance était née et ne fit que s’accroître. Roussette s’absentait régulièrement, parfois même toute la nuit, mais jamais M. Seguin ne s’en inquiétait ni ne l’interrogeait sur ses escapades. Il savait qu’elle reviendrait. Il savait aussi qu’elle était responsable et qu’elle connaissait ses limites. Roussette prévenait M. Seguin lorsqu’elle prévoyait de rentrer tard. Elle lui faisait part de ses découvertes — une source cachée dans la colline, une rocaille où le thym était particulièrement odorant. La malédiction qui semblait frapper toutes les chèvres de M. Seguin était enfin rompue.

Certes, une telle harmonie, une joie si simple ne constituaient pas une histoire édifiante et Roussette, que la mort viendrait cueillir une nuit dans l’étable au bout d’une longue vie, ne serait jamais la petite chèvre de M. Seguin. Ce rôle restait celui de Blanchette, dont la fin tragique avait permis à M. Seguin de se remettre en question. Car les leçons à tirer d’une histoire sont multiples et s’adressent à tous.

7 commentaires

  1. J’aime beaucoup ! C’est très, très, très… à toi de trouver la fin (solution de facilité de ma part, sorry).
    Vraiment j’ai aimé.

      1. Humm…
        Bon, ok. L’idée : coole ! J’aurais trouvé bien qu’elle s’en tire, la chèvre, mais c’est comme les gens, ils veulent pas, des fois, on sait pas pourquoi.
        Mais l’idée, vraiment coole ! Et la réalisation.
        Écriture souple et tranquille.
        Le titre, humm, non, pas top, tu peux faire mieux.
        Et puis je peux le dire aujourd’hui : l’arrière goût en bouche est excellent. C’est des choses qu’on peut pas savoir à chaud, ça, faut laisser agir le temps.
        Bonne nuit !

        1. Ahaaaa ! Intéressant ! J’aimais bien ce titre, moi ! (c’est un peu le problème, ça… difficile de changer quelque chose qu’on aime bien. Pas sûre de savoir vers quoi d’autre me diriger…) Je te fais signe si je trouve !
          Merci !

        2. J’ai réfléchi et je te propose 4 titres :

          Le moulin reprend du service
          Un coup de mistral dans les ailes du vieux moulin
          Faut-il réveiller la chèvre qui dort ?
          Le choix de Blanquette

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