Le Bouddha et la boudeuse

La philosophie est asexuée. C’est ainsi qu’on l’envisage. Elle s’adresse aux hommes en tant que genre humain. Elle parle à nous tous. Elle est universelle. Je n’ai pas l’intention de me lancer dans une étude politiquement correcte du mot « homme ».

Toutefois, il se trouve que je suis une femme, une femme blanche, née dans un pays riche.

Je le constate en toute simplicité car j’arrive à un âge où les écrits sur la sagesse et la vie en général m’attirent plus que lorsque j’étais plus jeune. Le temps de l’observation et de la réflexion s’offrent plus naturellement à moi. Et que trouvé-je donc sur mon chemin pour m’appuyer et me guider ? Les philosophes occidentaux, les sages indiens, les chrétiens, les bouddhistes, les hors religion. Le bataillon classique.

Or, la grande majorité de ces gens qui nous ont laissé leurs pensées et continuent d’en écrire présentent une caractéristique commune : ce sont des hommes. Pas dans le sens d’un « être humain » mais bien dans le sens d’un individu de sexe masculin. Bien sûr, on trouvera toujours des exceptions qui confirment la règle. (Le chômeur qui roule en Rolls Royce et qui touche les allocs, le crapaud qui épouse la princesse…) C’est vrai, ce n’est pas une vérité absolue, à peine universelle.

Je passe sur la philosophie classique toute mâle. « C’est normal. C’était comme ça à l’époque. Les hommes prenaient toute la place. Aujourd’hui, les choses ont changé. » (Toujours la petite voix du bon sens commun qui résonne dès qu’on se permet d’interroger le non interrogeable.) Certes. Les penseurs d’aujourd’hui les citent pourtant ces doctrines philosophiques classiques. Or, s’ils vivent eux aussi à la même époque que moi, ils se basent eux aussi sur des préceptes, des façons de penser décrits par des hommes. Et la lignée perdure ainsi…

Nous avons, par exemple, des chrétiens (Saint-Augustin, Eckhart), des soufis (Rumi), des bouddhistes (Mathieu Ricard), des sages (Krishnamurti), etc. Évidemment, je ne cite que quelques noms qui me viennent à l’esprit, tout juste un échantillon. Il existe aussi de nombreuses femmes et je ne demande qu’à les découvrir. Mais pour cela, je dois faire un effort de recherche car les écrits qui me tombent naturellement dans les mains ne sont pas les leurs. Si je n’ai pas la volonté explicite de connaître cette littérature féminine, je peux y passer à côté. Et je l’ai fait jusqu’à présent, non par paresse mais parce que je ne possédais pas cette volonté explicite.

C’est vers ces penseurs masculins que je me suis tournée, sans pensée négative ni agressive, à la recherche d’abord d’un sens à la vie, puis plus tard à celle d’une manière de vivre plus juste ; pour comprendre, pour devenir un être humain meilleur. Tous décrivent l’impermanence des choses, prônent le détachement, chacun à sa façon, la libération de l’ego. Et cela me semble vrai, logique, difficile à travailler, à vivre, à méditer, mais très juste. Voilà, j’en suis là de mes réflexions quand je pense à tous ces hommes, au sens mâle du terme.

Et je m’observe, me tenant face à eux, un être humain qui réfléchit sur sa condition de femme et sur comment ce statut l’a conditionnée à vivre. Et je dis non. Non, je n’ai pas besoin de me libérer de mon ego car je n’en suis pas l’esclave. Peut-être même dois-je m’évertuer, au contraire, à le renforcer.

En tant que femme, j’ai été conditionnée à me tourner « naturellement » vers l’autre. Par la société, par l’éducation. Ce n’est pas cette dernière qui m’a ainsi façonnée ; j’ai grandi dans une totale liberté. Ces préceptes ont été inculqués de façon tout à fait inconsciente, baignés que nous sommes tous dans notre culture. Je les ai moi-même acceptés sans les remettre en cause. Tout cela, pense-t-on, est naturel puisque nous en avons l’illustration autour de nous au quotidien. Les femmes s’occupent naturellement du foyer, des enfants, de la famille, d’entretenir les liens familiaux et sociaux. Elles s’inquiètent, elles prennent des nouvelles. C’est naturel. La maternité les conforte dans ce rôle.

Tous les hommes ne sont pas prédisposés à s’auto-centrer et peuvent également se reconnaître dans ce que je décris mais je me fonde sur mon vécu de femme quand je réfléchis à cet état de fait. Je n’ai pas pensé aux facteurs qui peuvent générer cette situation chez un homme.

 

Aujourd’hui, tournée vers une spiritualité plus ancrée dans le quotidien, à la recherche d’une vision globale de la vie où je sache m’intégrer et prendre ma place, je ne trouve comme aide que les paroles des hommes. Ce sont les plus directement accessibles. (Bien sûr, les femmes écrivent aussi… Ça existe. Le chômeur, blablabla…)

L’impermanence, l’observation de soi pour se détacher des sensations d’avidité (le plaisir, recherché pour être conservé) et d’aversion (la souffrance, repoussée) se retrouvent décrites sous diverses formes. Je le conçois, je l’entends. J’adhère. En revanche, l’ego me semble étudié d’un point de vue masculin.

Quand on vit dans une société créée par nos semblables, pour nos semblables, on en est forcément plus « naturellement » le centre… Ceci implique également des contraintes et des inconvénients mais, là encore, ce n’est pas l’angle que j’ai choisi d’aborder, non pas pour le nier mais parce que je me place du point de vue d’une femme.

L’ego que l’on doit combattre, que l’on doit faire taire, c’est pour le mâle conquérant. Je comprends que cette idée puisse séduire un homme qui a placé cet ego bien en évidence tout au long de sa vie, qui l’a utilisé à outrance dans sa vie professionnelle et personnelle. Une fois qu’il s’en est servi pour remplir sa vie, prendre sa place, construire son environnement et établir sa descendance ; l’âge du repos et de la réflexion pointant son nez, il peut estimer qu’il est temps de se départir de cet ego un peu envahissant pour l’épanouissement de la vie spirituelle qu’il est prêt à entreprendre. Je n’implique pas qu’il y ait de la mauvaise foi à penser comme cela mais je trouve qu’il est aisé de rejeter un concept lorsque son besoin est moins important.

Or, il me semble que dans l’équilibre universel, l’ego a sa place. Faire partie du monde dans lequel on vit, s’intégrer à ce qui nous entoure, de façon harmonieuse, ce n’est pas nier son ego mais le mettre à sa juste place, trouver sa juste valeur. En le surestimant, on se décentre, en le sous-estimant, on se décentre. Je ne pense pas que nous ayons tous besoin de travailler l’ego de la même façon.

Je n’ai pas fait d’études de philosophie. Mais ce n’est pas pour autant que je dois prendre pour argent comptant ce que je lis sur l’ego, surtout si je trouve que la pensée est biaisée. Mais je changerai peut-être d’avis plus tard sur ce sujet. Aujourd’hui, ce qui me fait réagir, c’est que je ne me reconnais souvent pas dans les écrits des hommes et que je n’ai pas envie de suivre bêtement des principes parce qu’ils sont très répandus et globalement acceptés. Même si c’est le grand Bouddha qui nous les enseigne.

À l’homme sage, on n’a que la sage-femme à opposer. Et au Bouddha ? La boudeuse ? Oui, j’ai envie de bouder le bouddhisme et la sagesse, le temps de me recentrer, de disposer des armes nécessaires pour les aborder mieux préparée et mieux à même de juger dans quelle mesure j’adhère aux doctrines qui me sont proposées.

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