Personne

15 février 1999

Aurore met les essuie-glaces en marche. La bruine s’est transformée en pluie fine qui s’installe. Elle devrait arriver à Sète dans une demi-heure. Son oncle l’attend pour dîner. Mais cette année, c’est différent. Ça fait vingt ans. Le poids d’une solennité imposée assombrit les traits d’Aurore. Le récit tant de fois relaté, les images créées, la douleur installée… Tout se ravive à cette date. Cette fois, elle sera seule avec son oncle. Sa mère et son frère n’ont pas souhaité l’accompagner. Ils ne veulent plus poursuivre ce rite qui les unit par un lien trop funèbre, trop lourd à porter. Ils se réuniront à Noël, chez sa mère.

Vingt ans… 1979. À cette époque, son oncle Guy travaillait comme radiotélégraphiste dans la station côtière de Saint-Lys. Il s’était formé dans la marine où il avait découvert sa vocation. C’était donc lui qui avait reçu le message du bateau du père d’Aurore :

« ALERTE EN HAUTE MER ! PROBLEME A BORD… »

C’était tout. Ensuite, L’infatigable s’était tu. Il avait cessé d’émettre. On n’avait jamais retrouvé sa trace. Ils étaient 10 à son bord. Et le père d’Aurore avait disparu ce 15 février ; elle-même ne naîtrait que quelques semaines plus tard.

Son père était un scientifique qui travaillait dans la recherche océanographique. Spécialiste des régions polaires et subpolaires, il avait déjà effectué plusieurs séjours en Antarctique et parcouru les océans de l’hémisphère sud. Cette fois-ci, le bateau sur lequel il avait embarqué avec son équipe était un navire de recherche doté d’équipements de sondage hydrographique et de prélèvement d’échantillons d’eau. Il partait de Puerto Montt, au Chili, et se rendait en Nouvelle-Zélande. Que partait-il étudier ? L’écosystème, les mouvements sismiques, les courants marins… Les questions recevaient des réponses très vagues ou très techniques, rien entre les deux. Il embarquait souvent sur des navires militaires, alors on ne poussait pas loin les interrogations, impressionné par le secret d’État et l’importance des missions. Il rentrait barbu et radieux, avec des photos spectaculaires. Voilà tout ce que savait Aurore de son père. Le récit de sa mère.

Les pensées d’Aurore et de Guy voguent sur les mêmes souvenirs.

Son oncle l’attend avec une bourriche d’huîtres et une bouteille de vin blanc. Le fil de ses réflexions s’est immobilisé à cette date fatidique. Cet appel insensé. Le désarroi. Les quelques communications qui avaient suivi. Le secret qu’il avait dû conserver. Un an après, n’y tenant plus, il avait quitté son poste et il était venu s’installer à Sète. À contrecœur, il renonçait au sauvetage en mer, il n’avait plus la force.

L’année dernière, la station a fermé. On n’a plus besoin de radiotélégraphistes. Tout est donc pour le mieux aujourd’hui. Il s’est reconverti à temps et il a tourné la page. Il le doit car il ne peut rien révéler. Ces communications sont secrètes. Pourtant, il a tant de fois hésité à se confier à sa nièce. Il aimerait tant alléger son fardeau. C’est si bête…

Une fois de plus Aurore lui réclame le récit de ce dernier appel. Une fois de plus Guy s’exécute. Rien de plus simple. Tout est vrai et sa mémoire est aussi vive qu’il y a vingt ans. Il suffit simplement de ne pas mentionner la dernière communication de son frère, son message d’adieu.

Le mystère était resté entier. Les recherches n’avaient rien donné et l’affaire avait été classée. Sa belle-sœur avait surmonté l’épreuve ; sa fille était née à la fin du mois de mars. Veuve avec un fils de trois ans et un nouveau-né, elle avait continué de son mieux. Son mari et elle avaient choisi le prénom Aurore ensemble, comme le bateau de Tintin dans l’Étoile mystérieuse…

Comment ne pas penser au destin quand on naît dans de telles circonstances ? Bercée par des histoires de marins, des explorateurs aux sous-mariniers en passant par les pirates et les voyageurs en solitaire, Aurore vit une relation de fascination craintive avec la mer. Parfois, l’aversion l’emporte. Sa mère et son frère se sont apaisés. Elle, au fil des ans, a nourri ses fantasmes avec son oncle Guy. Ensemble, ils ont tout envisagé. Vague scélérate ? Attaque russe ? Et pourquoi pas un triangle des Bermudes ? Si loin de tout… Personne n’a les moyens d’enquêter au milieu de l’océan. Pas même une petite fille en quête de vérité. La jeune fille qui va bientôt fêter ses vingt ans n’est pas tout à fait en paix.

*

Ici INFATIGABLE INFATIGABLE INFATIGABLE

à FFL 48°12’ Sud 123°68’ Ouest

Collision objet non identifié. Coque endommagée

Demande assistance

Ici FFL FFL FFL

à INFATIGABLE

Aucun navire à proximité. Restez à l’écoute.

Ici INFATIGABLE INFATIGABLE INFATIGABLE

à FFL

Guy. Voie d’eau trop importante. Coulons. Te confie les miens.

*

Non, ces messages ne contenaient pas de révélations fracassantes mais il était sous le secret. Non, ils n’avaient pas été attaqués par un bâtiment ennemi. Les recherches avaient fini par aboutir. Le bateau avait été endommagé en pleine mer par Skylab, le satellite qu’on envoyait à la casse à l’endroit le plus isolé de la terre, le point Némo. Ils n’avaient eu aucune chance de s’en sortir.

15 février 2023

Guy a 81 ans et sa maladie ne lui laissera pas beaucoup de temps. Il attend Aurore et sa fille Ambre. La bourriche d’huîtres et le vin blanc sont au rendez-vous.

Une fois de plus Aurore lui réclame le récit du dernier appel de son père. Un rituel plus qu’un véritable besoin. Pourtant, cette fois, son oncle parle. Il lui présente ses excuses, puis il ajoute les quelques mots que son père avait transmis. Il raconte les recherches. Il explique ce qui s’est passé.

— Ce n’étaient pas les Russes… Mais ce n’étaient pas les Américains non plus. On était en pleine guerre froide. Personne ne voulait d’un tel scandale. D’ailleurs, ton père lui-même n’aurait pas voulu que son naufrage soit médiatisé comme on dit aujourd’hui. Ils étaient loin de tout. Ils savaient ce qu’ils risquaient en allant là-bas. Une avarie sérieuse ne pardonnerait pas.

Les deux femmes restent silencieuses. Aurore, bouleversée, est sans réaction face à la nouvelle. Ambre prend la main de sa mère. Elle ne partage pas son émotion mais la légende maritime qu’était son grand-père est aussi son histoire. Guy s’adresse alors à elle :

— Si j’ose aujourd’hui enfreindre la confidentialité que je m’étais engagé à respecter, c’est parce que je suis vieux et malade mais c’est aussi pour toi, Ambre. Tu n’as que 19 ans et tu t’intéresses aux défis complexes du monde moderne.

« Dans 8 ans, en 2031, c’est l’ISS qu’ils vont envoyer s’écraser là-bas, dans ce dépotoir à satellites. Alors, évidemment, c’est mieux que faire s’écraser la station en plein Paris mais tout de même, les tonnes de débris spatiaux qui traînent au fond de l’océan, ça doit causer des dommages environnementaux, non ? Sans parler des navires qui pourraient se trouver dans les parages au mauvais moment…

« Mon silence protégeait les enjeux d’une époque mais elle est révolue. Celle qui arrive peut avoir besoin de mon témoignage. Qui sait ?

4 commentaires

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *