Istanbul

Quelques jours avant de partir à Istanbul, j’ai la bonne idée d’appeler mon père. « C’est vrai ? Tu vas à Istanbul ? ». Et le voilà qui se met à fredonner Istanbul c’est Constantinople, un vieil air sautillant de Dario Moreno qui dormait sagement au fin fond de ma mémoire. Réveillé, il m’a accompagné tout au long du séjour… Merci papa !

J’aime l’idée des délimitations. Une ville séparée par un détroit. D’un côté l’Europe, de l’autre l’Asie. Un même pays installé sur deux continents, ça sent la prédétermination à un destin particulier. Le jour où des géants ont poussé sur les plaques terrestres pour former les continents, il y en avait un, les yeux rivés sur la flaque qu’il venait de creuser avec son pouce, qui a donné un petit coup de pied sous lui. À cet endroit précis, une minuscule faille s’est ouverte pour que l’eau vienne alimenter le bassin naissant, séparant les deux continents en formation. Il n’aimait pas l’idée d’îles aux contours bien définis ; il voulait du flou, du mélangé.

C’est comme ça que je vois les choses quand je regarde la carte.

On est au mois de novembre. On arrive tard dans la soirée, la nuit est déjà tombée. Notre logement est situé tout près de la place Taksim, lieu qui m’évoque uniquement les mouvements protestataires de cette année 2013. Autant dire que j’arrive en territoire inconnu. J’ai pourtant l’impression que je connais cette ville parce que son nom est mythique et que j’ai des idées sur ce à quoi elle doit ressembler. Mais quand j’y réfléchis, rien de précis ne me vient à l’esprit. Je ne peux pas citer beaucoup de ses monuments. La connaissance que j’en ai est plutôt formée d’une vague conscience certainement acquise à force de lectures.

Notre guide de voyage est tellement axé sur la rive européenne de la ville que j’avais du mal à trouver la rive asiatique, je croyais même, à tort, qu’on y logeait ! La minuscule carte qu’il contient montre un fleuve et ses deux rives, on peut donc facilement en déduire qu’on y voit le Bosphore. Pas du tout. On y illustre simplement un bras du détroit, la partie Europe uniquement, avec, d’un côté, la rive où se trouve la vieille ville et les monuments les plus connus et, de l’autre, les quartiers modernes où nous sommes installés. La méprise est aisée pour la touriste peu renseignée que je suis. Ça en dit long également sur l’importance que le livre accorde à la partie Asie, située de l’autre côté du Bosphore, le vrai celui-ci, pas juste le bras. Ça donne instantanément envie d’aller y jeter un œil. Mais pas tout de suite. Nous allons d’abord faire le tour des incontournables.

La visite des monuments est très pratique à Istanbul, les trois plus connus sont bâtis côte à côte : Sainte Sophie, la mosquée bleue et Topkapi. C’est comme si on avait relié la Tour Eiffel et la butte Montmartre par les Champs-Élysées. Impeccable pour une visite express (si on ne compte pas les temps d’attente).

D’un coup de tram, en quelques arrêts à peine, nous atteignons le centre historique. Jamais nous n’avons réussi à nous asseoir dans ce tram, quelle que soit l’heure à laquelle on l’a pris, et ce, même si notre arrêt se trouve un stop à peine après le terminus. Très pratique, il est aussi bien fréquenté par les Stambouliotes que par les touristes. Il n’y a que les chats errants et les mouettes qui ne l’empruntent pas ! « Stambouliote », quel joli mot. Je l’ai appris en lisant Elif Shafak. Sa bâtarde d’Istanbul donne une raison de plus pour vouloir découvrir la merveilleuse métropole.

Il est encore assez tôt le matin et nous parvenons à éviter la surpopulation à l’entrée de la basilique Sainte-Sophie. Nous avons dû pour cela sacrifier le petit-déjeuner qui nous faisait tant envie. Surtout le fameux café. Heureusement que les vendeurs de simit courent les rues. On trouve à grignoter tous les cinq mètres dans cette ville, une véritable torture pour les gourmands car tout fait envie. Les simit sont des petites couronnes de pain parsemées de graines de sésame. Quand ils sont bien frais et bien croustillants, je les déguste les yeux fermés tellement j’aime la simplicité du goût alliée au plaisir de la croûte de sésame qui laisse place, sous la dent, au mœlleux de la mie. Ils sont généralement vendus dans des carrioles vitrées dans lesquelles ils sont joliment empilés et au prix, forcément, d’une bouchée de pain.

Où sommes-nous ? Une église, une mosquée, un musée ? Byzance, Constantinople, Istanbul ? Joyeux mélange incompréhensible aux non initiés. Finalement, c’est plutôt le musée qui l’emporte car personne n’y cherche le recueillement qu’on aurait d’ailleurs beaucoup de mal à trouver en ce lieu. Quelques rares panneaux fournissent des renseignements succincts. On indique par exemple le mihrab. On se plonge alors vite dans notre guide pour comprendre ce que c’est mais on y trouve le même type de description, « …, à votre droite, vous pourrez admirer le mihrab… ». Dans ces cas-là, c’est simple, il faut tendre l’oreille. On finit toujours par dérober quelques paroles explicatives. Cette fois, c’est un touriste américain qui explique à ses enfants qu’il s’agit d’une niche qu’on trouve dans les mosquées et qui indique la direction de la Mecque. Je fais profil bas et m’en vais faire partager à Benoît ces connaissances tout récemment acquises. Nous nous rendons alors compte que nous n’avons jamais mis les pieds, ni l’un ni l’autre, dans une mosquée. Mais celle-ci n’en est pas vraiment une et nous ferons notre véritable baptême dans la bleue, plus tard dans la journée.

Beaucoup de restaurants à Istanbul s’étalent sur plusieurs étages, jusqu’à offrir à leurs dernières tables, juchées sur le toit-terrasse, une vue dégagée sur toute la ville. Le temps est printanier, nous nous installons au soleil, au sommet d’un de ces établissements gigognes. Un deuxième univers s’ouvre à nos yeux, un monde parallèle, assis sur la tête du premier. Les cafés, qui semblaient presque vides au niveau du trottoir, sont remplis en hauteur ; tout le monde est monté se rapprocher de la chaleur du soleil. Mais il n’y a pas que des bars et des restaurants qui sont ainsi perchés. Juste à côté de nous, la cour d’une école ou d’un collège et son terrain de sport sont également surélevés. Nous y dégustons nos premiers mezze turcs, accompagnés d’un pain plat, croustillant et tiède, coupé en lanière, et d’un jus de grenade dont nous ferons une cure pendant ces quelques jours. Comme les simit, on en trouve à tous les coins de rue, fraîchement concoctés devant nos yeux gourmands.

Nous sommes à deux pas de la mosquée bleue. Nous y arrivons en début d’après-midi puisqu’on n’a pas d’horaire strict à respecter ; elle est en effet ouverte tous les jours, sans interruption, de 9 heures à 18 heures. Oui, mais pas aux horaires de prière… À ces moments-là, on sort une petite pancarte pour indiquer que la mosquée, supposément ouverte, est fermée jusqu’à telle heure. On se retrouve donc face au petit écriteau mais il faut dire qu’on est vendredi, il y a peut-être beaucoup de prières ce jour-là… Seule la grande salle des prières est temporairement fermée au public, la cour intérieure est accessible et c’est là que nous patientons et en profitons pour nous renseigner sur l’attitude à adopter. Il faut pénétrer dans le bâtiment pieds nus, ses chaussures à la main, et décemment vêtus. De toute façon, on passe par une sorte de sas où des gardes vérifient que les règles sont respectées et où on distribue des sachets en plastique pour les chaussures. Vachement bien organisé…

Mosquée bleue
Mosquée bleue

La grande salle des prières frappe au premier abord par son immensité. Les visiteurs sont nombreux mais restent regroupés à l’entrée, seuls les croyants peuvent franchir la petite barrière de bois qui sépare la partie visitable de celle réellement réservée au culte. La pièce, aussi grande que la coupole externe, est pratiquement vide. On lève tout d’abord le nez pour admirer les magnifiques céramiques dont sont recouverts les piliers et les coupoles, ainsi que les vitraux colorés. On baisse ensuite le regard sur le deuxième élément notable : le grand lustre. Il doit faire plusieurs dizaines de mètres de diamètre et, par rapport à la hauteur du plafond, il est situé très bas, à quelques trois mètres à peine du sol. Ses centaines de lampes sont autant de gouttes suspendues à son armature, qui menacent de s’écraser sur la moquette rouge du sol. On observe l’ensemble sans trop oser parler, le silence et le recueillement règnent. Mais, là où on ne doit pas faire de bruit, on peut toujours continuer à réfléchir, c’est l’avantage de l’esprit sur la parole. Je me perds dans ces réflexions et au bout du dédale qu’est le grand couloir de la pensée, j’en viens donc à me poser la question suivante : mais pourquoi l’appelle-t-on mosquée bleue ? On dit que c’est à cause des mosaïques bleues qui la décorent. C’est vrai qu’elle est lourdement ornée, on ne voit pas un pan de mur vide. Les formes dessinées sont le plus souvent bleues mais on y voit aussi du vert et du rouge, le sol est rouge, les vitraux multicolores et le fond des mosaïques est blanc. Le tout ne me donne pas une impression frappante de bleu.

Dehors, dans les jardins, l’atmosphère reste feutrée, on n’ose pas tout de suite se remettre à parler à haute voix quand on a pénétré dans un lieu de culte où le murmure est de mise. On se balade un peu dans le quartier pour observer à loisir l’extérieur de la mosquée, les six minarets qui entourent la coupole centrale, elle-même symétriquement encadrée de coupoles plus petites. La rondeur de l’ensemble lui confère une bonhomie bienveillante, sans compter que cet assemblage de dômes ressemble à un gigantesque gâteau à la crème, ce qui rajoute encore au caractère sympathique de l’architecture. J’aime beaucoup ces nombreuses mosquées qui émaillent le panorama stambouliote. J’aime imaginer que ces minarets n’ont été construits rien que pour attirer l’attention sur les dômes.

— Hé, hé, vous avez vu ma coupole ? Elle est pas belle ma coupole ? Non, non, ne regardez pas par là-bas, celle-là est plus grande mais beaucoup moins jolie. Regardez par ici ! Regardez voir ! C’est ma coupole, la plus belle d’Istanbul !

Nous sommes à un jet de pierre du grand bazar. Allons-y. C’est un marché couvert dans la ville, l’un des plus grands du monde aux dires du guide et, nous, on aime les marchés. Ça grouille, c’est rigolo, on y trouve plein de babioles marrantes. Mais, bizarrement, celui-ci ne nous enthousiasme pas du tout. C’est peut-être juste un concours de circonstances, on ne s’y est pas rendus au bon moment. On sort de la mosquée, empreints de beauté, de spiritualité, de calme et on vient se jeter sans transition dans une foire bigarrée et étouffante. Il aurait peut-être fallu prendre le temps de découvrir, au hasard des allées, des échoppes un peu originales. Nous ne l’avons pas pris et nos regards se heurtent aux étalages de bricoles merdiques qui se succèdent et qui sont absolument identiques à ceux qui bordent les trottoirs des autres quartiers touristiques de la ville. Tapis trop chatoyants, babouches faussement exotiques, porcelaines bas de gamme, services à thé en verre décoré. Manque d’harmonie. Les articles sont trop moches, les vendeurs sont trop pressants, la foule est trop dense. Nous fuyons rapidement les lieux sans même prendre le temps d’y boire un café.

Nos pas nous mènent tout naturellement vers un autre bazar, l’égyptien. Ne risquons-nous pas une nouvelle déconvenue ? Celui-ci est plus orienté vers l’alimentation et il est moins vaste. Puisqu’on y est, on y entre. La lumière y est moins crue, les allées plus dégagées et les stands fort sympathiques. Des pyramides de fruits secs nous accueillent : des pistaches variées et parfumées, des figues, des abricots, des amandes, des raisins, des épices. C’est coloré, ça sent bon, ça fait envie. Les marchands sont aussi fatigants qu’au grand bazar mais, ici, leur marchandise nous intéresse. On veut nous faire goûter à tout et on se laisse un peu faire mais pas trop pour ne pas alourdir nos sacs et nos estomacs de kilos superflus. Les loukoums y sont sublimes. J’avais pourtant en tête les gros carrés gélatineux, copieusement saupoudrés de sucre glace, parfumés à une eau de rose écœurante et je pensais que je n’aimais pas les loukoums. Ca, c’était avant Istanbul. Maintenant que j’ai goûté à ces douceurs subtiles, délicatement parfumées à la grenade, parsemées de pistache, j’adore ! Et puis, « turkish delight », ça a plus de style, non ? Mes préférés : ceux à la carotte, recouverts de noix de coco. Je mettrai un bon kilo de ces délices dans mon bagage que je rapporterai pour moi seule ; je ne dévoilerai pas cette découverte et je ne les partagerai avec personne.

Nous sortons du bazar guidés par nos nez. Une odeur de café frais est venue nous titiller les narines, tellement agréable qu’elle nous entraîne dans les rues avoisinantes, devant une boutique à l’ancienne où des bras agiles emballent du café en grain dans des sachets de papier kraft. Nous ne testerons pas les produits de cette boutique du dix-neuvième siècle dont la clientèle déborde sur le trottoir mais nous poursuivons dans la rue, admirant les sucreries des magasins avoisinants. Il nous vient une petite faim, à force… Ça tombe bien, devant les tables d’un restaurant, on aperçoit quelque chose qui nous fait envie. Dans des petits moules individuels ronds, en métal, sont en train de dorer des desserts appétissants. On se renseigne. Ce sont des künefe. Attention, décrits comme ça, ils font peur mais ça vaut vraiment le coup d’essayer. Il s’agit de fromage fondu au milieu de deux couches de cheveux d’ange, le tout grillé sur la braise et servi chaud, abondamment nappé de sirop et saupoudré de pistaches concassées. D’accord, ces petits ronds dorés sont de vraies bombes caloriques mais un régal sans pareil. Pour faire passer le sucre et le gras, on boit de l’ayran. La machine où ils préparent cette boisson est juste à côté de mon épaule, ça a l’air très bon, ça mousse joliment et notre serveur nous dit que c’est délicieux, il nous faut bien tenter. Ça ressemble à du yaourt liquide un peu salé et ça s’allie parfaitement avec les künefe. Il va falloir qu’on fasse un peu attention dans ces rues où tout ce qui se mange fait envie. On se calme…

Nous allons poursuivre à pied jusqu’à notre appartement pour faire passer le quatre heures (car ce n’était qu’un goûter). La nuit est déjà tombée. Nous traversons le bras du Bosphore par le pont de Galata. Impossible de s’approcher de la rambarde car chaque centimètre est occupé par un pêcheur. D’une rive à l’autre, de chaque côté du pont, les cannes à pêche sont alignées devant leurs propriétaires respectifs. Que font ces derniers ? Sont-ils vraiment des pêcheurs ? Qu’est-ce qu’on peut bien attraper dans une eau urbaine où la circulation maritime est intense ? J’espère qu’ils ne sont là que pour discuter le bout de gras et passer la soirée entre copains. Oui, parce qu’il n’y a que des hommes, bien entendu… Je n’ose pas imaginer ce qui pourrait bien pendre à leur hameçon. Des poissons fluorescents mutants avec une crête et de la fourrure ? Que devient un animal qui est né et a grandi dans le Bosphore ? Pour pouvoir le manger sans succomber à une intoxication alimentaire, faut-il soi-même être né sur ses rives ?

Le soir, incroyable mais vrai, une fois qu’on s’est un peu délassés chez nous, on est prêts à ressortir pour dîner. Nous logeons tout près de la fameuse place Taksim où finit une avenue piétonne extrêmement fréquentée, Istiklâl Caddesi. Il nous faut juste la traverser pour accéder au restaurant que nous avons choisi dans le guide. Que font tous ces gens dans la rue ? Y aurait-il une manifestation ? Pas du tout. C’est le soir et ils se promènent tout bonnement. Mais ils sont des milliers et sont en grande majorité très jeunes. La marée humaine s’écoule lentement dans les deux sens, sans heurt. Les bars sont nombreux, pourtant la musique n’est pas assourdissante. L’avenue est simplement bloquée par une foule compacte qui profite de la soirée. Nous parvenons tout de même à la traverser sans nous perdre et pénétrons dans un restaurant végétarien. Après le pont de Galata, on n’avait pas trop envie d’ingurgiter du poisson ou de la viande. Ce n’était pas une très bonne idée de choisir un végétarien dans une ville où on peut très bien manger de délicieux mezze sans viande même dans un établissement classique (c’est-à-dire, où la viande est autorisée). Ici, en effet, le cadre est froid et les serveurs aussi. On regarde autour de nous, on a compris, on est dans un repère de snobs urbains. Ce n’est pas du végétarien simple, à la bonne franquette, c’est plutôt du bio qui n’est pas là pour rigoler. Oublions vite la bonne soupe, les feuilles de vigne ou les feuilletés au fromage, c’est bien trop peuple. Les produits locaux ne sont pas tendance, place au quinoa et au kamut. Finalement, c’est tant mieux, parce qu’on a encore les künefe dans le ventre et leurs desserts ont l’air aussi incongrus que leurs plats. On avale rapidement une tarte salée quelconque et on se couche tôt pour la longue journée qui nous attend.

Café et simit au matin
Café et simit au matin

Istiklâl Caddesi, au petit matin, est beaucoup plus calme. On y prend un délicieux café turc, servi dans un service argenté, en résistant aux simit des marchands ambulants et aux börek de la boutique. Vade retro ! Si on commence dès le début de la journée, on va très vite se retrouver en état d’indigestion permanente. La rue est pratiquement vide, les bars et les restaurants sommeillent encore, seuls les magasins de souvenirs, tous plus affreux les uns que les autres, nous accueilleraient volontiers si seulement on voulait bien daigner s’intéresser à leurs trésors. Or, ce qui attire nos regards sont les vieux trams rouges qui circulent dans cette avenue uniquement, très semblables à ceux de Lisbonne. On y voit aussi de nombreuses portes de consulats, plutôt inattendues dans un quartier qui n’est pas ouvertement huppé ; on a plus l’impression de déambuler dans une avenue commerçante et vivante de la ville, une sorte de centre ville si nous n’étions pas dans une vaste métropole.

Plus bas, nous visitons la tour de Galata pour admirer le panorama d’un peu plus haut que des terrasses des cafés. Galata, Galata… Ça me fait penser à quelque chose ce nom… Mais oui, Galatasaray, l’équipe de foot ! Dans quels méandres obscurs de ma mémoire a bien pu se loger ce nom-là, directement issu de mes années d’enfance où il m’était impossible d’échapper aux diffusions télévisées des matchs de foot ? J’avais oublié que le Galatasaray y était sagement rangé avec le dynamo de Kiev et l’Ajax Amsterdam. Après Dario Moreno, le foot. Décidément, Istanbul réveille des souvenirs insoupçonnés.

La tour de Galata, une petite construction ronde, médiévale, n’est pas un must pour les claustrophobes. C’est sa terrasse étroite, qui l’entoure près de son sommet, qui se visite. On l’atteint par un ascenseur minuscule où on nous entasse pour rentabiliser l’attraction. Si on survit à la montée, on peut alors faire le tour de la terrasse où deux personnes se croisent difficilement pour admirer la vue sur 360 degrés. Comme le ciel est un peu voilé, on ne voit pas très loin mais on peut y observer le Bosphore et les ponts qui le traversent, ainsi que les nombreuses mosquées qui se détachent de tous les côtés. Il faut juste un peu jouer des coudes pour avancer si on ne veut pas rester coincés trois heures et il nous faut également lutter, en plus, contre un touriste allemand qui a décidé d’un sens dans lesquels on doit tous tourner et tente de nous l’imposer. Tout le monde ignore plus ou moins le pauvre maniaque de l’ordre, ce qui le désespère profondément.

La tour est située tout près du pont du même nom. (Et je me rends soudain compte que c’est tout le quartier qui s’appelle Galata… Ah mais c’est pour ça…) Cette fois, nous le traversons par sa partie inférieure, où sont installés des restaurants qui n’ont absolument rien d’appétissant. Non seulement ils fleurent le piège à touriste à mille lieues (menus en soixante-cinq langues, rabatteurs insistants, déco en plastique, etc.) mais en plus, ils servent du poisson ! Je lève le nez vers les pêcheurs de la partie supérieure, je suis des yeux leur ligne jusqu’aux flotteurs qui dansotent sur l’eau mazoutée du Bosphore. Délicieux…

Sur l’autre rive partent les mini croisières sur le Bosphore. On part faire une balade de deux heures sur l’eau, occupation certes gériatrique mais qui permet de quitter temporairement les rues embouteillées à toute heure (même la nuit). Selon la formule choisie, ces bateaux remontent le détroit vers le Nord, parfois jusqu’à la mer noire. Le nôtre fait une petite avancée en dehors des limites de la ville et se rentre gentiment en longeant une rive à l’aller, l’autre au retour. Tranquille. Idéal pour les touristes et les familles. Et, du coup, le calme y est relatif car les enfants s’y livrent à une activité obligée : nourrir les mouettes. Ils sont en effet tous grimpés à bord munis de plusieurs simit dont ils jettent les morceaux aux centaines de mouettes qui nous entourent. Les plus agiles d’entre elles (la vaste majorité) attrapent le bout de pain en plein vol pour la plus grande joie des petits. Les cris des oiseaux survoltés, mêlés à ceux des gosses et au bruit du moteur des bateaux, n’invitent pas à la rêverie. Les quelques couples d’amoureux qui se sont fourvoyés parmi nous cherchent désespérément à créer un semblant d’intimité en se blottissant l’un contre l’autre dans les recoins qu’ils parviennent à dénicher.

Vendeur de simit -Üsküdar
Vendeur de simit – Üsküdar

On peut, en cherchant bien, trouver des endroits où règne le calme dans une ville et, même, où on peut s’offrir un moment de délassement profond. À Istanbul, on va chercher ça au hammam. On teste deux établissements différents, pour pouvoir comparer. Le premier, Çemberlitaş est un hammam réputé, qui, de l’extérieur, n’a pas l’air de ressembler à l’antre des Mille et Une Nuits promise sur le site internet. On ne se laisse par rebuter par la foule massée jusque sur le trottoir qui fait la queue pour prendre son billet, on s’y ajoute. Et puisqu’on y est, autant faire la totale, on opte pour un massage. Nous ne partagerons pas l’expérience puisque Benoît va chez les hommes et moi, chez les femmes. Classique. Pour savoir ce que je suis censée faire dans un tel lieu, il me suffit de rester plantée, debout, au milieu de la pièce. Une employée a vite fait de me saisir par le bras. Elle ne parle pas anglais mais sait très bien se faire comprendre. Elle me fait choisir des pantoufles en plastique, puis me pousse dans une minuscule pièce, elle y jette une serviette et une culotte, me fait signe de me déshabiller et d’enfiler la culotte, et ferme la porte. Je m’exécute et rouvre la porte, les bras chargés de mes affaires. Elle m’attendait à la sortie. Elle me montre un casier où laisser mes affaires et me guide jusqu’au hammam. Je n’ai même pas le temps de chercher où m’asseoir qu’une autre employée s’empare de moi et me montre un bout de marbre libre où je dois m’allonger sur le ventre. Elle me frotte alors vigoureusement le corps d’une substance qui mousse abondamment. Elle frappe sur le marbre et lance un « Turn ! » musclé. J’obtempère et me voici, en quelques secondes, nettoyée de l’autre côté. « Sit ! » OK ! OK ! On ne va pas s’énerver. Elle me jette des seaux d’eau sur la tête pour me rincer et me laisse enfin en paix car elle a déjà harponné une autre victime. La tornade disparue, je peux aller me cacher dans un coin (au cas où elle reviendrait) et profiter à mon rythme de la chaleur moite et du petit bassin d’eau chaude. J’avoue que je redoute un peu le massage à présent. Je ne suis pas pressée de quitter le hammam. Mais je m’inquiète pour rien, la masseuse est beaucoup plus douce que sa congénère laveuse et si son massage n’est pas inoubliable, il en reste délassant. Tiens, je n’ai même pas fait attention à la décoration, c’est bon signe.

Le hammam de Galatasaray présente sensiblement le même système de fonctionnement mais il est moins encombré. Pas de queue à l’entrée mais les mêmes tarifs et autant de personnel. Cette fois, je ne choisis que le lavage. L’employée est un peu plus douce. (J’ai peut-être eu un mouvement réflexe de recul à son approche qui l’a fait retenir son geste.) Elle m’invite plus calmement à venir m’asseoir, puis s’adresse à moi avec littéralement le seul mot d’anglais qu’elle connaît : Madam. Ça veut dire « Assieds-toi », « Allonge-toi sur le dos », « Retourne-toi » mais ça veut aussi dire « Viens t’asseoir juste à côté de moi et lève le bras à l’horizontale afin que je te frotte les aisselles » et ça, c’est beaucoup plus difficile à comprendre ! Une fois qu’elle m’a savonnée, je peux me rincer tranquillement et rester autant que je veux dans le hammam pratiquement vide. L’expérience est globalement plus relaxante mais, même si j’ai été surprise par le traitement énergique auquel j’ai été soumise dans les deux cas, je garde un souvenir fort agréable des bains turcs.

Pour fêter une telle quantité de détente, quoi de mieux qu’une dose de raki ?! Nous y avons déjà goûté façon anisette, c’est-à-dire dilué dans de l’eau, par peur du degré d’alcool pur concentré dans un seul verre, mais l’expérience était décevante. On se le fait donc comme les autochtones, sec, avec quelques glaçons. C’est franchement meilleur. Si on aime l’anis, bien entendu… Ça ne tord même pas les boyaux, on se laisserait même aller à en prendre un deuxième, tiens. Mais on en reste là, sur la bonne impression d’un seul verre, parce qu’on sent bien qu’un second suffirait à nous rendre par trop guillerets et peut-être même à nous filer une sacrée casquette sans qu’on ne voie rien venir. On colmate l’apéro chez Zübeyir, une kebab house à l’opposé de notre végétarien : traditionnelle, touristique, sympathique et très viandarde. On y prépare les brochettes devant nos yeux (et nos vêtements, qui s’imprègneront d’un délicat fleuret).

Dans « notre » quartier de Cihangir, les rues sont calmes le soir bien qu’on y trouve de nombreux cafés et restaurants ouverts. Les embouteillages sont un peu plus loin, dans les plus grandes avenues, ici il y a des piétons et des gens attablés. Et des chats, bien entendu. Comme partout ailleurs dans la ville. Il sont sans doute plus nombreux que les hommes, disséminés à chaque coin de rue, en haut des marches d’un escalier, roulés en boule sur les coussins d’une boutique à touristes, au pied des tables de restaurant, assis à côté des pêcheurs, sur les embarcadères, sur les terrasses. Une foule de félins silencieux, vigilants, à l’affût du moindre morceau de quoi que ce soit qui pourrait leur tomber dans la gueule. Le dimanche matin règne à Cihangir une atmosphère de petite ville de province. Quelques habitants de notre rue achètent leur journal dominical en faisant descendre au rez-de-chaussée un panier pendu au bout d’une corde. Le marchand de journaux du quartier y glisse le quotidien qui est ensuite hissé vers son acquéreur, sous l’œil faussement indifférent des chats alanguis, qui vérifient tout de même qu’on n’y introduit pas de nourriture.

C’est le dimanche que nous choisissons de visiter le palais Topkapi. Pas facile à écrire en français car il s’appelle en réalité Topkapı, avec un i sans point au-dessus. Comme quoi, ça a son importance de mettre les points sur les i, quand on les omet, on dit autre chose. En tout cas, en turc. Étrange, cette lettre incomplète, qui se prononce un peu comme un « eu » ; je dois faire un effort conscient pour retenir le stylo qui voudrait absolument la finaliser. Je vais l’appeler Topkapi, comme « tout le monde », ça sera plus simple.

Est-ce la position géographique floue d’Istanbul qui la fait évoquer des événements et des personnages mystérieux ? Plus encore que l’image des Mille et Une Nuits que les services du tourisme s’évertuent à imposer à nos esprits et qu’on a du mal à retrouver dans les fausses lanternes d’époque en méchant verre coloré, c’est dans un nid d’espions que j’imagine avoir atterri. Je ne pense même pas au film du même nom, je ne l’ai pas vu. Pour moi, c’est plutôt James Bond qui a sa place attitrée dans cette ville. Aucune scène spécifique n’évoque ce personnage mais bien une ambiance particulière qui me poursuit. Dans le tram, dans les rues mais surtout sur le ferry (le vapur comme ils disent). La première fois qu’on le prend, je suis frappée par une forte impression de déjà-vu. Ce métro du Bosphore avec ses passagers un peu fatigués qui rentrent chez eux, ces bancs en bois, ces gens emmitouflés qui fument sur le pont, ces femmes voilées, les bras chargés de courses… C’est pas possible, j’ai déjà vécu ça, c’est sûr ! Mais dans une autre vie parce qu’on dirait les années cinquante ou soixante. C’est peut-être aussi tout bêtement mon imaginaire qui suit un courant tout tracé par l’industrie cinématographique.

Alors, forcément, dans cet état d’esprit, je ne connais du palais de Topkapi que la fameuse dague à dérober. (Jules Dassin, 1964, pour ceux à qui ça n’évoque rien.) Bien avant que naisse le cinéma, cet édifice du quinzième siècle avait son importance puisque c’était un palais impérial ottoman, pas simplement une vulgaire résidence secondaire mais un gigantesque complexe architectural. Je comble mon ignorance en jetant un œil au guide pendant qu’on fait la queue à l’entrée. Mais je suis rapidement distraite par les touristes autour de nous. C’est mon oreille qui m’avertit. « Tiens, j’entends du russe. Voyons voir ce que je pourrais comprendre. » Je les regarde parler pour mieux discerner le sens de leurs mots. Logique. Une jeune femme est en train de discuter. Elle est blonde, elle a les pommettes hautes et les yeux clairs. Son physique répond inconsciemment à mes idées reçues, j’accepte donc sans souci qu’elle soit russe. En revanche, son interlocuteur est un homme brun, nettement plus petit qu’elle, les yeux légèrement bridés. Derrière lui se tiennent deux femmes qui lui ressemblent, les cheveux recouverts d’un voile. Je me dis qu’ils n’ont pas des têtes de russe et je me sens instantanément coupable d’avoir des préjugés aussi idiots. En tout cas, les deux femmes ne sont pas russes car l’homme s’adresse à elles dans une langue qui m’est inconnue. (« — Bon, j’ai des préjugés idiots mais je n’avais pas tort. — Oui mais ça n’excuse rien. — D’accord mais n’empêche… » grmhmblblh). J’en conclus qu’ils viennent d’un pays asiatique de l’ex-URSS et je me force à me plonger dans mon guide pour éviter de les dévisager impoliment. Je n’ai jamais vu de touristes originaires de ces pays en France. Mais, à Istanbul, l’Asie est là, toute l’Asie, jusque dans les visiteurs. Je voudrais leur parler, leur poser des tas de questions sur leur pays, leur langue, tout quoi ! Ils m’intriguent. Mais je n’ose pas. De toute façon, ils ne parlent certainement pas anglais alors je n’ai pas de regrets à avoir. Quoique…

C’est la beauté des carreaux de faïence du palais qui me tire de ces réflexions. Les murs des pièces du harem en particulier sont recouverts d’un bleu turquoise magnifique. C’est comme ça que j’imaginais que serait la mosquée bleue. Vitraux, boiseries, faïence… L’harmonie des couleurs et des motifs abstraits donne tout son intérêt à la visite. Les salles du harem ouvertes à la visite sont particulièrement décorées dans des tonalités de bleu et de vert en parfait accord. Nous irons, bien sûr, voir le trésor (exposé dans quatre salles, tellement il est démesuré) et ses vedettes : l’énorme diamant du fabricant de cuillères et le fameux poignard à la dague incrustée de diamants et d’émeraudes. Enfin une fenêtre ouverte sur les Mille et Unes Nuits ! Le système de surveillance de tels joyaux semble se résumer à un gardien posté à l’entrée de chaque pièce, assis sur une chaise usée. Soit les bijoux sont naturellement gardés par une aura mythique, soit la protection est tellement sophistiquée qu’elle échappe entièrement aux regards. Je penche pour la seconde hypothèse sinon, on n’aurait pas pu baser un film entier sur un vol à la portée de n’importe quel petit malin, non ? Ou alors tout est faux… Mais non, ça serait trop triste.

L’après-midi, nous quittons le Vieux Continent en vapur pour le quartier de Kadiköy (en réalité, sans le point sur le i, non plus). L’embarcadère est très agité pour un dimanche, il est rempli d’une foule qui brandit des drapeaux turcs sur lesquels figure Atatürk. Ça ressemble à une manifestation politique assez calme. Sur les trottoirs, des marchands font revenir des brochettes et des oignons sur des grills de fortune. Le flot des passagers qui se déverse sur le béton est gris. Les vêtements sont élimés, les visages fermés. À notre arrivée sur la rive asiatique, nous sommes étreints par une impression de tristesse et de pauvreté. Même le ciel semble se voiler dans les fumées des barbecues alors qu’il fait grand soleil. Il nous faudra contourner les manifestants pour nous enfoncer dans les rues et abandonner sur le quai cet accablement naissant. Les passants de ces rues animées sont certainement les mêmes qui se trouvaient à bord du bateau mais, ici, on les sent plus légers et enjoués. Un groupe de musicien égaye la rue et plus particulièrement une petite fille qui amuse la galerie en dansant au milieu d’un cercle de badauds. Les cafés et les restaurants sont remplis de familles. Les boutiques de confiserie, les épiceries, les étalages de fruits et légumes arrosent les rues de leurs couleurs chaleureuses. La rive prend des allures de fête foraine et on finit par se laisser porter par cette joie environnante.

Üsküdar, l’autre quartier asiatique que daigne évoquer le guide du bout des lèvres, nous laissera plus indifférents, même s’il a plus de monuments à visiter (des mosquées avant tout). Nous nous y rendons par une journée particulièrement chaude du mois de novembre et renonçons aux visites que nous avions prévues. À la place, nous restons sur le front de mer, le long duquel des cafés ont installé de confortables coussins face au Bosphore. On y profite d’une vue splendide sur la rive européenne, les vapur et les mouettes. Les vendeurs de simit, sans carioles, les petits pains directement empilés en pyramide sur leurs têtes, arpentent le trottoir. Pour accompagner la friandise, on commande du thé car c’est une boisson beaucoup plus consommée ici que le café. On nous le sert dans un petit verre et deux sachets de sucre. Comme dans tous les autres cafés où nous l’avons testé, il n’a aucun goût. Il présente uniquement l’avantage d’être chaud et peu coûteux. La quantité de sucre fournie doit servir à compenser l’insipidité du liquide. En comparaison, le fameux café turc dont je me faisais une joie coûte une fortune. S’il a été populaire un jour, c’est fini. Maintenant, il fait partie du folklore. On nous le sert toujours dans un très joli service argenté et il est exactement comme on l’imagine : épais, posé sur une large couche de marc, chargé d’espoirs divinatoires. À ranger dans la panoplie des Mille et Une Nuits.

La douceur de la journée, le soleil qui chauffe, la floppée de chats qui écrasent sur le béton de la rive, tout nous pousse à la somnolence. Nous voilà bien loin de l’excitation de Kadiköy qui jouxte pourtant Üsküdar et qu’on aperçoit de notre situation privilégiée, affalés sur nos poufs.

Au sud de la rive asiatique se trouve l’archipel des îles des Princes, baigné dans la mer de Marmara. Encore un nom qui fait rêver. Avides de calme, nous partons en visiter une des neuf îles qui composent l’archipel : Burgaz Ada. Elle serait, dit-on, moins fréquentée que d’autres, plus connues, comme Büyük Ada. (Jamais entendu parler ni de l’une ni de l’autre. Ni d’aucune des neufs d’ailleurs.) L’île n’est qu’à une quinzaine de kilomètres et on y accède rapidement en ferry du centre d’Istanbul. À peine avons-nous posé le pied sur l’embarcadère que nous sommes accueillis par une meute de chiens. Les chats, maîtres d’Istanbul, ont dû les reléguer sur les îles et ils se vengent. L’arrivée du bateau représente leur distraction quotidienne. Ils cherchent des victimes à harceler parmi les passagers. Aujourd’hui, c’est nous qu’ils désignent. Quatre chiens nous repèrent et, sans qu’on les encourage d’une seule parole, d’un sourire ou juste d’un regard, ils nous emboitent le pas.

Burgaz Ada est une petite île d’à peine 1,5 km². L’été, elle doit être remplie de Stambouliotes en recherche de tranquillité, mais nous sommes au mois de novembre. Ses nombreuses maisons secondaires sont fermées, les hommes sont absents, ce sont les chiens qui règnent. Qu’on se le dise. Les quatre clébards à notre suite, nous faisons le tour de l’île par la côte. Impossible d’approcher aucun autre animal car nos gardiens, qui se montrent très doux à notre égard, coursent absolument tout ce qui nous approche (chats, chiens, chevaux) à coup d’aboiements furieux. Nous avons la sensation d’être accompagnés de gardes du corps déchaînés. Seuls les moments sur les plages sont plus calmes. Ils batifolent dans l’eau pendant que nous examinons avec curiosité le sable jonché de morceaux de faïence et de tuiles brisées. Sur ces fragments, le nom de la fabrique est encore lisible. Certaines ont suivi un long parcours méditerranéen puisqu’elles viennent même de Marseille. On poursuit notre chasse au trésor faute de se baigner parce que l’eau nous paraît un peu trop fraîche pour tenter l’expérience (vraiment à peine) mais surtout parce qu’on n’est pas assez seuls pour oser se mettre à poil. On retourne ensuite sur le chemin pour terminer notre tour de l’île avec les quatre excités qui nous rejoignent rapidement. À notre retour au village, on ne peut bien évidemment pas approcher les chats du village qui fuient notre groupe menaçant. Ce n’est que lorsque nous atteignons l’embarcadère, c’est-à-dire le centre où se trouvent quelques cafés, les commerces et le reste des chiens, que nos accompagnateurs nous abandonnent subitement, sans même nous dire au revoir. Je serais presque vexée si le soulagement de voir disparaître ces furieux n’était pas immédiat. On a même craint à un moment qu’ils trouveraient le moyen de revenir avec nous à Istanbul. Ils ont passé quatre heures avec nous sans aucune raison, sans jamais nous lâcher d’une semelle, et nous ont quittés aussi mystérieusement. Cette meute bruyante embrume à présent mes souvenirs et je ne parviens pas à garder une image précise de Burgaz Ada. Ça avait pourtant l’air joli…

Le soir, sur la rive européenne, nous prenons un verre près de « chez nous » car nous avons pris très rapidement des repères qui nous font nous sentir chez nous dans cette ville. C’est dans la petite boulangerie du coin de la rue, à côté de l’arrêt de tram de Fındıklı (« Feundeukleu », bizarre à prononcer), que nous achetons notre simit et nos viennoiseries du matin. Les employés nous reconnaissent dès notre deuxième passage et nous accueillent avec de larges sourires. Avant de nous lancer dans nos activités touristiques variées, nous mangeons le petit-déjeuner attablés devant le Bosphore et un thé turc classique, insipide mais chaud, entourés de chats civilisés car, contrairement aux chiens, ils savent être présents en silence. Ils parviennent, grâce à leur belle dignité, à partager notre collation. Pas idiots, ces chats.

La gentillesse, la douceur et la serviabilité des gens que nous rencontrons doit y être pour beaucoup dans ce sentiment de confort agréable qu’on ressent dans cette ville comme dans un lieu familier. On dit pourtant « fort comme un Turc » et l’image qui me saute à l’esprit est celle d’un terrible haltérophile moustachu, vêtu d’une combinaison courte, façon début du siècle dernier, les bras croisés sur un poitrail velu. Ce n’était pas complètement loufoque car beaucoup de turcs sont moustachus. En revanche, pour la combinaison, on repassera. En ce qui concerne les femmes, aucune expression connue n’est venue me perturber au départ mais, à l’issue du séjour, j’en ramène une : « voilée comme une Turque ». Ce n’est pas que les femmes qui portent le voile ici soient outrageusement masquées mais plutôt que leur coiffe me semble très spécifique. Leur voile n’a rien de particulier quant à la couleur ou aux motifs et il est plutôt court, mais elles portent leurs cheveux en chignon ou en queue de cheval et le tissu qui les recouvre produit une protubérance bien spéciale derrière leur tête, comme si leur crâne était allongé. Ça me fait penser à Alien. Il faut que j’arrête un peu le ciné, je crois…

Je pense à ça en sirotant un raki devant le pont du Bosphore illuminé comme un feu d’artifice. Un serpent de lumières aux couleurs changeantes y circule toute la nuit entre l’Europe et l’Asie. C’est bientôt le marathon d’Istanbul et les coureurs l’emprunteront car il paraît qu’on ferme le pont à la circulation pour cette occasion uniquement. Il doit apprécier cette journée de répit, le pauvre pont, parce que l’enfer de la circulation à Istanbul, ce n’est pas un mythe. On est content d’y être piétons car les grandes avenues sont constamment remplies d’une masse de véhicules qu’on peut à peine qualifier de flux tellement elle se déplace lentement. À Üsküdar, nous voyons un automobiliste se faire arracher la portière par un taxi qui, soulagé de pouvoir enfin appuyer sur le champignon, accélère soudain sans remarquer le brave homme qui s’apprêtait à sortir de sa voiture. L’incident n’émeut personne car il ne fait que des dégâts matériels et ils doivent avoir l’habitude de voir des accrochages, les Stambouliotes… Nous, par contre, on se dit qu’il serait bien utile de prévoir une marge ridiculement large lorsque nous devrons nous rendre à l’aéroport pour rentrer. Bien nous en a pris car le lendemain soir, sur le chemin vers l’aéroport, notre taxi, impatienté par les bouchons, se met, dès qu’il en trouve la possibilité, à slalomer entre les voitures et il finit, bien évidemment, par en emboutir une dont le conducteur était un peu moins nerveux que la moyenne. Là encore, rien de plus grave que de la tôle enfoncée et nous ne perdrons qu’une vingtaine de minutes à attendre qu’un de ses collègues vienne nous prendre pendant qu’il restera sur le bord de la route à régler l’incident. En outre, dans les deux cas, nous n’avons vu personne perdre son calme, injurier un autre automobiliste ou en venir aux mains. Ça doit faire partie de leur quotidien.

Pour notre dernier jour à Istanbul, nous ne ferons qu’une visite : la mosquée de Soliman le Magnifique. C’est la plus grande d’Istanbul. Elle est encore plus belle et majestueuse que la mosquée bleue (mais pas plus bleue). Il n’y a pratiquement pas de visiteurs ce jour-là et nous prenons le temps de nous asseoir sur la moquette pour admirer la grande pièce, ses vitraux et les trois cercles concentriques du grand lustre qui éclaire le parterre de ses larmes de lumière. C’est bien de prendre le temps d’observer un lieu au calme, sans être bousculé par des troupeaux de touristes car, même si on fait moins de bruit en marchant en chaussettes, on bouche quand même un peu la vue. À l’entrée, les étagères qui bordent le mur et qui sont destinées à accueillir les chaussures des visiteurs sont vides. Tiens, on se rend compte alors qu’elles ne sont pas adossées au mur d’entrée mais à une cloison qui sépare la grande salle d’une petite pièce à peine éclairée par des vitraux. Qu’est-ce que c’est ? Quel est ce lieu parfumé des effluves des souliers les jours de grande affluence ? Je m’approche de la petite plaque dorée : « women’s section ». Ah d’accord. Ça n’enlève rien à la beauté du bâtiment mais ça fait drôle.

Il nous reste encore un peu de temps pour une dernière visite au bazar égyptien, à deux pas de la mosquée, pour y goûter à quelques fruits secs et aux loukoums avant de nous envoler. En chemin, nous achetons notre dernier lahmacun (délicieuse petite pizza nappée de viande hachée), notre dernier jus de grenade, nos derniers künefe avec notre dernier ayran, sans oublier nos derniers simits (avec en plus, dans le sac, les derniers petits gâteaux que nous avons achetés dans notre boulangerie préférée). C’est l’estomac un peu lourd que nous prendrons l’avion de retour pour Paris. La superbe Istanbul dans le ventre, nous sommes un peu tristes de repartir si vite mais un peu soulagés par ailleurs car nous ne serions pas revenus indemnes de plusieurs semaines de ce régime.

Chat stambouliote
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