Nivapasana

Varma Estate - Kerala
Varma Estate – Kerala

Beaucoup pensent et vont jusqu’à affirmer que pratiquer le yoga consiste simplement à rester des heures assis en tailleur à méditer et, qu’en plus, c’est facile. Je les verrais bien tous ces mous du genou se tenir dans cette position ne serait-ce qu’un quart d’heure. En outre, l’important n’étant pas d’apprendre et de découvrir mais de rester bien au chaud dans ses certitudes et de balancer ses idées reçues, agréablement conformes, pour l’unique plaisir d’entraîner ses cordes vocales, ceux-là n’iront jamais pousser la porte d’un studio pour voir de quoi il retourne. Peut-être n’ont-ils pas tort. En effet, ça peut faire peur.

Moi, je savais pas ce que c’était le yoga et je m’en fichais franchement. Je pouvais bien continuer à vivre sans. Seulement, dans une soirée, j’ai rencontré une meuf incroyable qui m’a tout de suite rendu raide love. Elle était juste super canon. Je l’ai quasiment pas quittée ce soir-là. (J’ai été un peu lourd peut-être ?…) J’essayais bien de l’épater mais c’était pas simple : elle est danseuse et je suis informaticien. Devinez lequel des deux fait rêver ? Alors quand elle a commencé à parler de yoga avec une copine, j’ai fait l’intéressé. Comme quoi ça faisait longtemps que je voulais m’y initier, ça avait l’air d’apporter une dimension supplémentaire à la vie, de nourrir en quelque sorte. (J’assure, non ?) Elles ont répondu chakra. J’ai fait mon regard entendu. Elles ont parlé pranayama. Je suis allé remplir leur verre.

Je commençais à fréquenter l’est parisien et ça parlait de plus en plus de yoga, de méditation, de bien-être. J’ai compris que si je voulais pas passer pour un plouc fini et conserver ma valeur sur le marché de la séduction, je devais savoir ce que c’était.

Émeraude – c’est le nom de la belle danseuse – m’a conseillé une adresse. Pour en profiter pour lui glisser mon 06, choper le sien et gagner des points auprès d’elle, j’ai pris les coordonnées du cours et je lui ai dit que je la contacterais pour lui raconter comment ça s’était passé.

*

— Bonjour, je viens prendre un cours d’essai. On m’a dit que je pouvais venir comme ça, sans prévenir.

— Bonjour ! Bienvenu au studio. Tu as déjà fait du yoga ?

J’en étais sûr. Je suis tombé dans un repère de doux dingues new age. Ça tutoie tout le monde. Ça doit boire du thé vert et manger végétarien.

— Non, jamais.

— C’est pas grave. Installe-toi. Tu te déshabilles dans le vestiaire. Pour le reste, il y a tout ce qu’il faut dans la salle : tapis, cales, sangles et bolsters. C’est quoi ton nom ?

— Colin.

C’est quoi un bolster ? Et ça sert à quoi tous ces trucs ? Bon, je vais la jouer profil bas, elle a l’air un peu allumée, la prof. Je ferai comme les autres et ça devrait aller. Évidemment, il n’y a que des filles. Elles doivent toutes être super souples, je vais passer pour un con. Ça m’apprendra à écouter les conseils d’une danseuse. Moi qui voulais l’épater, je sens que je vais plutôt essayer rapidos d’oublier cet épisode ridicule.

Alors, elles font quoi ? Elles prennent un tapis. Je vais faire pareil et m’installer à côté de la petite blonde, ça a l’air d’une habituée. Elle est mignonne, en plus.

— Je peux me mettre là ?

— Oui, pas de souci. Par contre, tu devrais prendre un autre tapis, celui-là c’est pour la détente, prends-en un vert.

— Ah ben, merci.

Il y a des codes couleur pour les tapis ! Fallait savoir ! Et tu crois que la prof t’expliquerait quelque chose ? Je lui ai bien dit que je venais pour la première fois, pourtant. Tout le monde a l’air concentré. Personne te regarde. Heureusement que je me suis assis à côté de celle qui avait le moins l’air d’être une autiste. J’ai pas demandé ce que c’était que la détente mais, manifestement, c’est pas ce qu’on va faire. Bizarre, j’aurais cru autrement. Elle est tout de même sympa, la voisine. Elle m’explique à mi-voix que les tapis verts sont antidérapants et que les bleus, plus épais, plus confortables, sont réservés à la détente. Ce n’était donc pas qu’une histoire de couleur, ça me rassure. Comme elle s’adresse à moi en murmurant, je lui réponds sur le même mode parce que je ne tiens pas à me faire remarquer et j’en profite pour lui demander ce qu’est un bolster. Elle me montre en souriant les petits traversins empilés sur une étagère et m’explique qu’ils sont également destinés à la détente. Ça m’intrigue cet attirail pour se relaxer, j’espère qu’on va s’en servir à un moment donné parce que je suis un peu venu pour ça.

— On va commencer. Venez vous asseoir sur l’avant du tapis. Asseyez-vous sur une cale s’il le faut. Colin, prends une cale. Venez vous placer sur l’avant des ischions. Fermez les yeux.

Sur l’avant de quoi ? Personne ne moufte. Elles s’assoient toutes ; ma voisine aussi. Je vais faire comme elles. J’ai pas bien compris comment on s’assied dans un cours de yoga, ça a l’air technique. C’est bien que je me sois mis au fond, la prof me voit pas, je vais garder les yeux ouverts comme ça je verrai ce qu’elles font, les autres.

— Oooooooommmmmm.

Oh putain. C’est quoi cette secte ?

— Ouvrez les yeux et venez vous placer dans la posture adho mukha svasana.

Elles font quoi ? Elles font quoi ? Ah OK, à quatre pattes, ça, ça va. Puis, il faut tendre les jambes en poussant les fesses vers le plafond. Charmant… Aïe ! Ça fait mal. Ça tire !

— Poussez doucement les talons vers le sol. Gardez une respiration calme.

Vers le sol ? Ça va pas non ? C’est carrément la torture, ce truc. Ça n’a pas l’air de poser de problème à mes voisines. On dirait qu’elles ont fait ça toute leur vie. Haaan, même en forçant ça n’y va pas.

*

Je survis tant bien que mal. Les postures s’enchaînent. Je comprends pratiquement rien aux injonctions de la prof. On n’a plus l’esprit très clair quand on se retrouve dans un environnement étranger et on n’entend plus les mots de la même façon. Obsédé que je suis par l’idée de bien faire, et surtout, je crois, poussé par la peur d’être ridicule, la peur qu’on se rende compte que je ne maîtrise pas ce que je fais, je n’écoute pas ce qu’elle dit. Je préfère regarder autour de moi et imiter les mouvements des autres. Le problème c’est que, parfois, on doit travailler les yeux fermés et, là, il faut écouter. C’est comme ça que je me rends compte à un moment donné que je ne suis pas tout à fait à ce que je fais.

— Placez les mains sur le cœur. Paumes des mains ensemble.

— Paumes des mains l’une contre l’autre.

— Joignez les mains devant vous. Mains sur le cœur.

C’est bon. On a compris. Pourquoi elle se répète comme ça ?

— Mains en prière, si vous préférez.

Et là, je sens la prof qui prend mes mains et me les place comme il faut. C’est moi qui ne fais pas ce qu’elle dit ! Je suis tellement à fond dans mes réflexions que je ne me rends même pas compte que je n’écoute pas. Heureusement qu’elle n’a pas dit mon nom et qu’elle a juste corrigé la posture. Tout le monde a les yeux fermés. L’honneur est sauf.

L’air de rien, je commence à sacrément transpirer. Moi qui croyais que j’allais me la couler douce et passer la moitié du temps allongé sur le dos à réapprendre mon corps ou, je sais pas moi, à reprendre contact avec mon intériorité profonde. Pas du tout. J’en viens à lorgner les bolsters avec envie. Les mouvements ne sont pas rapides comme si on était dans un cours de danse, par exemple, mais les postures à tenir s’enchaînent les unes après les autres. On dirait que ça ne va jamais s’arrêter. En plus, le temps que je comprenne plus ou moins ce qu’il faut faire, on est déjà passé à autre chose. Et puis, il faut penser à toutes les fibres de son corps, du bout des orteils jusqu’au sommet du crâne. La prof veille au grain, pas moyen de se planquer derrière quelqu’un d’autre. Il faut aussi faire attention à sa respiration, il paraît que c’est vachement important. Là, j’ai du mal. Se mettre dans des postures bizarres en respirant comme si de rien était et, en plus, rester calme, faut pas exagérer. Je peux pas être calme, je suis aux aguets.

J’ai un petit espoir quand elle annonce qu’on attaque les postures assises et qu’on va donc rester les fesses vissées au sol. Je suis soulagé parce que je sens les muscles de mes jambes prêts à flancher mais, en même temps, j’ai bien dégouliné sur le tapis et ça me dégoûte un peu de passer le restant du cours à baigner dans ma sueur. Si j’avais su, j’aurais suivi ce premier cours en hiver.

Le rythme ne diminue pas avec les postures assises. Chaque fois qu’on fait un truc à droite, il faut ensuite faire la même chose à gauche (sinon, on reste déséquilibré à vie ou un truc du genre) et, avant de passer à autre chose, on se livre à un enchaînement dynamique qui, paraît-il, représente la spécificité du type de yoga que je suis venu tester. On fait une pompe (une seule, ouf !), c’est-à-dire qu’on a les pieds et les mains au sol, les bras tendus, et on plie les bras tout doucement (aïe). On ne se laisse pas gentiment descendre jusqu’au sol, ça serait trop facile, on pousse ensuite sur les mains et les pieds pour retendre les bras en avançant le bassin vers les mains. Et enfin, on replace les pieds au sol pour se remettre dans leur position favorite : pieds et mains au sol, bras et jambes tendus, fesses vers le plafond. De là, on vient sauter directement entre les mains pour se retrouver assis sur le tapis. Je suis sûr que vous avez rien compris. C’est normal.

Les filles évoluent comme des poissons dans l’eau. Ça saute dans tous les sens avec une aisance désespérante. Moi, j’ai l’impression d’être un pantin de bois, totalement dépourvu de souplesse. J’essaie de me concentrer sur ce que je fais mais je les observe du coin de l’œil et je les envie. Elles semblent y trouver du plaisir. Ça m’épate.

L’heure de la libération est enfin arrivée ! Le cours se termine par un moment de détente. Il était temps ! On finit allongés sur le tapis, yeux fermés, à se relâcher. La prof appelle ça la relaxation. Comme c’est aussi une posture de yoga, un asana (encore un nouveau mot à mon actif), elle porte un nom, c’est la posture du cadavre. Voilà une idée bien pessimiste de la détente… Le seul moment de toute l’heure où on a le droit de se laisser complètement aller, il faut qu’on nous rappelle notre mort. Je savais décidément pas où je mettais les pieds quand j’ai poussé la porte de ce cours.

Finalement, elle n’est pas si facile cette dernière posture. Une fois sur le dos, les yeux fermés, je pensais que mon corps allait me remercier de le mettre au repos mais c’est ma tête qui prend le relais. Ça se met à tourbillonner là-dedans ; je suis agité au possible. La prof a beau nous servir son discours relaxant – « La peau du front se relâche. La langue se détend. » – et d’autres consignes du même acabit, ça ne marche pas du tout. J’ai envie de bouger. Ça me démange sur la tête. J’ai envie de me gratter mais j’ose pas faire un geste. On m’a dit de me relaxer et de ne pas remuer, j’obtempère. Mais qu’est-ce que c’est dur. Si j’étais sûr que personne ne me voie, je secouerais bien les mains. J’ai une furieuse envie de piquer un cent mètres à toute allure. C’est juste de l’esprit de contradiction ? J’attends ce moment de repos depuis le début et, quand il arrive, j’en veux plus. Ou alors, c’est que je n’arrive pas à me laisser aller. Je sais pas bien. J’y réfléchirai.

À la sortie du studio, j’entame la conversation avec ma voisine, Sandrine. On fait quelques pas ensemble et j’arrive même à la convaincre sans insister le moins du monde de poursuivre nos échanges dans un café. J’aimerais bien comprendre un peu mieux ce qui s’est passé dans ce cours. J’ai besoin d’un débriefing.

C’est elle qui m’explique que les postures sont des asanas qui portent tous des noms, parfois en sanskrit, parfois traduits (par exemple, « le cadavre ») et que, dans un cours de yoga, on enchaîne un nombre de postures variées, plus ou moins complexes, dans lesquelles on reste un certains temps. Tout dépend du type de yoga qu’on pratique et du niveau du cours. Ça peut aller du très calme au très énergique, il faut savoir où on met les pieds pour éviter les surprises.

— C’est une sorte de gym, en fait ?

— Pas du tout ! C’est beaucoup plus intéressant. Au départ, c’est sûr qu’on se focalise sur l’aspect physique, surtout si on n’est pas très en forme, enfin, je veux dire, pas très sportif… Non mais je dis pas ça pour toi, hein ?

— C’est bon, j’ai bien compris à ton petit coup d’œil. Mais t’as raison, je me suis un peu laissé aller ces derniers temps et je l’ai senti passer ce cours.

— Non mais je t’assure, il faut pas te sentir visé. Mais bref, tu verras si tu continues que ça va t’ouvrir d’autres horizons, que tu vas travailler tout à la fois, le corps, la respiration, la concentration. En fait, on te pousse à travailler intelligemment et, si tu es attentif, tu as beaucoup à y gagner, crois-moi.

— Dis comme ça, on dirait un peu l’activité miracle, non ?

— Pff, tu te fiches de moi. Mais aussi, ça me fait tellement de bien que j’ai du mal à en parler sans enthousiasme. Je ne sais pas bien expliquer comment ça marche, comment tout se met en place, c’est quelque chose qu’on doit expérimenter soi-même et ça peut prendre du temps. Ça dépend de chacun.

— T’es en train de me dire qu’il faut que je revienne et que je m’inscrive ? Tu as des parts dans le studio ? Non, te braque pas, je plaisante, je vois bien que tu me parles sincèrement. Dis, au fait, c’est quoi le pranayama ?

— C’est des techniques de respiration. On n’en fait pas dans les cours de premier niveau et j’en ai jamais fait. J’ai bien peur de pas pouvoir te renseigner, je voudrais pas te dire n’importe quoi.

J’ai un peu honte de moi. Elle est toute mignonne et ingénue cette Sandrine. Au début, je voulais un peu la titiller, me moquer gentiment d’elle mais j’ai vite arrêté quand j’ai compris qu’elle avait accepté de prendre un café avec moi parce qu’elle avait vu que j’étais novice et qu’elle voulait m’aider, me parler de son yoga qu’elle pratique depuis quelques mois et qui « a changé sa vie » (sic). Elle n’est pas en train de se laisser dragouiller par une petite frappe de mon genre, portée par un besoin de séduction à deux balles, elle est tout à fait ingénue. Du coup, je lui demande même pas son numéro. On se quitte en se disant qu’on se verra à un prochain cours.

*

— Allo Émeraude ! C’est Colin. Je t’appelais juste pour te dire que j’avais testé le cours de yoga que tu m’avais conseillé. J’ai vachement aimé et j’aimerais bien t’en parler. Appelle-moi quand tu as un moment, on pourra prendre un verre.

Ça va, je crois que je l’ai jouée fine. Je me suis forcé à attendre au moins une semaine pour l’appeler, histoire de pas faire le mec trop accro. Elle va bien se fendre d’un petit appel pour m’éclairer de ses lumières. Je sais pas pourquoi mais je la sens un peu donneuse de leçons, ça devrait pas lui déplaire de me filer des conseils.

[…]

Il ne s’est passé que trois jours. Elle a bien le temps de m’appeler. En plus, je suis même pas sûr qu’elle soit sur Paris en ce moment. Elle travaille dans une compagnie de danse. Si ça se trouve, elle est en tournée. Bon, ben, j’ai qu’à retourner au cours pour voir si j’accroche. C’était pas si mal, la dernière fois…

*

— Salut Émeraude ! J’imagine que tu dois être en tournée. Si jamais tu es sur Paris, appelle-moi.

Bon, là, il vaut mieux faire sobre. J’espère que je l’ai été assez et qu’elle va me rappeler parce que je ne peux décemment pas lui laisser un troisième message si elle rappelle pas. Ça va faire gros lourd. C’est con, j’aurais dû prendre le numéro de sa copine aussi, celle qui m’intéressait pas, j’aurais eu un moyen détourné de la joindre. Bon, tant pis, il faut que je me dépêche sinon je vais rater mon cours de yoga.

*

Je crois que je commence à piger ce qu’il se passe. Maintenant que je peux faire les enchaînements sans regarder à droite et à gauche, je suis plus à ce que je fais. J’ai l’impression que j’étais un bloc de granit qui est en train de se réveiller. C’est un peu idiot mais c’est grisant. Je me rends compte que j’ai des milliers de parcelles de mon corps à découvrir, à mettre en branle. Au niveau de la respiration et de la relaxation, c’est pas encore ça mais ça viendra peut-être.

En plus, Sandrine est une régulière et on s’entend bien. Je joins l’utile à l’agréable. Faut pas perdre de vue les priorités, non plus. D’autant plus que cette bêcheuse d’Émeraude ne m’a jamais rappelé. Je t’en foutrais, moi, des cours de yoga ! Du coup, j’ai décidé de tenter le stage de cet été en Ardèche. Sandrine y va et elle m’a dit que c’était génial. On va faire une semaine de yoga dans une vieille bâtisse retapée.

Ça l’exalte carrément, elle, mais moi, ça me rend un peu inquiet. D’un côté je me dis que ça doit pas être mal pour la pratique, quoique je ne sois pas, non plus, un forcené de la discipline, alors passer de une heure par semaine à cinq heures par jour, ça fout un peu les jetons. Je suis pas un grand athlète devant l’Éternel et j’ai compris que le yoga dynamique, c’était pas pour les mollassons. En plus, pour avoir une chambre individuelle, il faut s’acquitter d’un supplément que j’hésite à payer. C’est vrai que, comme ça, je prends pas le risque de partager la piaule avec un taré et, en plus, je serai tranquille au cas où j’arrive à emballer Sandrine (ou une autre). Mais ça me coûte déjà un bras cette histoire et je sais pas si je peux me permettre cette excentricité. L’autre truc c’est qu’ils sont bien gentils, tous ces pratiquants, mais ils sont végétariens. Forcément, là-bas, on ne va manger que végétarien. Ils vont se régaler, les néo-ruraux ardéchois, à nous fourguer leurs fromages de chèvre et leurs légumes bio. Je suis même pas sûr qu’on ait le droit de fumer ni de boire du vin ! J’ai pas osé demander, ça se fait pas. Je pourrai toujours apporter une bouteille de whisky dans mes valises pour le cas où le séjour tournerait à la déprime. Si on nous fait nous lever à cinq heures du mat’ pour faire du yoga, qu’on nous nourrit à coup de potage et qu’on est dans une ambiance de mort où personne ne déconne, j’aime autant avoir une issue de secours.

Le seul truc qui me rassure, c’est que je connais le prof et que c’est pas un mystique. Je suis pas tombé dans une secte. Le om du premier cours m’avait fait flipper mais j’en ai parlé à Sandrine qui m’a dit que c’était une syllabe sacrée, un mantra, et qu’on ne le chantait pas en début et en fin de cours en hommage sans réserve à son maître et gourou mais pour la puissance énergétique de ce son et dans une recherche d’harmonie collective. (Si j’ai bien compris les explications de celle qui s’est révélée comme mon guide officieux dans la voie du yoga puisque elle répond à toutes les questions que je n’ose poser à personne.) J’ai vite abandonné l’idée de me renseigner sur internet devant le foisonnement des sites qui m’effraient carrément. Quand ils présentent juste un studio où on donne des cours avec, principalement, les horaires et les tarifs, ça va. Mais quand ils se mêlent d’expliquer le om, les mantras, le pranayama et toutes les notions que je suis en train de découvrir, au secours ! Ils donnent plutôt envie de prendre ses jambes à son cou et d’aller tâter du jogging, tout seul, pour se faire du bien. Ils sentent la communauté spirituelle. Ça craint. Je n’ai pas la patience de passer des heures à faire le tri pour trouver des sites sérieux. Si je décide un jour de m’y intéresser vraiment, je vais avoir besoin qu’on m’aiguille. Sandrine ?

Finalement, les profs que je connais sont inoffensifs et les adeptes aussi. N’empêche que quand j’ai raconté à ma famille, au repas de Noël, que je prenais des cours de yoga, devant la tête qu’ont tirée mes cousins, j’ai préféré éviter de mentionner le fameux om. J’ai bien senti qu’ils n’étaient pas prêts. Au mieux, ils se seraient foutus de moi, au pire, ils auraient eu peur.

*

Je l’ai fait ! J’en ai chié mais je l’ai fait et je suis trop fier !

J’avais un peu raison de me méfier, j’étais pas préparé au rythme. Pourtant, le prof nous a prévenus dès le premier jour. Il nous a dit qu’il fallait qu’on se ménage, qu’on allait pratiquer pendant une semaine et qu’il fallait pas se flinguer dès le premier jour. Mais comment éviter de faire le beau devant toutes ces nanas ? Cinq mecs pour dix-sept meufs ! Il fallait que j’assure à fond dès le début pour montrer que j’étais pas un nase et qu’elles reluquent un peu mes biscotos (qui ont d’ailleurs pris du volume). Bref, après la séance du matin, je me suis rué sur la bouffe parce qu’on ne nous a pas servi de petit-déjeuner. Exprès ! Il fallait qu’on soit à jeun. (Si on m’avait prévenu, je serais pas venu. Ils sont dingues !) Après, je suis allé directement faire une sieste parce que j’étais mort et qu’il restait encore le cours de l’après-midi à surmonter. La bonne surprise c’est que l’après-midi, on y est allé mollo. J’ai enfin connu le yoga cool et… je m’y suis endormi ! Le repas du soir s’est composé d’un énorme plat de riz accompagné de légumes, sans pain, sans vin et sans fromage. C’était pour notre bien-être. Il faut avouer que c’était savoureux mais c’est un peu raide comme diète quand on n’est pas habitué.

C’est qu’on en apprend beaucoup sur la nutrition dans un pareil stage. Même si on n’en a pas envie. Pendant ces quelques jours, j’ai donc entendu de manière récurrente qu’il ne faut pas manger de fromage le soir, qu’il faut prendre les fruits en début de repas et que le café au lait est un poison. Je ne parle même pas du sort qu’on fait aux produits laitiers et aux clopes. Sur tous ces sujets, je n’ai pas creusé, je n’ai pas requis de Sandrine une séance particulière pour qu’elle m’éclaire, pour qu’elle m’offre une explication rationnelle, parce que je m’en tape. Je ne le leur dis pas pour ne pas leur faire de peine car ça les exalte totalement de parler de leur diète. Moi, je digère bien, je n’ai pas d’allergie alimentaire et je dors bien, c’est pas ma faute.

Tous les jours, quelqu’un venait voir la cuisinière avec une nouvelle requête. Un tel ne mangeait pas ceci, un autre pas cela, un troisième ne combinait pas tel aliment avec tel autre. Ils ont réussi à la faire pleurer, la pauvre. C’était une femme de la campagne, élevée à la caillette, la mine resplendissante malgré son ignorance totale des principes de base d’une alimentation saine et équilibrée. Elle venait se faire quatre sous supplémentaires en nous faisant la cuisine. Elle n’a pas été déçue du voyage. Elle n’avait jamais vu ça. Déjà qu’elle ne savait pas cuisiner sans viande, je vous raconte pas la tête qu’elle a fait quand l’hôtesse du lieu lui a montré le quinoa et le gomasio. Grande dame, elle est restée stoïque plusieurs jours, à manier les ingrédients extra-terrestres sans rechigner. Elle a craqué un soir où on lui a demandé si les légumes de son jardin étaient bien bio.

Malgré les apparences, les gens étaient normaux, sympas et drôles. On avait même le droit de parler à table. Je dis ça parce que, pendant un repas, on a parlé de ces types de séjour et on m’a dit qu’il y a des stages où il est interdit de parler ! Si on exclut les conversations sur la nourriture, ça peut vite devenir très technique les dialogues entre yogis. On ne se dit pas « J’ai mal au dos » ou « J’ai mal aux reins » mais « J’ai les lombaires tendues » ou « J’ai un problème à l’articulation sacro-iliaque » ou encore « J’arrive pas à détendre mon psoas ». Déjà que j’ai mis un moment à comprendre où étaient les ischions, j’ai dû prendre des notes et apprendre du vocabulaire pour ne pas passer pour un crétin fini.

C’est bizarre que ce milieu me semble normal aujourd’hui avec le rythme de dingue, l’alimentation loufoque et les termes étranges. Ces petits travers me font plutôt marrer parce que, globalement, ça valait le coup. Ça m’a donné une pêche que je ne connaissais plus depuis longtemps. En plus, j’ai fini par emballer Sandrine. En fait, elle commence à me plaire vraiment, je crois. Enfin, j’en sais rien, je veux pas non plus me faire des films mais ça va peut-être durer cette histoire.

*

Ce soir, Sandrine et moi, on est invités à une soirée chez une copine à elle. Il va y avoir plein de yogis mais, cette fois, je vais pouvoir participer ! Et j’ai même pas besoin de réviser mes notes, je sais parler naturellement de yoga et ça me plaît. Faut que je fasse attention, moi, non ? Aussi, c’est la fréquentation de Sandrine qui me rend comme ça. Tous les deux, on auto-entretient notre enthousiasme. On s’entend super bien et, bien qu’elle voie que je pratique de plus en plus, elle me laisse faire. Par exemple, elle ne cherche absolument pas à faire de moi un végétarien et je lui en sais gré. Toutes ses copines n’ont pas cette ouverture d’esprit.

C’est incroyable les coïncidences. On arrive à la soirée, on croise quelques personnes qu’on connaît, on discute un peu et je laisse Sandrine pour aller chercher un verre et, là, qui je croise ?

— Tiens ! Ça alors ! Salut Émeraude !

— …

— Tu te souviens pas de moi ? Colin ! On s’est rencontrés il y a plusieurs mois déjà, peut-être même plus d’un an, à la soirée de Marta.

— Ah oui, Colin, ça y est, je me souviens. Tu vas bien ?

— Oui, impec’. Tu te souviens que tu m’avais conseillé un cours de yoga ?

— Ah oui, c’est possible. Je me souviens plus bien, ça fait un bail.

— Oui, c’est vrai, ça date pas d’hier. Tu sais quoi ? J’y suis allé à ce cours et j’adore. Depuis, je pratique régulièrement. C’est génial ! Je voulais te remercier de m’avoir donné ce conseil. Tu y vas parfois à ce studio ? Je t’y ai jamais croisée encore. On doit pas avoir les mêmes horaires.

— Moi ? Oh non ! Le yoga, ça fait longtemps que je pratique plus. J’en faisais encore un peu au moment où on c’est croisé mais c’est fini tout ça. J’en ai fait le tour. Maintenant, je fais du bodyspeed méditatif. Ça vient de sortir et ça fait un tabac aux États-Unis. J’ai trouvé un prof californien génial qui enseigne à Paris. Tu veux ses coordonnées ?

— Ah ben, heu, non. Merci. Ça va.

— Comme tu veux. Mais, ça peut être vraiment fun, tu sais.

— Je n’en doute pas.

Merde alors ! Si j’avais su. Je suis sur le cul. Je sais bien que cette fille avait l’air, dès le départ, de quelqu’un de branché (et c’est aussi pour ça qu’elle me plaisait bien, d’ailleurs : canon, de l’assurance, au courant de tout, connaissant tout le monde…) mais quand même… Elle avait l’air sincère quand elle discutait avec sa copine.

En quelques mois, le yoga est déjà devenu démodé. Les initiés sont passés à autre chose. Pourtant, j’en suis sûr, je suis pas dingue, toutes les nanas ne parlaient que de ça il n’y a pas si longtemps, moins d’un an, j’en suis sûr. C’est pas possible que ça aille aussi vite. J’ai à peine trente ans, je suis pas un vieillard, et je me sens dépassé. C’est pas possible de suivre ce rythme, ils sont sous coke ces gens ? Comment ils font pour suivre ?

Oh, et puis, après tout, je m’en fiche ! J’ai plus rien à leur prouver, qu’ils aillent tester toutes les nouveautés qui passent, je me pose.

— Sandrine ! Sandrine ! Tu veux boire quoi ?

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