Valdemar et August

Il est des endroits où les amitiés sont particulières, des endroits inhospitaliers où les liens se doivent d’être forts. Perdues dans le nord de l’Atlantique, les îles Féroé, perpétuellement battues par les vents et les vagues, dressent leurs falaises isolées. Hostiles et ingrates de prime abord, elles ne sont pourtant pas désertes. Une poignée de milliers d’habitants a choisi d’y vivre même si le climat est rude et la végétation rare. Beaucoup plus nombreux sont les oiseaux qui s’y arrêtent. C’est l’histoire de deux d’entre eux que je vais vous raconter.

Ingmar et Valdemar sont deux frères jumeaux, deux fulmars qui viennent nicher tous les printemps sur l’île de Mykines depuis dix ans déjà, l’occasion annuelle de passer du temps en famille. Encore plus rares sont les Féroïens qui ont choisi de construire leur nid sur cet îlot ; on les compte sur le bout des doigts. La grande majorité des êtres humains sont, comme eux, des visiteurs de passage. Ils viennent à la journée. Le soir, ils repartent et le calme revient. Un calme tout relatif car des colonies de fulmars, de macareux, de fous de Bassan et de mouettes ne laissent pas les falaises de Mykines silencieuses. C’est un calme aviaire qui s’installe en fin d’après-midi.

Si la gémellité est rare chez les oiseaux, elle n’est pas impossible. Il en va de même des amitiés entre espèces. Ingmar et Valdemar ont commencé leur existence de façon peu ordinaire et ils ont continué sur leur lancée. En effet, Valdemar a un ami, un ami de toujours : August, un macareux moine. Ils sont nés la même année ; ils ont pris leur envol ensemble. Des centaines d’autres oisillons ont fait la même chose cette année-là mais eux ont créé un véritable lien. De fait, August est également l’ami d’Ingmar car les deux frères sont très proches mais c’est Valdemar son confident de toujours.

En cette fin du mois d’avril, le temps est particulièrement clément. Pendant que leur femelle couve leur œuf, les trois amis se promènent. Ingmar et Valdemar dessinent de larges cercles au-dessus des vagues, déploient grand leurs ailes et se laissent planer le plus longtemps possible. Ils jouent à qui les frôlera au plus près, les rasant du bout d’une plume qui envoie quelques gouttelettes bien ciblées sur le bec de l’adversaire, et poursuivent leur course en bordure de l’eau, longtemps, les ailes immobiles. Enfin, au moment où ils se trouvent presque à l’arrêt, ils remontent en flèche vers le ciel, un rapide coup d’œil sur le côté pour vérifier lequel des deux est allé le plus loin.

August, loin derrière, les garde en ligne de mire. Il bat furieusement de ses petites ailes pour ne pas se laisser distancer. Il ne faut pas croire qu’il vole mal, lui aussi est puissant, lui aussi passe sa vie en mer, mais jamais il n’égalera les fulmars au vol plané, jamais il n’aura leur élégance. Lorsqu’il arrête de bouger les ailes, il plonge. À la plongée, là, il est champion ! Mais ils ne veulent jamais jouer à ça… August est soudain déconcentré par une goutte d’eau qui lui tombe pile dans l’œil. Il fait pourtant beau temps aujourd’hui. Il lève la tête et la rabaisse tout de suite pour éviter l’aile de Valdemar. Son ami passe juste au-dessus de lui en criant joyeusement. August admire son habileté mais, lui aussi, il sait fanfaronner. Il ralentit, cherche son regard, attend qu’Ingmar les rejoigne et pique soudain vers la mer poissonneuse. Il disparaît longtemps, bien plus longtemps que ses amis en sont capables. Ces derniers scrutent les vagues autour du point où il a plongé mais August ne reparaît pas. C’est beaucoup plus loin que Valdemar avise alors un point noir qui se déplace rapidement dans l’eau et finit par en ressortir, son bec coloré garni d’argent. Fièrement, August brandit la poignée de poissons qui gigotent et leur offre sa prise qu’ils se partagent en poursuivant leur promenade.

Ils s’entendent très bien et profitent de cette période sédentaire pour passer du temps ensemble, parler de leur vie de voyage, philosopher sur les temps qui changent, se plaindre des êtres humains qui sont trop présents. Ils se donnent des conseils sur les meilleurs secteurs, sur ceux qu’il faut éviter ; ils partagent leurs petits secrets de pêcheurs, dispensant de vraies informations parsemées d’assez de faux pour que leurs indications géographiques restent vraisemblables mais surtout pas reconnaissables.

Il n’y a qu’un seul sujet qui fâche August, c’est l’atterrissage. Il n’aime pas en parler car, malgré les ans, il n’est jamais parvenu à en maîtriser parfaitement la technique. C’est sur le ventre qu’il sait le mieux se poser. Et il en a honte, évidemment. Un macareux moine a beau se parer d’un bec très coloré en période nuptiale, ce n’est pas un clown pour autant. C’est un oiseau puissant, très bon nageur et très bon plongeur. Lorsque August se retrouve parfois le bec enfoui dans une motte d’herbe suite à un atterrissage particulièrement raté, il se redresse en hâte avec l’espoir que personne ne l’a vu. Il s’installe toujours un peu à l’écart de la colonie pour éviter les railleries. Ingmar, taquin, aborde le sujet de temps en temps quand il s’ennuie et qu’il a envie de se distraire à voir l’oranger du bec d’August virer au rouge vif. Valdemar fait alors le tampon entre les deux. Il n’apprécie pas qu’on se moque des autres, et encore moins de son ami August. Un jour qu’Ingmar y va un peu fort et qu’August part très en pétard, les deux frères se disputent. Valdemar prenant la défense de son ami qui, lui, ne se vante jamais de ses capacités de plongeur bien supérieures aux leurs et surtout à celle d’Ingmar qui se garde bien d’avouer qu’il a peur de plonger au delà de quelques centimètres. Il ose à peine tremper la tête et le haut du corps, jamais il n’entre en entier. Il préfère suivre les bateaux de pêcheurs et récupérer les déchets de poisson qu’ils rejettent à la mer. Valdemar le sait et pourrait bien lui aussi le tourner en ridicule ; il pourrait traiter son frère de charognard mais il ne le fait pas. Il décide donc de donner des cours à August. Il sait utiliser ses ailes comme eux, il n’y a aucune raison pour laquelle il ne saurait pas atterrir convenablement.

Les falaises de Mykines sont bien trop peuplées pour qu’ils puissent s’entraîner en toute discrétion. On voudrait éviter les fulmars et les macareux et on tombe sur des colonies de mouettes et de fous de Bassan. Or, les fous de Bassan sont bien plus moqueurs d’Ingmar. August ne saurait faire face à leurs sarcasmes en gardant son calme. Ils ont fait le tour de l’îlot mais le moindre terrain adéquat pour leur exercice ne reste pas longtemps isolé car s’il n’intéresse pas les oiseaux, il est alors investi par des êtres humains qui tiennent absolument à les prendre en photo.

Ils doivent donc s’éloigner un peu, quitter leur îlot pour se rendre au nord, sur l’île de Stremoy. C’est étrangement sur la plus grande île de l’archipel et la plus fréquentée par les êtres humains qu’ils sont le plus tranquilles. En outre, il ne leur faut pas de falaises pour s’entraîner, il leur faut des pentes herbeuses car c’est sur ce type de terrain qu’atterrit August qui a creusé un terrier pour sa progéniture.

— Quelle idée aussi de vivre comme un lapin ! s’interroge parfois Valdemar à ce sujet.

— C’est pas vrai ! Je vis comme un oiseau. En plus, d’habitude, je le creuse moi-même le trou. Tu le sais très bien ! T’as vu un peu mon bec ? Mais quand je trouve un terrier de lapin abandonné, je vois pas pourquoi je me gênerais. Et puis, toi, avec ton nid qui n’est ni fait ni à faire, t’as pas de leçon à me donner !

August est un peu sur les nerfs ; il ne supporte par grand-chose. C’est qu’ils vont bientôt repartir vers le large. Ils s’approchent du moment délicat où ils s’en vont en laissant leur oisillon seul dans le terrier. August, comme chaque année, prône les bienfaits d’une éducation rigoureuse qui prépare la jeunesse à la dure vie de pêcheur mais, au fond de lui, il est inquiet. Et si le petit ne s’envolait pas ? Et s’il mourait de faim ? Car c’est ainsi que ça se passe chez les macareux. On laisse le petit seul pendant une semaine, sans nourriture. C’est la faim qui le pousse à quitter son abri pour trouver sa pitance dans les flots. Il lui faut alors s’envoler. August ne peut partager son anxiété avec personne, pas même avec Valdemar. Ses tourments ne sont pas ceux qu’un oiseau peut avouer.

Ils ont trouvé un emplacement qui leur convient et les leçons à l’abri des indiscrets commencent. Valdemar lui montre, il tournoie au dessus de la plaine, fait un peu de rase-mottes pour la peine et se pose élégamment sur un point qu’ils ont identifié avec un petit tas de branchages. C’est au tour d’August. Durant la phase de vol, il ne rencontre aucun problème. Il dégage moins d’élégance dans le mouvement, certes, il bat des ailes plus rapidement, il faut bien qu’il compense leur faible portance, mais il se débrouille très bien. Puis, il se décide à atterrir. Il se concentre, vise la cible, essaie d’entamer la descente au même endroit que Valdemar mais, comme d’habitude, il ne parvient pas à ralentir l’allure assez tôt. La terre semble toujours se déplacer vers lui, comme si elle s’élançait pour aller à sa rencontre, pour l’assister. Et au lieu de poser tranquillement ses pattes rouges sur l’herbe et de refermer ses ailes en douceur comme son copain Valdemar, il atterrit sur le ventre, rebondit une fois, freine de toutes ses forces des pattes, des ailes et du bec et finit par s’arrêter.

— C’est un style… commente Valdemar en évitant soigneusement de sourire. Mais je pense que ça manque d’efficacité. On recommence.

— Normalement, j’utilise pas le bec mais là, j’ai été obligé parce que j’ai voulu faire comme toi et que je m’y suis pris beaucoup trop tard.

— Je sais, tu es un adepte de l’atterrissage sur le ventre. On va au moins essayer de faire en sorte que tu te poses sur les pattes.

Les deux amis reprennent les exercices. Valdemar montre l’exemple. Il essaie d’adapter ses gestes à la morphologie d’August, de battre un peu plus vite des ailes mais ça ne convient pas à son envergure. C’est lui qui ne parvient plus à se poser correctement lorsqu’il tente d’atterrir différemment. Il change alors de méthode. Il observe August et lui prodigue des conseils.

— Il faut ralentir tes mouvements quand tu t’approches de l’herbe. Prépare-toi en choisissant ton lieu d’atterrissage bien à l’avance et n’en dévie pas. C’est ça, c’est bien. Ralentis. Ralentis, August ! Tu arrives trop vite !

Cette fois-ci, en deux rebonds sur le ventre, August atterrit puis se redresse prestement.

— C’est mieux, non ? J’ai pas mis le bec et j’ai pu me remettre debout au dernier moment !

— Oui, c’est mieux. Mais tu ne t’es pas redressé au dernier moment mais après le dernier moment. C’est avant qu’il faut que les pattes touchent. Et, je t’en prie, August, oublie ton ventre ! Tu n’es pas censé t’en servir. Tu vas finir par te blesser.

— J’ai pas de grandes ailes comme toi ! Je fais ce que je peux !

— Je sais, August. C’est pas grave. C’est un début. Tu vas t’entraîner et tu vas y arriver.

Les leçons sont courtes car ils tiennent à rester discret. En journée, August multiplie les raisons de revenir au terrier pour s’entraîner. D’un naturel vif et enjoué, il a tendance à accélérer lorsqu’il reconnaît sa compagne et son foyer au loin, ce qui ne favorise pas son atterrissage. Il sait qu’il doit combattre son enthousiasme naturel s’il veut améliorer son atterrissage. Il se force alors à calmer son vol, tente de battre des ailes moins frénétiquement et de les lever bien haut et bien écartées lorsqu’il est prêt à toucher le sol. Le soir, il repense aux conseils de Valdemar, il imite ses mouvements.

— Allez, August. Il ne nous reste pas beaucoup de temps. Le petit est presque prêt, nous allons bientôt repartir. Montre-moi où tu en es.

August s’est bien entraîné. Il prend son envol, s’éloigne à toute vitesse de la prairie jusqu’à disparaître derrière une pointe rocheuse. Il reparaît alors face à Valdemar qu’il prend en ligne de mire. Il ralentit sa course, avance légèrement ses pattes pour les placer en position d’atterrissage, écarte ses petites ailes et se pose devant son ami sur les pattes.

— Tada !

— Bravo, August ! Un sans faute. Je suis fier de toi !

— Hé hé ! Pas mal, non ? répond August, le bec rouge de plaisir. Je dois avouer que je continue parfois à tomber sur le ventre mais après l’atterrissage. Une fois arrêté, il m’arrive d’être déséquilibré et je bascule vers l’avant. Mais c’est vachement mieux, hein ?

— C’est une vraie réussite, tu veux dire ? Tu vois ? Quand tu te calmes et que tu te concentres, ça change tout.

— J’ai hâte de montrer ça à Ingmar. Il va faire une de ces têtes ! Décidément, Valdemar, qu’est-ce que je ferais sans toi ? Je ne pourrai jamais te remercier.

En prononçant ces mots, August sent monter une boule dans sa gorge. Valdemar aussi a un petit pincement au cœur. Ils restent silencieux à observer les vagues. Leurs pensées se rejoignent. Elles s’envolent vers un jour d’été dix ans plus tôt…

*

Valdemar vient de prendre son envol, le premier. Grisé par la magie du moment, il ne suit pas directement son frère. Cet instant est à lui, il veut le vivre à sa façon. Il s’offre le plaisir de tournoyer au-dessus de la falaise, seul ; il aura bien le temps de le rattraper. C’est en survolant l’herbe qu’il aperçoit un oisillon immobile. Est-il blessé ? Il semble trembloter. Valdemar se pose près de lui. August est seul. Il fixe l’écume des vagues si bas, si loin. Il est terrorisé. Jamais il n’osera se lancer.

— Pourquoi t’y vas pas ? C’est facile, tu sais ?

— J’ai peur. J’ai jamais volé.

— Moi non plus, je viens à peine d’essayer pour la première fois. C’est génial ! Tu vas adorer. Vas-y !

— Je peux pas. Je peux pas bouger. J’ai trop faim. J’ai pas d’énergie. Je vais m’écraser en bas, c’est sûr.

August se trouve face à deux options. Soit il ne quitte pas la falaise et il meurt de faim. Soit il prend son envol et advienne que pourra. S’il n’y parvient pas, il s’écrase, sinon il se lance dans sa vie de pêcheur. Mais il est tétanisé. Alors, sans réfléchir, Valdemar sait ce qu’il a à faire. Il s’approche et pousse August dans le vide. Ce dernier pique vers la mer en battant fougueusement des ailes, poussant de grands cris de détresse. La course vers le bas d’August est vertigineuse mais Valdemar sait que c’est gagné. August sait voler, il ne va pas tarder à se redresser. De fait, bien avant qu’il ne sente les embruns lui titiller dangereusement le bec, August s’est stabilisé. Valdemar le suit. Lorsqu’il le voit plonger, il attend qu’il ressorte afin de s’assurer que tout va bien. August jaillit triomphalement des flots. Il a englouti deux petits poissons. Il sait voler et il sait pêcher. Ses parents lui avaient assuré que tout se passerait bien, qu’il était né pour ça mais il n’y croyait pas. Sans Valdemar, il serait encore sur les falaises. Il lui a sauvé la vie.

*

— Ne t’inquiète pas, August. Il va s’en sortir.

— On ne sait jamais, Valdemar. Certains n’osent pas. Est-ce que je lui ai donné la force ? Comment savoir ?

— Moi je sais une chose, c’est qu’il aura besoin d’un fulmar pour lui apprendre à atterrir parce que c’est pas son père qui va lui donner des leçons ! Allez viens, August, on va montrer tes exploits à Ingmar !

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