Les auteurs anonymes des écrits officiels

Un écriteau, une inscription imprimée, tout texte à caractère officiel, non manuscrit, me semblait irréprochable, non questionnable. Depuis toute petite, depuis que j’avais commencé à lire. Ces phrases me semblaient provenir d’instances situées au-dessus de nos têtes d’humains, dictées par des créatures supérieures. Jamais je ne m’étais demandée de qui il s’agissait. Je crois que j’imaginais vaguement une sorte d’Académie Française non composée d’individus de chair et d’os, une sorte d’entité génératrice de tout texte à caractère un tant soit peu réglementaire.

Pour les livres, les magazines, les journaux, les bandes dessinées, c’était différent. Ces textes étant directement liés à un auteur, à un être humain, ils ne revêtaient pas la même aura. Je les aimais sans les craindre ; je savais que les mots avaient été agencés dans la tête de quelqu’un. Ainsi, quand je lisais en gros sur un mur « Défense d’afficher », je ne remettais pas en question la phraséologie. Il est interdit d’apposer une affiche sur ce mur et il n’y a qu’une seule façon de le dire : Défense d’afficher. « Interdiction de coller des affiches » ou « Il est interdit d’afficher » ne conviendraient pas. Il n’y a qu’une seule façon de formuler cet interdit. C’était ce que je me disais. Ici, Défense d’afficher, là, Pelouse interdite, et non « Défense de marcher sur la pelouse » ou « Il est défendu d’accéder à la pelouse ».

Et je lisais absolument tout ce qui se trouvait sous mon regard. Mais qui se cachait donc derrière ces petites phrases apposées dans les trains ?

« Ne pas se pencher au dehors ». Invariablement suivi de « É pericoloso sporgersi », « Nicht hinauslehnen », « It is dangerous to lean out ». Le mystère s’intensifiait dans les langues étrangères. Du coup, j’apprenais en même temps la phrase dans les trois autres langues et je n’aurais jamais mis en doute leur impeccabilité idiomatique. L’instance suprême parlait toutes les langues ! En tout cas, elle écrivait celle de quelques pays voisins, et ça dépassait déjà largement le cadre du territoire que je connaissais.

Puis, avant de descendre, il fallait absolument lire sur la porte : « Ne pas ouvrir avant l’arrêt du train » (Nicht öffnen, bevor des Zug hält! – Non aprire prima che il treno sia fermo – Do not open before the train stops). L’instance suprême veillait sur notre sécurité. Et, comme elle se trouvait bien au-dessus de nous, on ne comprenait parfois pas tout ce qu’elle voulait dire mais, on pouvait se rassurer, c’était bien tourné et c’était certainement pour notre bien : « Un train peut en cacher un autre ». Bien sûr qu’un train peut en cacher un autre, c’est un engin assez volumineux, ça peut cacher beaucoup de choses. Derrière une voiture ou une maison, on peut également trouver des objets dissimulés. Les possibilités sont innombrables. Alors pourquoi vouloir nous parler du train ? La phrase incomprise était acceptée. La vérité se ferait jour lorsque je serais prête. Le sens m’en échappait autant que le mystérieux « Tire la chevillette et la bobinette cherra ». Là, c’était différent. L’auteur était ancien, il ne parlait donc pas tout à fait comme nous. C’était le vocabulaire qui m’échappait. Alors que dans le cas du train, je comprenais tous les mots mais pas le sens global. Des paroles françaises mais magiques. Je ne pensais même pas à interroger un adulte à leur sujet.

 

Cette crainte diffuse engendrée par l’inconnu s’apparente à celle qu’on peut éprouver face à Dieu lorsqu’on a été élevé dans le respect aveugle du rite sans aucune forme de réflexion. J’en étais pourtant arrivée à la conclusion que l’instance suprême n’était pas Dieu car si « Notre père qui êtes aux cieux… » était la seule et unique façon de réciter le Notre Père, c’était pourtant une traduction. Et même la version originale avait été créée par un homme. Alors, je n’étais tenue en rien de m’y conformer. Je pouvais m’interroger, réfléchir, accepter ou m’opposer. La parole n’était pas divine, elle s’adressait au divin. Et si j’avais envie d’écrire ma prière autrement, rien ne m’en empêchait. Pas d’intervention céleste donc mais une perfection syntaxique surnaturelle.

Sans que j’y prête attention, cet effet a perduré car la nature même des écrits à caractère officiel, associée à leur anonymat, crée l’appréhension. Dans le même ordre d’idée, les formulaires engendraient également de l’inquiétude car ils revêtaient un caractère mystérieux, quasi mystique. Nom, Prénom, Date de naissance, Lieu de naissance, etc. Des champs toujours présentés dans le même ordre, toujours formulés de la même façon. Des petites cases dans lesquelles il fallait insérer les lettres sans déborder. Les ratures y étaient interdites, l’erreur inacceptable.

 

Mais à présent que la grammaire, l’orthographe et la syntaxe flanchent, on peut enfin douter de l’instance suprême. La médiocrité de l’écrit a cela de bon qu’on a de la difficulté à le prendre pour argent comptant. On y voit clairement derrière lui l’humain, faible et faillible. Finie la croyance aveugle dans le texte imprimé. Les défauts mis à nus, la méfiance naît.

Certes, on ne crée plus beaucoup de ces textes qu’on appose sur les trains ou sur les murs. Toutes les interdictions et toutes les mises en garde de base ont été formulées. Les veaux sont bien gardés. On continue pourtant à rédiger de petits textes à caractère officiel. Il ne s’agit plus de la courte phrase qui sera reproduite sur tout le territoire et qui perdurera plusieurs dizaines d’années, voire beaucoup plus longtemps ; mais le besoin de préserver notre sécurité et de veiller à ce que nous suivions les règles existe toujours.

Or, toutes les erreurs possibles se retrouvent dans ces textes. On y trouve des fautes d’orthographe, des fautes de frappe, des ruptures de syntaxe, etc. On nous parle à l’infinitif et on passe tout à trac à l’impératif. On n’y porte guère plus d’attention qu’à un article de journal. On le traite comme de l’éphémère, du texte internet voué à disparaître rapidement. On écrit un peu n’importe quoi du moment que le message passe.

Confrontée à cette désinvolture de l’écrit, j’ai pu enfin me poser la question : Mais qui écrit ces textes qui ne sont pas des textes de loi mais qui revêtent un caractère réglementaire ? Crée-t-on des groupes de réflexion dans les ministères, à la RATP, à la SNCF ? Existe-t-il des services dédiés à la rédaction de ces textes ? J’espère bien que non car le résultat ne dénote pas une expertise rigoureuse. A-t-on confié la tâche à d’obscurs employés, relégués dans le fond d’un bureau paysager désaffecté, qui par dépit ne s’intéressent plus à la qualité de ce qu’ils écrivent ?

Je n’ai pas trouvé la réponse mais la réflexion m’a permis de me départir de la foi aveugle que je vouais à ces mots. Je ne crois pas qu’on parviendra encore à écrire des injonctions telles que le « Danger de mort » qui m’effrayait tant, associé au dessin de cet homme foudroyé qui tombait en arrière. Si on devait rédiger un tel écriteau aujourd’hui, on serait capable d’écrire « Dangé de maure » ou « Vous risquer une décharge électrique » qui n’auraient pas le même impact.

 

Sur la porte de mon immeuble, on a collé depuis peu l’affichette ci-dessous.

Accès interdit à l'immeuble
Accès interdit à l’immeuble

Quel joyeux mélange de nouveau et d’ancien français. J’ai dû consulter le dictionnaire pour savoir ce qu’était un placier. Voici la définition du Larousse : « Personne qui place des marchandises, qui les vend ». Quêteur me parlait plus même si plus personne n’utilise ce mot-ci. La syntaxe globale est fantasque. Les éléments de la liste à puces n’ont aucune cohérence entre eux. Il y a une phrase d’introduction, terminée par deux-points, suivie de trois puces et on imagine que l’on va énumérer les types de personnes à qui l’immeuble est interdit. Pas du tout. On indique en vrac tout ce qu’on ne veut pas voir pénétrer dans ces lieux. Personnes et documents. L’usage des majuscules et des minuscules est capricieux. Ce texte est véritablement réjouissant. Il serait pourtant issu d’un texte légal si l’on en croit la dernière phrase. Or, je ne suis pas parvenue à trouver cette loi pour vérifier s’il avait été recopié tel quel. La loi datant de 1952, cela me semble peu probable. Je penche plus pour l’édition sauvage dudit texte pour ne conserver que les éléments nécessaires à faire passer le message. Quitte à négliger la formulation, on aurait pu dire : « Si vous n’habitez pas là, que vous n’avez rien à faire ici, et que vous voulez vendre des trucs qu’on ne veut pas ou mettre de la pub dans les boîtes aux lettres, n’entrez pas. » Le message passait aussi bien mais ça fleurait beaucoup moins le réglementaire.

En écrivant cette affiche, on a cherché à inspirer une forme de crainte en utilisant une phraséologie légale. Car si mon imagination m’a autrefois entraînée loin dans les spéculations sur l’origine des règlements, ce n’était pas complètement absurde. Les tournures utilisées ont toujours été choisies pour en imposer. Alors, ça me rassure et ça me réjouit que la fantaisie syntaxique vienne déjouer cette intention. J’y vois un avantage à la dégradation de l’écrit et de l’expression en général. En perdant de leur superbe, les règlements et les interdictions perdent de leur autorité. Je n’oublie pourtant pas que cette dégradation ne touche pas tout le monde, que les personnes éduquées continuent de maîtriser parfaitement la langue et qu’il serait dommage, voire dangereux, qu’elles soient de moins en moins nombreuses.

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