Islande

Si la randonnée est le mode de déplacement idéal pour découvrir la fabuleuse nature islandaise, il faut être bien équipé pour la pluie et ne pas hésiter à enfiler au matin les chaussures de marche sous un ciel peu clément. Il faut espérer que ça pourra s’améliorer dans la journée… même si ce n’est pas toujours le cas. Pas facile donc de motiver des compagnons de voyage pour cette destination sauvage. Alors, tant pis, j’y vais en groupe, partager l’expérience avec des inconnus. Mais j’ai finalement la chance de parvenir à convaincre Fabien, qui est assez enthousiaste pour me suivre sans trop savoir à quoi s’attendre…

 

Départ de Paris Charles de Gaulle au terminal 3, le hangar des pauvres ; il n’y circule que des compagnies aériennes éphémères au nom improbable. Personne ne veut penser à l’origine des appareils ni à leur âge. On ne va pas commencer à imaginer que l’envol vers une destination magique pourrait se terminer au fond d’un océan. On part tard pour arriver à Reykjavik à 23h30 et ce n’est pas le dernier appareil à atterrir à Keflavik. Nombreux sont les avions qui se posent encore plus tard dans la nuit. Pas de législation dans ce pays nordique ? La douane passée, on se heurte à une flopée de gens qui brandissent des affichettes, tentant ainsi de rassembler leurs groupes respectifs. Mais les fils se démêlent assez rapidement, la foule s’éparpille, les divers groupes se constituent. On monte alors dans un car qui doit se conformer à une limitation de vitesse destinée aux vélos parce qu’il ne dépasse pas les 40 kilomètres à l’heure sur une route droite et vide de monde. La luminosité du ciel se situe entre chien et loup au cœur de la nuit estivale. On ne verra pas plus sombre de tout le séjour.

On loge ce soir à l’armée du salut. Notre groupe de dix personnes qui ne se connaissent pas du tout, ou qui forment des mini-groupes de deux, est à caser dans trois dortoirs de quatre lits au moins. Vu la mollesse de la personne à l’accueil, ça risque de prendre des plombes. Une fille attrape la clé d’un dortoir de quatre lits et demande qui ça intéresse de les rejoindre. Fabien et moi, nous sautons illico sur l’occasion et on file au trot parce qu’il commence à se faire cruellement sommeil.

 

Le lendemain, on se lève au petit matin pour un départ en car, avec notre guide islandais, vers Thorsmörk, où on établit le premier des trois camps de base de ce voyage. On change de bus pour prendre un bus 4×4 perché sur d’énormes roues. Le premier passage à gué explique pourquoi il est si haut sur pattes. Mais pas assez encore parce que les sacs placés en soute prennent quand même un peu l’eau. Il faut dire qu’il passe dans de sacrées profondeurs que, pour ma part, je ne qualifierais pas de gué. Le bus suit la vallée grise dans laquelle sinue la rivière nourrie du glacier et la route s’adapte aux méandres de l’eau, coupant le flot aux endroits les moins profonds. Du vert et des moutons. Puis, plus rien que du vert. Depuis le départ de Reykjavik, un guide, au micro, nous explique, en anglais, tout ce qu’on voit et nous instruit sur l’Islande.  Au bout d’une heure, je me demande s’il ne commence pas à fatiguer (parce que moi, oui) mais je constate avec désespoir qu’il s’agit d’un enregistrement et qu’il ne risque pas de s’interrompre… Il commente absolument tout ! C’est tout juste s’il ne nous fournit pas le nom des habitants des maisons que l’on croise. Pour une fois, je regrette de parler anglais. Sans ça, je serais bienheureusement posée là, à admirer le paysage, en ignorant le fond sonore.

Au dernier campement au fond de la vallée, à Thorsmörk Básar, on est arrivés. On descend tout le matériel pour installer le camp : la tente mess, les ustensiles, la nourriture, les tentes individuelles et les sacs. Heureusement qu’il ne pleut pas car, quel que soit le temps, il faut monter les tentes avant de se livrer à toute autre activité. Une balade de trois heures nous mène à Réttafel, un sommet de 509 mètres qui domine notre coin de vallée, 250 mètres en dessous. Les sommets sont peu élevés par ici mais sans prendre beaucoup d’altitude, on a tout de suite la sensation d’être sur une autre planète. Les mousses colorées aux diverses nuances de vert recouvrent la terre noire. Les pierres découpées forment parfois d’étranges « églises aux elfes » qui, avec le retour à la nature très new age, servent souvent à accueillir de vraies noces de mariage. On aperçoit au fond, au nord, des sommets enneigés peu élevés. Les quelques arbres sont en contrebas, dans la vallée glaciaire. Au niveau de notre point de vue, il n’y a que de la mousse et quelques variétés de fleurs jaunes et violettes. La pluie qui menace ne tombera qu’une fois que nous sommes de retour au campement.

Le lendemain, nous nous lançons dans une grosse journée de marche jusqu’au volcan Eyjafjallajökull, devenu célèbre en 2010. Ses alentours et son approche sont absolument magnifiques. Plus on monte, plus les teintes de vert se diversifient, jusqu’à atteindre le fluo. Des tâches grises qui ressemblent de loin à de la neige font ressortir encore mieux les couleurs vives. À chaque détour de chemin, on découvre une nouvelle gorge, un nouveau sommet, une nouvelle cascade. La nature est abrupte et sauvage. Elle dégouline d’eau par toutes ses falaises et resplendit sous un soleil éphémère. Je suis totalement sous le charme de ces couleurs qui se transforment à chaque passage d’un nuage, à chaque rayon de soleil qui point quelques minutes pour disparaître rapidement et mieux ressurgir un peu plus loin, un peu plus longtemps. Les jeux de couleurs auxquels se livre la nature sous ce climat fugace sont si riches et diversifiés que ce n’est pas un seul paysage qui s’affiche devant nos yeux mais des centaines de tableaux aussi beaux qu’inattendus.

Restes de neige sur Eyjafjallajökull
Restes de neige sur Eyjafjallajökull

Arrivés au sommet qui culmine vers les mille mètres, on découvre la neige. Les larges névés, peu profonds, contrastent avec le noir de la roche volcanique. À cette altitude, sous le ciel nuageux, même en plein mois de juillet, il fait froid. C’est malheureusement le moment de s’arrêter pour déjeuner car les batteries sont à plat mais nous ne nous éterniserons pas. Dès qu’on se pose, les fesses installées sur un trou au milieu des plaques de neige qui nous abritent bon an mal an du vent froid qui nous gèle les oreilles, ce n’est pas sur les sandwichs mais sur les thermos de thé et de café que tout le monde se rue. Et personne ne songe à s’attarder sur ce plateau venteux qui, sous un ciel clément, doit certainement offrir un endroit parfait pour le pique-nique. Pas aujourd’hui. Nous redescendons par une magnifique gorge à laquelle on accède par un énorme névé. Dès la première centaine de mètres descendue, le canyon se transforme en de magnifiques pentes herbeuses et fleuries. Ça ne ressemble pas aux Alpes. Aucun arbre, aucun animal. Des taches de fleurs jaunes, roses ou violettes ; de la haute angélique au bord des ruisseaux. Champêtre, montagnard et lunaire à la fois.

Angélique
Angélique

On est forcés de s’arrêter tellement souvent pour s’exalter, pour s’enthousiasmer, pour s’émouvoir, pour se montrer une fleur ou un bout de mousse, pour prendre une photo ou pour s’ébahir, que les six heures de marche prévues se transforment en neuf heures. Qu’importe car nous ne risquons pas de nous faire prendre par la nuit.

Les campements en Islande se composent de quelques bungalows et, surtout, d’emplacements pour les tentes. On règle sa nuitée pour pouvoir profiter des barbecues et des sanitaires. Le prix de la douche chaude n’est pas compris dans le tarif. Ça fonctionne avec un minuteur. On achète un jeton, on entre dans la douche et on attend d’être déshabillé et prêt à se mettre sous le jet d’eau pour insérer le jeton dans le mécanisme, angoissé à l’idée de ne plus avoir d’eau chaude alors qu’on est encore shampooiné ! Pour ne pas vivre les inquiétudes de la douche qui commence délicieusement chaude et se termine par un jet glacial sur la tête, et pour ne pas faire la queue, on peut aussi faire sa toilette dans un lavabo derrière les W.C. Il faut certes essayer, avec plus ou moins de réussite, de cacher sa nudité aux autres résidents du campement qui, comme par un fait exprès, se donnent rendez-vous justement près du lavabo au moment où on se lave. Cette toilette de chat n’est peut-être pas très efficace mais nous n’avons pas transpiré comme des furieux sous cette température automnale.

Ce soir, notre guide, Sölvi, nous régale de mouton au barbecue. Il aime beaucoup cuisiner. Comme il est d’usage dans ces treks en groupe, nous l’assistons dans toutes les tâches et, notamment, pour les repas, mais c’est généralement lui qui fait les menus. Nous, on sert de petites mains : aller chercher de l’eau, peler et couper les légumes, allumer le feu, mettre la table, faire la vaisselle, etc. Personne ne rechigne devant ces petites corvées qui aident à créer une forme de cohésion entre des personnes qui se retrouvent quelques jours ensemble sans avoir, a priori, rien en commun.

Ce soir, nous profitons du soleil qui a décidé de sortir et de réchauffer (un peu) notre camp pour dîner dehors (bien couverts mais dehors), c’est-à-dire sur une table en bois et pas sous la tente mess. Sölvi nous initie à l’alcool islandais et nous fait goûter son brennivín à l’apéritif, une sorte de tord-boyaux à base de pomme de terre, vaguement aromatisé au carvi, paraît-il. Avec beaucoup de glaçons, ce qui permet de couper ce fameux « vin brûlé » avec de l’eau et de sauver ainsi sa gorge et son œsophage, ça passe. Pour nous inviter aux présentations sociales, et aussi pour essayer de faire entrer dans nos têtes de francophones comment il s’appelle, il nous redonne son nom et l’épelle. Sölvi, ça se prononce à peu près « Cheulvé » mais le pauvre garçon aura droit à tous les noms. Il n’aurait pas dû épeler son prénom car je pense qu’il a augmenté la confusion qui régnait déjà dans des cerveaux français face à un nom qu’ils ne reconnaissent pas. « Argh ! Ça ressemble à rien qu’on connaît, on va jamais pouvoir dire ça. Allez, disons n’importe quoi ! » La grande majorité l’appellera « Solveig » pendant tout le séjour. C’est un très joli prénom, en effet, mais ce n’est pas le sien et, en outre, c’est un prénom féminin… Au mieux, on l’appellera « Solvi ». « Eh ben ? C’est pas comme ça que ça s’écrit ? Alors ? » Certes, en français, on pourrait le dire comme ça mais le garçon est islandais et il nous a expliqué comment se disait son nom, ça aurait été sympa de faire un petit effort… Le plus loufoque, pourtant adopté à plusieurs reprises par plusieurs personnes, sera « Sotchi ». Pourquoi pas ? Quitte à dire n’importe quoi, autant y aller franco. J’ai moi-même envisagé de l’appeler « Paul » mais personne n’aurait compris…

Nous dormons sous des tentes prévues pour deux. Pour les couples, c’est simple. Pour ceux qui viennent seuls c’est plus délicat et c’est pour cela que Fabien et moi sommes contents de voyager ensemble. Pas de surprise. Quand on ne sait pas avec qui on va partager sa tente, même si on n’a pas d’exigences particulières, on peut être un peu inquiet, c’est légitime. On peut tomber sur un maniaque de l’ordre qui ne supporte pas qu’on laisse traîner ses affaires n’importe comment, un ronfleur invétéré, un chieur qui se plaint tout le temps, un assisté à qui il faut dire comment s’habiller le matin, un control freak qui vous force à mettre le réveil à l’heure qu’il a choisie, etc. Or, Fabien et moi sommes, en toute modestie, assez faciles à vivre (surtout ensemble) : réveillés de bonne humeur, pas ronfleurs, jamais à se plaindre (même quand on a plus une fringue de sèche, même quand le vent et la pluie battent toute la nuit, font un boucan du diable, et laissent présager de la journée à venir, même quand on dort sur de la caillasse boueuse et que le maigre matelas de Fabien a un trou et n’est jamais vraiment gonflé, même quand on n’ose pas sortir du sac de couchage, seul coin un tant soit peu chaud de l’habitacle, et qu’il le faut pourtant), pas très propres mais en phase, pas du tout ordonnés mais en phase. Ces caractéristiques sont requises pour un trek réussi en Islande.

Le lendemain, nous nous levons aux aurores sous un ciel un peu gris mais il ne pleut pas. Il nous faut tout remballer pour charger notre barda dans le prochain bus de ligne qui va nous mener au second campement, Skaftafell, au pied du Vatnajökull, le plus grand glacier d’Islande, situé un peu plus à l’ouest du pays. On couvre une distance pas énorme, un peu plus de deux cents kilomètres, mais comme le bus est aussi bien un transport en commun qu’un moyen de déplacement touristique, on s’arrête, plus ou moins longtemps dans les lieux dignes d’intérêt. Heureusement que l’office du tourisme islandais n’a pas décrété que toutes les cascades étaient des attractions, sinon, on aurait mis deux jours pour rejoindre le Vatnajökull. La terre est tellement gorgée d’eau que des chutes de plusieurs dizaines de mètres dégoulinent à chaque virage. On s’extasie aux premières, puis peu à peu, on ne les voit plus que comme naturellement intégrées au paysage verdoyant. On ne nous épargne pourtant pas celle de Skógafoss, une cascade particulièrement large, qui fait figure de vedette dans le pays, où on stationne une bonne demi-heure.

En chemin, on s’arrête aussi sur la plage de Reynir où une colonie de macareux surplombe de magnifiques orgues basaltiques, dignes de la chaussée des géants d’Irlande du nord. Notre guide nous explique bien la raison de ces colonnes de pierre hexagonales si particulières mais il faut être géologue pour s’en souvenir. Elles plongent dans une mer grise et sauvage qui n’incite pas à la baignade ni même à tâter de la température de l’eau du bout du pied qu’on n’a pas envie de retirer de la chaussure. Tout comme la montagne, la mer, en Islande est belle sans être engageante. La nature ici exhorte à la prudence, à l’observation sage et mesurée, invite à la méditation. On a vite envie de se poser, bien emmitouflé, et de se laisser aller à la contemplation. Il faut toutefois remonter dans le bus pour poursuivre le trajet et se laisser distraire dans ses pensées par la logorrhée de notre ami anglophone enregistré, qui ne nous épargne aucun détail.

 

Nous arrivons à Skaftafell en début d’après-midi. Le campement lèche effectivement les pieds du glacier et, s’il est plus fréquenté que la petite vallée de Thorsmörk, il reste bien calme. La grande majorité des touristes sont de sages Européens du nord, surtout des Allemands, qui restent discrets même lorsque leur équipe de football écrase le Brésil à la coupe du monde. Eh oui, on n’échappe jamais tout à fait aux événements importants de l’humanité, même dans les terres les plus reculées de la planète…

Le chauffeur de bus nous dépose juste à côté de l’emplacement où nous allons nous installer, un pré recouvert d’herbe grasse qui a l’air très douillette. Sous la direction du guide, nous sortons toutes les affaires, montons la tente mess, puis nos tentes individuelles. On commence à être experts en la matière. Surtout certains… Je dois avouer que si Fabien ne m’avait pas montré comment on montait une tente de façon efficace, l’installation de la nôtre prendrait beaucoup plus de temps. Ce n’est pas vraiment du travail d’ingénieur mais ça aide quand on se l’est fait expliquer une bonne fois, qu’on sait dans quel ordre il faut procéder et qu’on range tout comme il faut.

Nous avons de la chance, le ciel s’est dégagé et ceux qui trépignent un peu d’avoir passé la journée dans un car peuvent se lancer dans une balade pendant que les autres préparent le repas et explorent les lieux. La destination de la promenade de deux heures est, bien entendu, une cascade, entourée d’orgues basaltiques.

Lorsque nous sommes de retour au campement, ceux qui sont restés nous offrent le compte rendu de l’organisation générale : où aller chercher l’eau, où aller se laver, où trouver les barbecues. Ce camping est beaucoup moins rudimentaire que le premier, on y trouve même de l’eau chaude aux éviers réservés à la vaisselle, ainsi que des hangars faits de planches de bois ajourées, destinés à étendre le linge à sécher. Ces constructions ne sont pas superflues en Islande où le ciel menace en permanence.

Le lendemain, pour la grande randonnée à la rencontre du glacier, le ciel est clément et le restera presque toute la journée. Le chemin est étonnamment entouré de quelques arbustes au début. On commence à perdre l’habitude de voir des arbres et des plantes autres que les quelques fleurs de montagne. Puis, une fois passée la cascade aux orgues basaltiques de la veille, il monte en pente douce le long des côtes qui sont pratiquement nues de végétation. Ces vastes étendues planes de beige, de vert et de gris, sur lesquelles rien ne vient bloquer la vision, offrent une ouverture non seulement au regard mais à l’esprit tout entier qui peut prendre le large. À la pause, sur une dalle qui domine la vallée grise, formée par les lits des eaux du glacier qui descendent vers la mer proche, les discussions sont plus calmes que les autres jours. La placidité qui règne tout autour nous a un peu engourdis et c’est bien agréable.

Nous poursuivons ensuite vers le pied des sommets légèrement enneigés qui dominent le glacier à proximité mais qui est encore caché à nos yeux. Le groupe se scinde en deux : ceux qui en ont bien assez comme ça et qui vont prolonger l’arrêt et ceux qui veulent se payer une petite ascension sur la colline de Kristinartindar. 1126 mètres ! Sortez les masques à oxygène…. Je n’ai pas eu ma dose d’effort et c’est en courant que j’ai envie de grimper le long de l’éboulis jusqu’au col qui offre une magnifique vue sur le Vatnajökull. Mais arrivée en haut, à l’issue d’une grimpette athlétique, les ampoules aux pieds et les articulations qui gémissent m’invitent à m’installer en contemplation paresseuse plutôt qu’à poursuivre tout en haut. Fabien, inattaquable, fonce à l’assaut du sommet avec le guide et le groupe des plus vaillants. Devant nous s’étale l’énorme langue de glace entourée de monts arrondis, surmontés de nuages blancs qui viennent lécher leur tête enneigée et jouer avec la lumière du soleil. Tranquillement allongée devant ce spectacle, j’aurais presque chaud… Avec tout de même sur le dos, le tee-shirt thermique à manches longues, la polaire à capuche et le coupe-vent. Tout est relatif.

Nous redescendons tous ensemble dans l’après-midi dans une brume qui se fait de plus en plus dense et qui nous pousse à hâter le pas parce que le chemin longe une falaise pierreuse qui tombe à pic sur le glacier et que nous commençons à ne plus clairement distinguer. En outre, en s’intensifiant, le brouillard devient humide. Il ne se transforme pas réellement en pluie mais l’effet sur le corps est très similaire. Comme on a toujours un temps de retard entre le moment où on se rend compte qu’il faudrait se couvrir et celui où on le fait réellement, on est déjà bien humide quand on commence à enfiler les couches imperméables et on finit donc mouillés à l’intérieur comme à l’extérieur. La visière de ma capuche, très bien conçue, m’envoie une rigole d’eau le long des joues. Coup d’œil vers Fabien dont les verres embués des lunettes lui masquent la vue. L’humidité règne en maître. Ça se dégage un peu lorsque nous approchons de la fin d’une langue du glacier, à l’endroit où il vêle. De jolis glaçons, qui présentent une couleur bleutée ou grisée sous le ciel nuageux, et qui se sont détachés du bloc principal, flottent dans l’étendue d’eau qui borde la glace.

Arrivés au bercail, comme nous logeons dans un camping de luxe qui offre tous les services requis par la civilisation, on y trouve un bar où nous allons nous jeter une bière pour oublier la fin de cette marche, effectuée les yeux fixés devant les pompes, la tête basse, en mode automatique. Bon, pour être honnête, à Thorsmörk, où il n’y avait pratiquement rien, on pouvait toujours se débrouiller pour dégotter de la bière car, si la gardienne n’en vendait pas officiellement, elle parvenait à en dénicher par miracle chaque fois qu’un campeur en manque allait lui en réclamer. Il faut dire que, pour certains, la bière fait partie des éléments indispensables, au même titre que l’eau, et qu’ils ne comprendraient pas qu’on les en prive. Pour éviter la rage aveugle du doux alcoolique en crise, il est plus sage que les lieux d’hébergement soient correctement pourvus. En outre, comme l’assoiffé ne regarde pas à la dépense, l’affaire peut se révéler plus que lucrative.

L’effet démoralisant qu’aurait pu avoir la pluie est ensuite combattu par le repas concocté par notre guide islandais : saumon en papillote au barbecue ! En Islande, comme dans les pays scandinaves, ce n’est pas quelques vulgaires gouttes d’eau qui arrêtent la préparation d’une grillade. Quand on a prévu de faire un barbecue, on le fait, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Clément, Sölvi ne nous impose tout de même pas de manger dehors. Et double ration de skyr en dessert pour calmer les éventuels grincheux qui se plaindraient du climat ! Le skyr est une sorte de yaourt dense et sublime, qu’on mange (en tout cas, c’est comme ça que le guide nous l’a présenté) avec de la compote et dont on finit le bol en le raclant à l’index qu’on lèche sans manière tellement c’est bon.

Le lendemain, la pluie s’est franchement installée. Ce n’est pas si grave car nous prenons le bus de ligne pour faire ensuite une balade autour du lac glaciaire de Jökulsárlón. Confortablement assise dans le car, à l’abri de l’eau qui tombe sans discontinuer, je fais moins cas de la voix enregistrée qui nous raconte sa vie. Je suis contente d’être au sec. Mais, soudain, le bus s’arrête au milieu de nulle part et Sölvi nous fait descendre. Il a enfilé sa cape de pluie et affiche un sourire radieux. Il nous dit qu’on va « couper », au lieu d’aller jusqu’au lac tranquillement véhiculés comme des vieux fainéants, on va y aller à pied.

Cette fois, on s’équipe avant de descendre et on y va. Rideau de pluie fine. Terre tourbeuse détrempée. Aucune visibilité au-delà de deux mètres. C’est réjouissant… Mais, au moins, le terrain est plat. On n’a pas tout perdu.

Arrivés au lac, nous contemplons les icebergs vêlés et les petits glaçons qui se sont échoués sur la berge. L’avantage d’observer un tel paysage sous le ciel gris, c’est que la glace prend une teinte bleue incomparable. Sous le soleil, l’éclat est tout à fait différent, d’une blancheur à la limite de l’aveuglement.

Sölvi avait prévu de nous faire faire une excursion en bateau sur le lac pour observer les icebergs de plus près. Même pas en rêve ! La pluie semble se calmer légèrement (Ce n’est peut-être que passager…) mais l’humidité de l’air nous a glacé les os. Alors, l’idée de rester plantée sur le pont d’un bateau à me geler irrémédiablement les miches est inconcevable. J’accepte d’affronter le froid et la pluie sans rechigner mais en mouvement. Fabien, en bon sudiste, se range à mon avis. Pour nous et pour la plupart du reste du groupe, ce sera une après-midi de repos à glander sous la tente ou au bar. Le soleil n’apparaîtra qu’en fin d’après-midi à travers les rares espaces bleus entre les nuages qui laissent darder quelques rayons hésitants sur les monts et le glacier. La timide lumière qui nous enveloppe jette un voile de douceur sur l’immensité de glace dont la puissance est constamment prégnante.

Au matin, le ciel est redevenu menaçant. Nous nous dépêchons donc de démonter le camp avant les premières gouttes. Nous avons à peine le temps de regrouper tout le chargement sous les bâches que nous utilisons en général pour placer sous les tentes individuelles que la pluie est de retour, faible mais imperturbable. Nous partons aujourd’hui en bus pour rejoindre le troisième campement, situé dans le Landmannalaugar, pas très loin, 170 kilomètres à tout casser, mais ça devrait nous prendre une bonne partie de la journée, surtout si on fait des arrêts de vingt minutes à chaque cascade…

 

Le bus 4X4 suit le bord de mer pendant quelques kilomètres puis tourne rapidement vers l’intérieur pour s’engager en cahotant sur une route entourée d’un paysage qui change de visage. Les lichens prennent une teinte un peu plus fluo, les moutons se multiplient au bord de l’asphalte, les monts environnants ont des formes plus douces et plus rondes. La pluie battante nous accompagne en chemin, en harmonie avec la nature alentour. Nous croisons la route d’un seul site notable, Eldgjá (« la gorge de feu »), l’une des plus grandes fractures éruptives de la planète. En s’enfonçant quelque peu, à pied, sur le sentier qui croise la route, nous parvenons, entourés de coulées de lave noire, figées depuis des temps historiques, jusqu’aux chutes d’Ófærufoss, qui se jettent dans la gorge sombre au milieu de la faille pelée. La rudesse des lieux est en parfait accord avec le ciel gris qui ne veut décidément pas s’éclaircir. La pluie s’est bien calmée mais ne s’arrête pas complètement, elle continue de tomber en gouttelettes éparses.

Lorsque nous nous approchons enfin de la plaine plus vaste où est installé le campement du Landmannalaugar, la couleur beige a pris le dessus sur le vert de la mousse, ce qui accentue l’aspect lunaire du paysage. Pas un arbre à l’horizon. De la caillasse au bord des rivières qui ne sont jamais traversées par un quelconque pont. Le passage s’effectue toujours à gué, avec plus ou moins de réussite. Au bout de la vallée, le camp. La vision qui s’offre à nos yeux n’est pas des plus alléchantes mais c’est parce que nous l’atteignons sous la bruine. Les tentes sont installées sur un terrain pierreux et, aujourd’hui, en l’occurrence, fortement boueux. Elles sont entourées de quelques baraquements : l’accueil, une sorte de dortoir, et le bâtiment qui abrite les douches/toilettes/lavabos. Pour le folklore, une boutique et un café de fortune sont aménagés dans deux anciens autobus. Les rares campeurs qui pointent le bout de leur nez hors de leur tente circulent à la va-vite, soit emmitouflés dans des fringues d’hiver, soit en tongs et en tee-shirt car ils reviennent de la source d’eau chaude en plein air, située au bout du camp. On dirait qu’on est arrivés dans un camp de réfugiés kosovars ! Quel contraste avec le confortable gazon de Skaftafell ! Il y a bien quelques parcelles recouvertes d’herbe mais Sölvi nous les déconseille car l’humidité y est beaucoup trop grande. (C’est vrai que, sur la boue, on se sent au sec…) Nous plantons donc nos tentes sur la terre nue et détrempée. Les sardines qui entrent dans la terre comme dans du beurre ne servent à rien. Nos vêtements et nos chaussures sont imbibés d’eau, le sol sous les matelas est dur à souhait et, d’ailleurs, le matelas de Fabien est troué et ne le protège que très partiellement. Il ne nous en faut pas plus pour piquer un fou rire salvateur. En effet, la situation va forcément s’améliorer. Mais pas tout de suite car il faut d’abord que j’aille aux toilettes… Or, la baraque qui abrite les toilettes, les douches et quelques lavabos grouille de monde. (C’est pour ça qu’il n’y avait pratiquement personne à l’extérieur… Ils sont tous là.) Certains sont assis, le dos collé aux radiateurs muraux, le regard vide, d’autres se lavent les pieds dans les lavabos (censés être destinés au lavage du visage et au brossage des dents uniquement), d’autres encore, assis par terre, discutent le bout de gras en faisant sécher leur linge désespérément humide. C’est déprimant à souhait.

Heureusement qu’un peu plus loin se trouve la source d’eau chaude naturelle dans laquelle on peut faire trempette dans une eau dont la température changeante oscille entre 35 et 41° environ. Il s’agit simplement de la partie élargie d’une rivière, près de laquelle on a aménagé un ponton en bois pour permettre aux visiteurs de se changer. On s’y plonge en maillot de bain et on peut y rester tant qu’on veut, à admirer le paysage incroyable, à passer d’un courant plus chaud à un courant plus frais pour varier les plaisirs. Aucune désagréable odeur de soufre ne se dégage. Après une journée de randonnée, c’est un pur délice.

Dès notre arrivée, nous partons marcher (sous la pluie) pour nous lancer dans l’ascension du Bláhnúkur, un ancien volcan qui culmine à 940 mètres d’altitude, ce n’est certes pas sa hauteur qui impressionne mais sa couleur. Ce mont qui porte le nom de « montagne bleue » est constitué de sable gris vert qui, à certains endroits et sous une certaine lumière, offre des reflets bleus. Du sommet, la vue sur le camp et sur l’immense paysage volcanique alentour est imprenable. Je n’ai jamais rien vu d’aussi dépaysant. J’ai peine à croire que nous sommes sur terre. Le foisonnement des couleurs minérales pallie avantageusement l’absence de végétation. Il ne manque d’ailleurs pas que des plantes. Ici, il n’y a rien. Ni habitations, ni animaux, à peine quelques randonneurs perdus autour de nous et le campement en contrebas.

Couleurs contrastées
Couleurs contrastées

Lorsque nous rentrons, nous filons droit vers la source d’eau chaude revigorante même si l’humidité n’incite pas à se désaper. Car il faut en effet faire preuve de vaillance pour se lancer dans l’expédition sous un ciel peu engageant, voire même carrément sous la pluie… Le ponton qui sert de vestiaire est à l’air libre et à moitié enfoui dans la rivière. Le plus pratique est donc de l’atteindre dans cet accoutrement : tongs ou pieds nus, maillot de bain, éventuellement un tee-shirt pour bénéficier d’une vague sensation de chaleur, et cape de pluie, avec, à la main, une serviette de bain dans un sac en plastique pour la sortie. Pour traverser le camp de kosovars ainsi vêtu, il faut mettre quelque peu de côté sa pudeur (voire sa dignité) et ne pas être frileux (ou oublier qu’on l’est). Une fois dans l’eau, la récompense est instantanée. La chaleur de l’eau douce, dont l’effet est presque savonneux, délasse immédiatement et fait même oublier la pluie. Tiens, d’ailleurs, elle s’est arrêtée… C’est avec une grande difficulté que nous parviendrons à nous extraire du bain pour aller dîner. En effet, outre le fait que la baignade est délectable, le retour à la tente s’effectue dans les mêmes conditions que l’aller… Il faut récupérer les vêtements et la serviette emballés dans le sac en plastique jeté au milieu des autres, se sécher à la hâte pour conserver un semblant de chaleur dans le corps avant de pouvoir s’habiller complètement sous la tente dans les contorsions de rigueur.

Fumerolles du Landmannalaugar
Fumerolles du Landmannalaugar
Oasis en terre de Landmannalaugar
Oasis en terre de Landmannalaugar

Le Landmannalaugar est parcouru de sentiers qui s’entrecroisent au milieu de ses sommets volcaniques et je n’ai pas le souvenir précis de notre chemin, d’autant plus qu’aucune montagne ne domine vraiment et qu’il est donc malaisé de s’y repérer. Dans ce paysage volcanique, ce sont surtout les rouges de la terre et le vert vif des lichens qui dominent en se détachant sur des fonds sombres ou beiges. Les petites sources d’eau chaude qui bouillonnent un peu partout et projettent leurs sulfureuses fumerolles accentuent la magie des lieux. J’imagine une fureur explosive profondément enfouie au centre de la terre et dont émanent seulement ces quelques bulles brûlantes, inscrites dans leurs minuscules cratères grisâtres. Un calme menaçant se dégage de ces déserts montagneux que n’inquiètent en aucune manière les nuages qui s’amoncèlent au-dessus de leur tête. Ils ont de quoi lutter dans leurs entrailles. Nous, en revanche, nous sommes frêlement préparés à les affronter, recouvrant nos corps et nos sacs à dos de matière imperméable. Mais les éléments restent cléments toute la matinée et nous laissent apprécier au sec, et parfois même au soleil, les merveilles qui nous entourent. C’est au moment où nous atteignons une plaine particulièrement riche en sources d’eau chaude nettement plus grandes, et où se forment divers petits lacs d’eau bouillante, que la pluie commence. C’est le moment que nous avons choisi pour nous arrêter déjeuner. En outre, Sölvi avait prévu de nous régaler d’un classique des lieux et ne compte pas y renoncer. Il a randonné avec des œufs qu’il va faire cuire dans une source. Il les enveloppe soigneusement dans une serviette de bain, noue cette dernière avec une corde et fait tremper le paquet dans l’eau, en l’attachant à ses bâtons de randonnée. En dix minutes, les œufs durs sont prêts. Ils ne sont pas meilleurs que préparés à la casserole mais, comme c’est rigolo, ils ont une saveur toute particulière. Et ils résistent mieux à l’eau de pluie que les sandwichs… Dès qu’on s’apprête à repartir, l’espiègle averse prandiale s’arrête. Sur le chemin du retour, le soleil va même nous accompagner tout le long. Ce n’est pas lui qui va nous réchauffer mais plutôt la poursuite de la randonnée dans les vêtements de pluie qui sont trempés et que nous gardons sur nous par flemme. Ça favorise la sudation. Un vrai régal… Une fois que j’en ai vraiment marre de transpirer dans des fringues mouillées, je finis par les retirer et, forcément, je me gèle. Heureusement qu’une rando dans le Landmannalaugar se termine par un bain dans les sources d’eau chaude du campement. Le corps se réchauffe. Les muscles se détendent. On y oublie tous les menus désagréments qui auraient pu entamer l’humeur.

 

Le retour à la capitale se déroule sous un ciel mitigé, et sous les commentaires ininterrompus du guide anglophone, mais nous sommes tous dans un état de fatigue plus ou moins avancé, endormis, étalés sur les sièges du bus aux trois quarts vide et nous prêtons peu d’attention à ce qui nous entoure.

Nous logeons de nouveau à l’armée du salut et, cette fois-ci, l’endroit a pris des airs luxueux à nos yeux puisqu’il y a de vraies douches. Sur les conseils de notre guide, nous dînons au Sægreifinn, ou Sea Baron, un restaurant sur le port qui est typique et qui sert du poisson et de la baleine. Bien que très connu dans toute la ville, il garde des airs de cantine, on y mange correctement sans se faire assassiner. Bon, ça reste un restaurant scandinave à prix moyens, donc, pas de quoi en sortir bouleversé mais, si on vient en Islande pour la gastronomie, on s’est quelque peu trompé de destination. En revanche, pour ce qui est de la bière, ça ne manque ni de lieux ni de choix. De la bière et de tout ce qui peut contenir de l’alcool, à faible ou à forte teneur. Il ne faut pas oublier qu’on est dans un pays où il fait nuit une bonne partie de l’année et où les températures montent timidement l’été. Les indigènes ont besoin d’une béquille de soutien. Il en résulte qu’ils ont une forte descente et une forte quantité de pubs pour s’exercer.

Le dernier jour en Islande, c’est quartier libre à Reykjavik. On peut le passer sur un bateau qui propose aux touristes des promenades en mer pour aller voir les baleines. (Pas celles qu’on a pu manger la veille, tout de même ?) On peut faire deux heures de bus pour aller au Blue Lagoon, une sorte de spa qui abrite des sources d’eau chaude aménagées. (Ah… Les contrées désertes du Landmannalaugar…) On peut aussi simplement se balader en ville et c’est ce que nous décidons de faire. On voulait flâner, mais aussi tester une piscine islandaise car elles ont une bonne réputation. Elles présentent une caractéristique qui doit être unique car elle est expliquée en cinq langues au moins sur de grandes affiches qu’on ne peut pas manquer : pour pouvoir entrer dans le bassin, il faut prendre une douche au savon et entièrement nu, sans le maillot de bain, c’est un détail très important, souligné et répété. Le panneau explicatif comporte même des dessins, avec les « à faire » et les « à ne pas faire », pour bien s’assurer que le message est passé. Le bassin est couvert et, à l’extérieur, on accède à deux bains d’eau chaude à des températures différentes et à un sauna. C’est génial ! Et c’est bizarrement encore plus agréable de faire trempette dans l’eau chaude quand le crachin est de la partie. Le pays est-il si fortement lié à la pluie qu’on apprécie mieux tout ce qu’il a à offrir sous les ondées ? On se pose un bon moment dans cet endroit, alternant les longueurs dans la piscine et les séjours délassants à l’extérieur mais au chaud. Quand on finit par réussir à quitter ce bonheur de calme revigorant, on ressort totalement reposé. Je n’ai pas beaucoup d’autres souvenirs de Reykjavik. Garder à l’esprit que cette ville est un Landmannalaugar aménagé, ça me va bien…

 

On rentre vers un Paris ensoleillé, chaud, estival, ce qui est plutôt normal pour un mois de juillet mais on avait fini par l’oublier. Les brumes islandaises vont bientôt s’étioler et, avec elles, les saveurs volcaniques des paysages envoûtants. La parenthèse a été bien trop courte. À peine une initiation fugace.

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