Le Nord. Le cercle arctique. Les régions polaires… Un univers fascinant, inaccessible. L’aventure. Amatrice de la Scandinavie, de sa culture et de son histoire, ayant dévoré les sagas islandaises à l’adolescence, et connaissant bien la Norvège, j’ai déjà fait ma première escapade au Spitzberg. Depuis, l’envie de connaître ces territoires éloignés ne me quitte plus. C’est décidé, je pars pour 15 jours d’autonomie en kayak et en tente dans la baie de Disko, au nord ouest du Groenland.
Il y a encore vingt ans, un tel voyage m’aurait été impossible. Trop loin, trop cher. Je l’avais classé dans la catégorie des rêves avec des lieux comme l’Antarctique, l’île de Pâques, Sainte-Hélène, que je ne connaîtrais jamais que par la littérature. En 2017, cela reste certes un voyage onéreux mais envisageable. Question de définir ses priorités. Fabien, mon compagnon d’aventures, est enthousiaste. C’est un kayakiste confirmé et, pour lui, c’est en kayak qu’il faut découvrir la contrée. Nous avons rapidement renoncé à partir seuls, tous les deux. Le voyage aurait coûté bien trop cher et il nous aurait fallu passer bien trop de temps sur place pour nous organiser. Nous partons donc avec une agence, dans un groupe de neuf personnes, accompagnés d’un guide, pour passer deux semaines sur la côte ouest, à pied et en kayak.
Pour se rendre au Groenland, il faut faire un passage obligé au Danemark ou en Islande. Nous effectuons le transit à Reykjavik pour une escale d’une nuit à peine. Le dépaysement gagne dès la route de l’aéroport à la ville, entourée d’un paysage totalement plat. Les mousses blanches et les petites fleurs violettes et jaunes égayent la grisaille de la soirée. Mais nous connaissons déjà ce pays et le soleil fait la tête, l’exotisme que nous ressentons est donc tiède. Ce que j’aperçois de plus déconcertant de la fenêtre du bus est une publicité pour une entreprise : « Ali bacon ». Étrange concept que celui de l’immigré qui se lance dans la production du porc transformé… Ai-je des préjugés ou cette marque porte-t-elle une forte dose d’ironie ?
Arrivés à la guest house, nous prenons à peine le temps de poser les sacs pour repartir en ville chercher un restaurant. Icelandair n’a rien offert à se mettre sous la dent. La compagnie fait tout payer, même les écouteurs ! C’est ingénieux. L’avion est muni d’écrans, chose plutôt rare sur les vols européens, mais on ne fournit pas les écouteurs. Ah ben, ça tombe bien, on en trouve dans le catalogue du shopping aérien. Où parvient à se nicher la fibre mercantile ? Le bon vieux précepte de la création du besoin en action est toujours pour moi une source d’étonnement, mais pas admiratif… Bref, on a faim ! On ne fera pas grand-chose d’autre à Reykjavik que chercher un endroit où manger et boire. Le temps oscille entre la grisaille et le pâle soleil ; il fait frais pour un jour de juillet. L’atmosphère d’une escale est toujours spéciale, on est là sans y être, déjà parti mais pas encore arrivé bien que planté sur terre, en état temporaire, entre deux déplacements.
Le lendemain, de bonne heure, nous partons pour Ilulissat (Jakobshavn en danois) de l’aéroport qui semble réservé aux vols intérieurs. Il bruine. Ici, c’est Air Iceland qui opère. Juste pour semer la confusion avec Icelandair ? Un aérodrome pour partir vers l’étranger, une compagnie aérienne au nom renversé, un minuscule duty-free installé dans un placard, on sent tout de suite qu’on part vers une destination plus sauvage, moins policée…
Nous survolons des nuages, un immense tapis de nuages. On n’aperçoit rien de l’île glaciaire de notre Bombardier 200. Rien d’autre que du gris. Miraculeusement, quinze minutes avant l’atterrissage, les nuages disparaissent et nous laissent admirer la calotte glaciaire. Du blanc fissuré, parsemé de flaques bleues, qui ressemble étrangement au tapis de nuages précédent. Puis, le blanc laisse place à une terre brune et moussue et, enfin, à la mer et aux énormes glaçons qui flottent à sa surface. Un ciel d’azur nous accueille sur Ilulissat, ses maisons colorées, son petit port, puis, en bout de course, son aéroport. Le temps est parfait pour une première rencontre. Le soleil est éblouissant.
En dix minutes de taxi, nous sommes déjà arrivés dans la ville, à notre guest house : un long bâtiment qui avait été construit pour accueillir les ouvriers qui ont bâti l’aéroport, puis laissé tel quel. Donc, il a été conçu à la va-vite et pas sur des pilotis, comme toutes les autres maisons qui vont chercher loin dans la terre un endroit solide pour se fixer. La nôtre bouge au gré du permafrost qui vit, alors, elle penche un peu (mais à peine).
Cette première approche est déjà un enchantement. C’est comme je l’avais vu sur les photos mais en mieux ! Les jolies maisonnettes en bois sont vraiment aussi colorées. Les icebergs immobiles en fond de paysage semblent aussi immuables que les constructions. La vie tourne autour du port. Des pêcheurs dans leur petit bateau installent leurs appâts sur la centaine de hameçons que compte leur fil, patiemment, et sans embrouiller ces mètres interminables de fil de pêche.
Nous ne paressons pas dans notre logement. Après l’essai des combinaisons sèches qu’on nous fournit, nous partons explorer Ilulissat en commençant par le port. La goélette de Thierry Dubois, La Louise, s’y trouve. Elle emmène un groupe qui va en faire son camp de base pour une semaine et, au passage, nous ravitailler. Nous sommes donc gentiment invités à visiter le voilier et, par la même occasion, à nous présenter. Nous poursuivons ensuite à pied la visite de, paraît-il, la plus grande commune du monde, Qaasuitsup. Elle comprend 16000 habitants, dont environ 5000 à Ilulissat et le tout sur une surface plus grande que l’Espagne (avec la grande majorité sur la calotte glaciaire mais c’est un détail). Passés quelques commerces (des boutiques de souvenir et de vêtements, des petits supermarchés, une banque) et le musée de Knud Rasmussen, un explorateur danois qui fait figure de héros des lieux, nous arrivons vite au bout de la ville où une mignonne petite église en bois fait face à la mer et à ses gros glaçons. Nous croisons un chat groenlandais, créature beaucoup plus inattendue encore qu’un renne dans cet espace où les chiens de traîneau sont les rois. D’ailleurs, la sortie du centre ville pourrait s’appeler le faubourg aux chiens : de chaque côté de la route, des meutes de chiens, tous des groenlandais, somnolent ou hurlent comme des loups. Notre guide nous invite à ne pas les toucher, surtout pas les chiots « en manque d’affection » (sic) qui nous suivraient et pourraient alors s’introduire dans une autre meute et se faire trucider. À part ça, ils seraient plutôt gentils (quand on les a nourris, quand ils sont entre eux, quand rien ne les agace). Je me contenterai de caresser le chat.
On entre alors dans une zone délimitée patrimoine mondial de l’Unesco. C’est le glacier d’Ilulissat, Sermeq Kujalleq en groenlandais, l’un des plus rapides (avec des avancées de 19 mètres par jour) et des plus actifs au monde. Des milliers de tonnes de glace qui bouchonnent à leur arrivée en pleine mer. Ça n’a pas l’air de pouvoir bouger. Les blocs, figés en une gigantesque plate-forme de glace, somnolent jusqu’à ce que vienne leur tour de s’effondrer en un tsunami dévastateur pour qui s’approcherait de trop près. Pour l’instant, étincelants sous le ciel sans nuage, ils ne bougent pas ; ils jouent les sommets alpins alors qu’ils ne sont constitués que de glace.
Nous les observons de la terre, sur la roche nue ou moussue, parsemée de petites fleurs jaunes et blanches. Des bouleaux et des saules nains rampent à nos pieds. Les linaigrettes font figure de plantes dominantes. Aucun arbre à l’horizon. C’est le blanc de la glace qui règne face à nous. Et le jour. Le soleil qui ne faiblit pas. Les nuages ne font pas mine de s’approcher, et il est là. Le soir, c’est bien parce que le décalage horaire de quatre heures commence à se faire sentir qu’on se couche volontiers. Il fait plein jour à onze heures du soir.
Les pulkas, utilisées au cours du long hiver, reposent contre les flancs des habitations ; les scooters des neiges sont garés au sol ou en hauteur, sur des containers. Les motos et les vélos sont de sortie. Leur usage ne dure pas bien longtemps dans l’année, autant en profiter. L’hiver n’est jamais loin, il attend patiemment que le court été se termine pour réinvestir les lieux. Les locaux semblent toujours prêts à l’accueillir.
La population est constituée d’un mélange de touristes et de locaux car Ilulissat est le départ de circuits dans la baie de Disko. Mais l’activité n’est pas uniquement tournée vers le tourisme, il y a également de nombreux pêcheurs, une usine de transformation du flétan et certainement d’autres entreprises tournées vers la pêche, au moins la Royal Greenland omniprésente.
Ces maisons colorées face à la mer bleue et à ses icebergs sont une véritable carte postale du Groenland. Un cliché qui m’enchante.
Le lendemain, nous prenons le bateau de la Disko Line pour Qeqertaq, notre futur camp de base, un village situé à 100 km au nord d’Ilulissat. C’est un peu comme une ligne d’autocar locale. La mer est belle et le soleil n’a toujours pas faibli. C’est donc par une traversée paisible de six à sept heures entre les montagnes de glace que débute réellement l’entrée dans le territoire groenlandais. De notre bout de navire, on est censés pouvoir apercevoir des baleines mais il faut pour cela rester sur le pont à scruter l’horizon sans relâche. Or, comme il faut se réchauffer régulièrement à l’intérieur, il faudrait beaucoup de chance pour qu’on en voie (et, en plus, j’espère secrètement les voir plutôt des kayaks). On a le temps. Aujourd’hui, on se délecte du paysage flottant qui jamais ne sera plus le même. Des montagnes vouées à disparaître, de l’immobile éphémère, c’est purement magique.
Le bateau circule une fois par semaine et dessert trois localités : Oqaatsut (Rodebay), Qeqertaq et Saqqaq, puis retourne à Ilulissat. Notre itinéraire a été calé sur lui. Les kayaks et tout le matériel sont à Qeqertaq. On va sillonner dans les parages, avec l’espoir de pouvoir accéder à l’inlandsis par la terre si on trouve un chemin. Il n’y a pas de carte réellement fiable et, bien entendu, aucun tracé. Sur ce sol inégal, la progression peut être très lente. Notre seul repère est notre guide.
Qeqertaq est un village d’une centaine d’habitants, composé de quelques maisons montées sur pilotis qui surplombent le fjord. L’embarcadère est encombré de caisses en plastique pour stocker le poisson qui souvent portent le nom du pêcheur. Ces noms et prénoms sont généralement danois mais, parfois, le mélange est étonnant. Celle d’un beau vert vif de Juulunnguaq Nielsen retient mon attention. Un nom de famille on ne peut plus danois, un prénom à rallonge classiquement groenlandais qui, je l’espère pour les relations sociales du monsieur, a un diminutif. Juju pour les intimes ?
Ici, on pêche beaucoup le flétan. En outre, on nous raconte qu’un petit malin est parvenu à convaincre les Japonais que ce poisson, et plus particulièrement ses nageoires, était très bon en sushi. Ainsi, les sociétés exportatrices, comme la Royal Greenland, auraient vu leur chiffre d’affaires sensiblement gonfler grâce à cette ouverture. Comme quoi, ça peut rapporter de favoriser les échanges interculturels…
Dès notre arrivée sur le port, nous sommes accueillis par Hanne, l’institutrice, car nous allons loger dans son école. Le conducteur de clark local, le bonhomme infatigable qui ne s’arrête jamais une minute de sillonner le village, à pied ou à bord de son véhicule, charge rapidement la plupart de nos bagages sur son chariot et les transporte directement à l’école. On y installe nos matelas et sacs de couchage dans les trois classes qu’elle contient. La vaste cuisine, qui ressemble à une quatrième salle de classe avec son tableau noir et ses tables d’écolier, sera notre quartier général. Hanne nous la loue, assurant que la somme récoltée revient directement aux élèves. L’école est située tout à côté de l’église et, comme toutes les autres habitations, elle dispose d’une vue imprenable sur le fjord.
Le temps de repos n’est pas encore prévu. Il faut commencer par sortir nos kayaks qui sont stockés dans le hangar de la supérette locale, au bout de l’embarcadère. Dans ce petit magasin, on pourrait aisément se croire au Danemark. Dès qu’on y entre, l’odeur des brioches à la cannelle cuites sur place emplit les narines. Les produits vendus sont globalement les produits de base scandinaves mais, au rayon pâtisserie, les petits drapeaux qui sont destinés à décorer les gâteaux d’anniversaire sont ceux du Groenland. On y trouve également du matériel de pêche et, à l’étage, un rayon très réduit pour l’habillement et la vaisselle. L’autre boutique du village ouvre quand la supérette est fermée. C’est une petite maison sans enseigne qui fait office de dépanneur.
On sort tout l’équipement sous les conseils d’Hervé, notre guide. Puis, le temps de se réchauffer d’un thé et d’un goûter dans l’école, on repart tester ces fameux kayaks. Les journées sont interminables. Le soleil reste haut à l’horizon. J’ai l’impression qu’on est debout depuis 24 heures et pourtant la journée n’est pas finie. Rien d’autre ne peut arrêter l’activité que la fatigue physique ou la faim. Sans ces deux sensations, on peut rester dehors sans se rendre compte qu’il est bientôt temps d’aller se coucher.
On s’harnache donc de nos énormes combinaisons sèches, puis on porte les kayaks jusqu’au bord de l’eau, on s’y insère tant bien que mal (Tout ça prend un peu de temps.) et c’est parti pour un petit slalom entre les glaçons, juste une petite prise en main. C’est surtout Hervé qui veut tester notre aptitude à le suivre pendant quinze jours. Lui, il est né dans un kayak et peut pagayer sans interruption pendant des heures mais il s’inquiète un peu pour nos capacités. Au retour, impossible de savoir s’il est rassuré ou pas. En tout cas, il a l’air serein.
Les kayaks transportés à terre, on déroule les mêmes étapes à l’inverse, sous l’œil de quelques gamines que notre activité distrait. Les adultes vaquent à leurs occupations, ceux qui nous ont aidés nous saluent, les autres ne semblent ni dérangés ni intéressés.
Le lendemain, avant de nous lancer dans la vraie aventure, nous partons pour faire un tour de l’île à la journée, car Qeqertaq n’est pas tout à fait sur la côte groenlandaise, c’est une petite île et ça tombe bien parce que Qeqertaq, en groenlandais, ça veut dire « île ». L’île Île, ça manque d’imagination mais ça fleure le bon sens.
Le temps est encore splendide, la mer est très calme et les glaçons de taille encore « humaine » dans ces eaux. À la pause déjeuner, sur une plage choisie par notre guide car il sait qu’on y trouve des moules, on se lance dans leur ramassage pour le repas du soir. Une petite balade d’environ vingt kilomètres avec peu de pauses, ça se sent bien dans les bras (surtout quand on n’a pas la technique requise et qu’on ne ménage pas ses efforts pour un résultat médiocre). Je rentre au bercail claquée mais ravie ! Fabien qui, lui, est un kayakiste confirmé et qui, heureusement, partage mon kayak à l’arrière, aux manœuvres, trouve que je pagaye saccadé et trime pour attraper un rythme que je n’ai pas. C’est normal, entre le manque de pratique qui m’attaque les bras, et tous les glaçons qui nous entourent et que je dois lui pointer du doigt, je manque de fluidité. Il essaie bien de m’enseigner la technique (une fois de plus…) mais plus je m’applique à y réfléchir, plus je fais n’importe quoi. Il finit donc par m’enjoindre à ne plus essayer de penser et à le faire à l’instinct. Devrais-je me vexer ?
Après une bonne dose de kayak, dans la canicule groenlandaise (31° au soleil, 16° à l’ombre), on peut se relaxer à l’abri du vent en attendant de préparer le repas. Il faut veiller toutefois à ne pas se dévêtir jusqu’au tee-shirt à cause des moustiques. S’ils sont particulièrement mollassons et facilement écrabouillables tellement ils manquent de réaction à la claque excédée, ils sont en revanche largement plus nombreux que nous. Il faut vite se rendre à l’évidence que les tentatives de destruction sont inutiles. On peut donc se munir de produit anti-moustique, et d’une moustiquaire de tête pour les moins calmes, et surtout éviter d’exposer sa peau. Rien d’autre ne les empêche de venir se suicider dans les oreilles, les narines ou la bouche. Le plus efficace est de s’armer de beaucoup de patience.
Nous ne sommes pas encore partis en itinérance et donc pas encore soumis au régime lyophilisé. En outre, ce soir, on mange des moules ! Elles ont été ramassées à l’enthousiasme, un peu n’importe comment et, bizarrement, personne ne demande ouvertement si on ne risque pas l’intoxication à la moule vieillotte. Je m’interroge mais je me garde bien d’instiller le soupçon dans des esprits innocents. Je n’ai pas de crainte. Je pense juste que si la journée en kayak du lendemain devait s’effectuer avec les boyaux tordus, ça ne ferait pas rire tout le monde… Consommées avec le même enthousiasme avec lequel elles ont été ramassées, les délicieuses moules passeront très bien.
*
Et voilà. Nous quittons le confort relatif de l’école pour une itinérance de quinze jours. La veille au soir, Fabien et moi avons tenu un mini conseil de guerre pour décider quoi emporter. On partage déjà de nombreuses choses, comme la crème solaire et l’anti-moustique, mais pour s’alléger encore, on en vient à couper le savon ! Dans les kayaks doubles, nous emportons un sac étanche pour les affaires personnelles, un autre pour le matelas, notre tente et une partie de la nourriture. Le premier jour, ça prend un peu de temps de tout caser dans les caissons étanches mais ça devient de plus en plus aisé au fil des jours (notamment parce que les vivres sont peu à peu consommés…).
On passe un bon moment à tout charger, vêtus de la combinaison sèche qui nous réchauffe car il fait frais, et qui nous protège à la fois des moustiques véhéments et c’est enfin parti ! Le ciel est un peu gris mais la mer est calme. Depuis hier, le paysage maritime a déjà changé. Les blocs de glace ne sont plus les mêmes et leur couleur est plus bleutée sous les nuages. Il m’est vraiment difficile de pagayer de façon fluide. J’ai envie de m’arrêter devant chaque bloc car ils sont tous uniques. Ils n’ont jamais la même couleur, ni la même forme ; des arches, des blocs pointus, des tables, des sculptures découpées et, parfois, dans un grand bruit de tonnerre, un bout de glace qui tombe ou un glaçon qui se retourne. La tranquillité est toujours apparente, l’immobilité transitoire.
Durant ce séjour dans cet environnement hors du commun, deux types de vision s’offrent à nous : celle de la terre et celle de la mer.
De nos kayaks, nous côtoyons ces formes blanches qui sont aussi fantasques que les nuages. On peut y voir tout ce que l’on désire et, en outre, on peut imaginer leur vie. Je me représente leur naissance à la tombée du glacier en amas monstrueux ou plus modestes, les forces mises en jeu pour les détacher, les cataclysmes qu’ils déclenchent. Cette explosion d’énergie apaisée, ils entament leur paisible flottaison en s’éloignant du front glaciaire sans savoir jusqu’où ils parviendront. Une vie à la dérive, une navigation sans contrôle et sans objectif. Transpirant sous le soleil arctique, ils s’amenuisent au goutte à goutte, basculent lorsque leur fluctuant centre de gravité les déséquilibre et offrent alors un nouvel aspect, comme s’ils devenaient un nouveau bloc. Entre transmutation et lent amaigrissement, ils finissent par disparaître tout à fait en s’intégrant aux flots marins.
Fort heureusement, nous bénéficions d’une météo particulièrement clémente mais, de toute façon, jamais nous n’aurions embarqué dans les kayaks si les vagues étaient trop fortes. Un jour où un fort vent souffle sur la baie, nous ne prendrons pas la mer. Notre itinéraire est conçu pour s’adapter aux conditions climatiques. Hervé connaît très bien les lieux. Il a repéré les endroits où nous pouvons installer un camp, choisis parce qu’il y a au moins une plage et une plaine accueillante, ainsi que de l’eau douce à proximité, et nous nous fions à son expérience. Nous déciderons chaque jour de ce que nous allons faire en fonction du temps et du paysage maritime car si les icebergs venaient à s’échouer sur la plage et à nous bloquer, ou si les petits débris de glace s’accumulaient en brash infranchissable, nous pourrions très bien ne pas pouvoir quitter notre plage ou alors embarquer mais nous voir obligés de rebrousser chemin. Rien n’est figé d’avance. Le sentiment de liberté qu’induit ce type d’organisation est exaltant. D’autant plus que notre guide inspire une grande confiance. On peut compter sur son jugement. S’il décide de prendre la mer ou pas, ce n’est pas par hasard, par envie fantasque ou par plaisir, c’est que le créneau est bon et qu’il faut le saisir. On évolue donc comme les icebergs, au gré du climat et de l’eau, soumis aux mêmes conditions, sans voile ni moteur, intégrés aux éléments.
Hervé semble préoccupé par la traversée de Torssukátak, un bras de fjord au fond duquel reposent plusieurs fronts glaciaires, véritables usines à icebergs, qu’il est important de passer dans les meilleures conditions, c’est-à-dire, pas trop encombré de glace. La disposition des blocs change constamment. Vents et courants dessinent chaque jour un nouvel environnement. Une baie dégagée un matin peut se retrouver bloquée par la glace le lendemain. La mer azurée que l’on aperçoit du haut d’un mont, constellée d’icebergs isolés et aisément contournables, peut se parer d’une croûte de glace que nos kayaks ne pourraient pas franchir. Toutefois, grâce à la chance mais aussi à l’expertise d’Hervé, nous sommes toujours parvenus à passer. Pour traverser Torssukátak, il a préféré attendre que La Louise soit dans les parages car non seulement nous avons rendez-vous avec elle pour le ravitaillement mais, en plus, si la mer venait à se boucher, le voilier pourrait nous ouvrir le passage. Or, ce jour-là, le chemin est libre et nous parvenons sans encombre à la destination prévue, la petite île d’Igdlutalik. La Louise était bien dans les parages mais nous ne la voyions pas ; elle mouillait pas très loin, dans une anse de Arve Prinsens Ejland. Notre rendez-vous est donc reporté au lendemain. Le matin, nous avons la bonne surprise de voir débarquer sur notre plage les kayakistes qui logent sur le navire et les plans changent de nouveau. Le temps est au beau et nous avons fait le tour de l’îlot la veille, nous plions donc rapidement le camp pour naviguer tous ensemble vers notre prochain point de chute, Anap nunâ, un bout de terre accroché au glacier Kangilerngata sermia, où nous envisageons de passer plusieurs nuits.
La mer est encore calme mais différente. Aujourd’hui, nous assistons à un phénomène nouveau. Sur notre route, les courants sont plus forts et la glace change rapidement d’aspect ; elle se compacte et se décompacte à l’envi. Nous nous faufilons donc en file indienne derrière Hervé qui trace le chemin. Il faut le suivre rapidement car un écart de quelques mètres à peine laisse le temps aux glaçons de reboucher l’ouverture qu’il venait de créer. Puis, nous nous retrouvons face à des courants encore plus forts qui font avancer les blocs de glace si rapidement que nous avons la sensation de nous trouver sur le bord d’une autoroute qu’il faudrait traverser à pied ! Sans un guide, jamais je n’aurais osé affronter ces bâtiments mouvants. Or, avec lui, tout semble aisé. Il nous fait nous arrêter tous ensemble et attend qu’un paquebot de glace passe pour lancer le signal de la traversée du courant à sa suite. Nous effectuerons la même manœuvre dans un courant qui passe à l’inverse sans aucune difficulté. Je ne suis pas inquiète car je me sens guidée en toute sécurité mais ça reste très impressionnant d’observer, du bas de son minuscule bout de kayak, des masses de glace qui bougent. Et qui bougent vers nous ! Hervé a beau dire que ça ne risque rien, qu’il suffit de suivre le courant avec les icebergs et qu’on est portés comme eux, qu’ils ne vont pas nous écraser… N’empêche ! Je préfère voir le monstre avancer devant moi que derrière. La perspective d’être poursuivie par un iceberg me semble vaguement périlleuse.
Les autres navigations entre les icebergs sont plus tranquilles. Nous voguons en silence entre ces blocs d’une diversité indescriptible ; par leur taille, leur forme, la qualité de leur glace, la façon dont ils sont posés sur l’eau. Certains présentent des formes géométriques tracées à la règle et sont posés presque parfaitement à l’horizontale à la surface. D’autres, qui ont basculés, sont restés plantés à l’oblique, tels des navires immobilisés dans un chavirement perpétuel, et qui ne couleront jamais. De fréquents coups de tonnerre nous rappellent qu’ils ne dorment pas, qu’ils somnolent à peine. Au loin, un bloc qui se détache émet un fruit fracassant et des frissons dans l’eau quand il est assez proche pour qu’on parvienne à l’apercevoir. S’il venait à tomber tout près de nous… Souvent, nous ne percevons que le tonnerre, et ce bruit qu’on ne peut rattacher à aucun élément visuel rend le phénomène tout à fait fantomatique. Ce faux calme pourrait être menaçant et se doit de l’être un peu afin que notre attention ne se relâche pas et qu’on n’en vienne pas à se laisser aller à tenter de grimper sur les blocs les plus plats qui semblent accostables et donnent des envies de patinage. Mais ils tonneront toujours au loin ; les paquebots de glace que nous croisons de près restent tranquilles. Nous les passons très respectueusement, écrasés autant qu’émerveillés par leur taille et leur puissance potentielle, éblouis par leur beauté, leur couleur, le bleu turquoise du bout minuscule de la masse de leur partie immergée qu’on entrevoit près de la surface de l’eau. Parfois, leur glace dégouline en fondant en clapotis dans la mer ou en ruisselets gazouillants. Ce sont de gigantesques réservoirs d’eau douce qui se perdent insensiblement dans la mer arctique.
Les jours où la mer ressemble à un lac, tellement sa surface est plane, j’apprends une expression : « il y a pétole ». Une mer lisse où falaises et glaçons se reflètent dans un miroir parfait. Certes, ces « glaçons » sont parfois plus hauts que certaines langues de terre qu’ils masquent derrière eux. D’ailleurs, quand ils se sont frottés d’un peu trop près à la terre durant leur long séjour prénatal, lorsqu’ils n’étaient encore qu’une partie du glacier, ils sont sales et jurent au milieu de la blancheur immaculée de leurs congénères. Certains transportent même des pierres qui finiront leur trajet au fond de l’océan lorsque leur support de glace se sera évanoui.
Hervé nous lance dans un rythme paisible mais quasiment ininterrompu, régulier, qui nous laisse le temps d’admirer les icebergs sans cesser de pagayer (ou presque…). Une seule journée ne nous donnera pas ce loisir. Il nous prévient calmement la veille que la journée du lendemain sera longue car nous allons longer des falaises qui ne nous permettront pas d’accoster. À en juger par sa mine sérieuse, on peut lui faire confiance, on va ramer. Il ne nous indique toutefois pas le nombre de kilomètres qu’il espère parcourir. Pour moi, c’est égal, je n’ai pas de notion de la distance qu’on peut parcourir en kayak en une journée. Nous commençons par un passage difficile car la glace recouvre la surface et qu’il faut y trouver un sillon bleu, ou plutôt se le frayer, comme dans un labyrinthe. On aurait presque besoin d’un drone qui nous fournisse la vision aérienne de la mer car, de sa surface, il est difficile de juger où se trouvent les espaces libres. Bon an mal an, Hervé, qui navigue seul dans un kayak deux places bien plus chargé que les nôtres, tel une machine, slalome, ouvre la voie en repoussant la glace de parts et d’autres, et se fait son chemin. Il nous suffit ensuite de le suivre bêtement. Ce passage franchi, nous sommes loin d’être arrivés, et pas de plage pour descendre déjeuner à terre. Donc, on s’arrête au pied d’une falaise, on sort les thermos d’eau chaude et, sans sortir des kayaks, on se tape une bonne soupe pour se requinquer et… poursuivre. Le temps est gris et plus frais que la veille. On pagaie le long de falaises inhospitalières, chaque petit cap dépassé offre une vue sur encore une autre falaise. Chez certains, la soupe fait son effet et l’envie de se soulager se fait pressante. Mais il n’y a toujours pas d’endroit où se poser. On continue. Heureusement pour Fabien qu’on finit par s’arrêter dans une échancrure ménagée dans la roche parce qu’il avait le choix entre se lâcher dans la combinaison sèche et prendre son mal en patience. Pour le soutenir, je tentais d’augmenter l’efficacité de mes coups de pagaie mais je ne pense pas que l’effet ait été à la hauteur…
Et on repart… Et on finit enfin par apercevoir le fameux passage étroit qui nous fait quitter Torssukátak et entrer dans un détroit qui longe l’île d’Oqaltsut sur laquelle on va dresser notre camp. La plage tant attendue est là ! À la sortie du kayak, je retire mes gants trempés et je peux à peine remuer mes doigts transis. Fabien, rigolard, heureux d’avoir vidé sa vessie tout en conservant sa dignité, me demande si j’ai froid. Je le regarde en claquant des dents sans lui répondre. Dans deux minutes, je vais pouvoir parler mais là, tout de suite, je me requinque. Nos vases communicants fonctionnent à merveille, quand l’un flanche l’autre assure. Il me passe ses gants secs et me sert une soupe chaude, sans pouvoir effacer son large sourire moqueur mais bienveillant, et ça va tout de suite mieux ! On néglige trop souvent les bienfaits d’une délicieuse soupe lyophilisée, bien industrielle et pas du tout bio. Ça peut être un véritable régal. Et que dire du Twix qui la suit en dessert ! Ce déjeuner royal au timing impeccable sera peut-être pour moi le meilleur du séjour.
Et ce n’est pas fini. On ne faisait que se reposer. Le camp prévu se situe dans une autre baie. Je crois bien qu’on a pagayé encore deux heures et j’ai même pensé à un moment qu’on dormirait sur les kayaks. Mais Hervé a pitié de nous et on parvient enfin à une plage accueillante qui se transforme en une vaste plaine alimentée en eau douce par une cascade. L’endroit semble idéal pour camper et c’est sans doute pour cela qu’il y a déjà quelques kayakistes allemands qui y ont élu domicile. Nous ne sommes pas fâchés de quitter enfin les kayaks et les combinaisons sèches. Le montage du camp est une véritable partie de plaisir. Ça permet de se réchauffer et d’exercer d’autres parties du corps que les bras et les épaules. J’ai cru que mes genoux allaient rester collés à l’hiloire.
Le soir, autour du repas, Hervé nous annonce le nombre de kilomètres parcourus : 32. Je crois qu’on peut dire que ça fait une bonne journée. Toutefois, il aurait dit 150 que ça ne m’aurait pas surprise. Le lendemain, on doit faire une randonnée dans l’île et c’est tant mieux.
Les journées en kayak sont généralement bien remplies. Nous passons plusieurs heures sur l’eau et faisons, à une seule exception près, une pause déjeuner sur terre qui représente une bonne coupure. Lorsque nous déplaçons le camp, la journée consiste à démonter les tentes et à charger les kayaks, puis, à la fin de la journée en mer, à se livrer aux opérations inverses, enfin, si nous sommes à proximité d’une source d’eau douce, à en remplir toutes les poches et tous les thermos afin de disposer d’un stock suffisant. Hervé, lui, est également chargé de préparer le repas et, nous, de faire la vaisselle. Ainsi, lorsque nous regagnons nos tentes, nous veillons à peine le temps de nous insérer dans les duvets. Pas de bavardage et pas de lecture. De toute façon, nous n’avions pas emporté de livre. Trop encombrant.
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Lorsque nous sommes à terre, une autre vision du paysage se présente. Les icebergs peuvent tonner autant qu’ils veulent, ils ne font pas peur. Ils restent majestueux mais impressionnent moins. La toundra qui recouvre le sol semble brunâtre et uniforme vue des kayaks mais lorsque nous la foulons du pied, son univers est tout autre.
Certes, il n’y ni arbre, ni arbuste. Les plantes les plus hautes sont les fleurs et la majorité d’entres elles ne dépassent pas les trente centimètres. Mais elles présentent une variété inattendue. La mousse sur laquelle on marche est très épaisse et agréablement moelleuse. Elle est très confortable pour y dormir dessus mais elle ne favorise pas la progression. Le sol se présente souvent en petits monticules moussus qui, près des petites rivières et des zones un peu arrosées, sont minés de creux boueux, propices à l’entorse. Lorsqu’on randonne, on regarde en général précautionneusement vers ses pieds et qu’aperçoit-on ? Les fleurs. Dès le premier jour de randonnée, à force de scruter le sol, nous découvrons également que la toundra est riche en bolets. Ayant échappé à l’intoxication à la moule, nous tentons donc celle au champignon. Sur la petite île d’Igdlutalik que nous arpentons de long en large, nous en laissons certainement très peu. Ils sont délicieux et agrémentent avantageusement les ordinaires plats de pâtes et de riz. Le jour de notre rencontre avec La Louise, nous les échangeons gracieusement contre le ravitaillement bienvenu. Lors de cet échange, nous sommes invités à prendre l’apéro à bord et apprenons à l’occasion que la racine de certaines fleurs est comestible. Une sorte de rhizome qui ressemble à du curcuma, légèrement parfumé à la noisette. Dès lors, au cours de nos marches, la recherche de ces plantes comestibles et de toutes les fleurs en général guide notre curiosité. Nous disposons d’un guide de la faune et la flore qui nous aide à identifier la multitude de fleurs rencontrées. Ce sont parfois des cousines de celles qu’on trouve dans les Alpes (renoncules, gentianes), parfois des espèces plus spécifiques à ces régions. Une vision globale et rapide ne permettrait pas de distinguer que la végétation est si variée. Lorsque nous faisons des pauses dans notre avancée en kayaks et que nous arpentons les terres à pied, la diversité des couleurs se révèle sous nos pas.
Sur la presqu’île Anap nunâ, nous nous installons trois nuits car c’est ici que nous tentons de nous approcher de la calotte glaciaire. Le premier jour, nous nous rendons jusqu’à un sommet, Niaqornarssuaq, situé à côté du front du glacier Kangilerngata sermia. De là, nous disposons d’une vue sur un autre glacier, au loin, Eqip sermia, situé dans la baie de Quervain, célèbre parce que c’est là que Paul-Émile Victor a installé le camp de base de son expédition. La cabane en témoigne et se visite. Nous ne nous en approcherons pas ; nous nous contenterons de l’imaginer de notre sommet. En revanche, le glacier Kangilerngata sermia, lui, est bel et bien à nos pieds.
C’est très impressionnant de se retrouver face à un front glaciaire, avec l’inlandsis en fond. Le blanc à perte de vue. Ici, la vision porte, semble-t-il, sur des centaines de kilomètres. Jamais je n’ai eu cette sensation si nette de liberté visuelle. Du haut des monts qui dominent les îlots, et même du kayak, le regard porte très loin sur un paysage clair. Les contours des icebergs, et la terre recouverte de toundra, sont dessinés au trait fin. Tout est net et limpide. Faussement immobile. Faussement calme. Terriblement sauvage. Pour nous rappeler à l’ordre, un pan du glacier se fracasse dans la mer blanche à ses pieds. En proportion, le morceau qui tombe est insignifiant. Il s’agit pourtant d’un bloc énorme qui plonge de plusieurs mètres, créant des remous atténués par la surface de l’eau, blanchie par la glace qui flotte à l’abord du gigantesque mur. Devant le front glaciaire, les parties qui viennent de vêler créent des piscines bleues devant cette accumulation de glaçons compactés, qui peu à peu s’amenuisent pendant que le calme revient, pour se reformer un peu plus loin, lorsqu’un autre bloc s’effondre. Le spectacle est grandiose.
Nous ne pourrions espérer nous approcher aussi près du front glaciaire de nos kayaks. D’ici, nous obtenons la meilleure vue possible. En outre, au cours de cette randonnée, Hervé procède à des repérages pour le lendemain. Nous allons tenter d’approcher la calotte glaciaire par la terre. De notre position, un mont nous cache les abords du lac que nous souhaitons longer pour y accéder mais cela semble possible.
Le lendemain, nous partons donc pour une balade qui risque d’être longue, ou écourtée si nous nous trouvons face à des falaises difficilement franchissables. La carte annonce des lacs, notamment celui, plus volumineux que les autres, qui touche le glacier, mais elle n’est pas assez précise pour que nous connaissions la véritable nature du terrain. C’est donc sans attente précise que nous nous mettons en route, armés pour certains de sachets destinés aux champignons, pour d’autres de l’appareil-photo et, pour tous, d’une bonne dose d’enthousiasme et d’émerveillement.
Et on avance, lentement mais sûrement. On passe plusieurs lacs, on rebrousse chemin quand les canyons se font trop profonds. Et on continue. Et on finit par atteindre le grand lac où l’on s’arrête pour la pause déjeuner. Le glacier est visible à l’autre bout mais comment y accéder ? La rive droite, plus courte, est un à-pic. La rive gauche est plus praticable mais plus longue. Et on marche déjà depuis plusieurs heures. Qu’importe, on poursuit, au même rythme. Silencieusement, je pense qu’on a tous envie de l’atteindre cette calotte, même si elle est encore un peu loin, même si on avait dit que ce n’était pas grave si on s’arrêtait avant, même si on fatigue un peu. Notre locomotive de guide semble déterminée à y aller et personne ne le contredit.
Ça valait le coup ! Au bout du lac, le glacier est là, dans son lit, sa surface hérissée d’innombrables crevasses. Derrière lui, le blanc est lisse jusqu’à l’horizon. C’est la calotte glaciaire. Nous avons atteint notre but ! Le retour sera aussi long mais le semblera moins car nous connaissons le chemin et nous marchons le cœur rempli d’une image inoubliable. Même si les pieds chauffent un peu et qu’il fait bon les tremper dans l’eau glacée d’un lac dans lequel nous profiterons pour faire un brin de toilette. Juste un brin, morceau de chair par morceau de chair, et au gant de toilette. Pas question pour moi de me plonger nue dans l’eau polaire même si le soleil brille. La chaleur reste toute relative.
S’il est nécessaire de regarder par terre pour observer les fleurs et, paradoxalement, les arbres également, qui rampent sur la mousse et le lichen, il faut également garder le nez levé pour ne pas manquer les quelques animaux qui peuvent surgir. Les Inuits chassent et pêchent beaucoup, et les animaux sont donc bien avisés de ne pas se montrer facilement. Sur ces terres pourtant sans habitations, les lièvres arctiques sont les seuls mammifères que nous apercevrons. Le blanc de leur fourrure se repère aisément sur la toundra lorsque le bruit de nos pas qui s’approchent les fait détaler. Leur taille également. Si on les voit si bien d’aussi loin, c’est qu’ils ont l’air bien plus gaillards que leurs cousins français.
Un renard s’approchera de notre campement sur Oqaltsut, celui où nous serons avec les Allemands. Eux, le verront et viendront nous prévenir qu’il nous faut rentrer toutes les affaires qui traînent et qui l’attirent. Il ne se montrera pas à nos yeux une fois que nous aurons fait le ménage. Et du mammifère marin tant attendu, la baleine, nous aurons finalement la chance d’en apercevoir deux de nos kayaks lorsque nous nous trouverons face à l’île de Disko. Je n’ai vu et entendu que le jet d’eau de la bête mais elle était bel et bien là. Deux rorquals communs, paraît-il. Ils ne nous ont pas fait un show spectaculaire. Ils auraient pu sauter par-dessus les kayaks par exemple. Mais non, ils ont préféré montrer rapidement leur dos et s’éloigner aussi sec. Nous n’avions pourtant pas de harpon.
Les oiseaux, principalement des mouettes, se regroupent souvent sur leurs falaises favorites où ils installent leurs juvéniles. Des vols de canards, de bernaches, de guillemots à miroir égayent nos navigations en kayaks. De la plage, ce sont plutôt les canetons curieux qui sont les plus visibles. L’environnement est globalement silencieux. Seuls les abords des falaises résonnent des cris des mouettes. Ce n’est pas le règne animal qui domine ici. C’est la glace.
Pour faire comme les Inuits et flanquer la trouille aux poissons, Hervé a emporté une cane à pêche que nous utiliserons à deux reprises, une fois dans un lac et l’autre dans la mer. Je dis « nous » mais je parle de quelques membres du groupe que ça intéresse. Les autres se contenteront de manger les prises : quatre ombles chevaliers à la belle chair rose. Les poissons de mer ne se sont pas laissés prendre. Ils devraient pourtant être plus faciles à attraper, désorientés et terrorisés qu’ils doivent être par les fréquents cataclysmes provoqués par les icebergs. Je me suis souvent demandée ce que ça devait leur faire d’éviter de justesse un énorme bloc de glace qui leur fonce soudain dessus sans crier gare. Traumatismes, chocs psychologiques insurmontables, tremblements incontrôlables ? Nous n’aurons pas l’occasion de leur demander car ils sont restés invisibles.
De cette observation, j’en conclus que les animaux maîtres des lieux ne sont ni les chiens groenlandais, ni les baleines, mais bien les moustiques. Eux sont plus nombreux que les êtres humains, ne sont pas chassés et ne sont pas menacés d’extinction. Rien ne les effraie. Rien ne les empêche de nous harceler lorsqu’ils ont décidé de partager nos repas. Ils sont absents uniquement lorsque la brise est trop forte parce qu’ils n’aiment pas le vent. Ils sont ici chez eux et ils font comme ils veulent. On nous a dit qu’en août ils sont remplacés par les mouches qui sont tout aussi envahissantes.
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Nous établissons le dernier camp de base sur Qeqertakavsak, juste en face du village de Qeqertak que l’on aperçoit. Le dernier trajet en kayak sera court. Il est effectivement préférable de s’assurer que nous pourrons rentrer en temps et en heure au village pour prendre le bateau, ne pas risquer qu’une mer démontée le dernier jour nous retarde. D’ailleurs, en fin de journée, le temps commençant à changer et menaçant de se mettre à la pluie, nous plions le camp pour rentrer dormir à l’école un jour plus tôt. Ainsi, nous disposons d’une journée entière pour nettoyer et ranger le matériel.
Bien qu’il ait plu au cours de la nuit, nous passons tout l’équipement des kayaks à l’eau douce. Tout doit être propre et prêt pour le prochain groupe qui utilisera le matériel. Nous les croiserons sur l’embarcadère car ils sont également soumis aux horaires de la Disko Line pour rejoindre Qeqertaq. Ça ne nous occupe pas toute la journée. Il nous reste largement le temps de visiter l’église et l’usine de transformation du poisson pêché (surtout du flétan). Dans cette dernière, nous sommes guidés par une employée légèrement anglophone qui nous montre le matériel de tri, de découpe et d’emballage du poisson. Les lieux sont vides de poisson car le bateau qui vient chercher la production est passé la veille. Dans la pièce réfrigérée, des cartons de filets, têtes ou nageoires sont prêts à partir à l’étranger. (C’est pourtant vrai qu’ils envoient les nageoires au Japon !) Il se pourrait qu’ils aient un peu tiré sur la corde au niveau de l’assaut sur le flétan car notre guide se plaint d’une mauvaise année de pêche. Il va bientôt falloir qu’ils initient les Japonais au sushi de moustique…
Hervé a pris ses marques dans ce village et voulait organiser une réunion à l’école, une sorte d’échange d’initiation au groenlandais et au français, suivi ou précédé d’un repas indéfini. Café, apéro, goûter ? Nous verrons bien selon les participants et leur heure d’arrivée. Il passe par Hanne, l’institutrice, pour lancer les invitations à qui veut bien nous rejoindre, adultes et enfants compris.
En début de soirée, au compte-gouttes, commencent à arriver quelques personnes, majoritairement des femmes et des enfants. On s’assoit autour de la table de la cuisine, dans un silence timide. Hanne n’est pas là pour faire l’interprète et personne ne parle anglais parmi les groenlandais présents. Alors j’en profite pour tester leur compréhension du norvégien. C’est une langue très proche du danois ; si je m’applique à la prononcer « à la danoise », ça doit être compréhensible pour eux. Je leur demande leur nom et qu’ils nous l’écrivent au tableau. Ça marche, on s’est compris. On peut commencer à tester nos capacités mutuelles à prononcer nos noms respectifs. Tous portent des noms de famille danois. Les plus âgés ont également un prénom danois mais, en dessous de la trentaine, ils ont un prénom groenlandais. Comme si un retour aux sources avait semblé nécessaire. D’autres personnes nous rejoignent, beaucoup d’enfants. L’atmosphère devient plus chaleureuse, plus détendue. On écrit au tableau, on tente d’apprendre les chiffres et les jours de la semaine. Ça a l’air aussi compliqué pour eux que pour nous mais ça permet de se parler et de partager, sinon nos mots, au moins nos sourires.
Sur la table, on a installé un panel de victuailles mélangé (des chips aux bonbons en passant par les crevettes) et tout le monde y trouve son compte. Il nous restait encore des bolets que nous leur faisons goûter. Ça leur plaît et ils sont très étonnés d’apprendre qu’on les a cueillis sur l’île en face de la leur. Eux, en général, ne les consomment pas ! Certes, nos habitudes alimentaires sont bien éloignées. Hervé nous raconte à ce propos une anecdote qui illustre le fossé qui nous sépare. Son groupe partageait le repas avec des villageois pour fêter un garçon qui avait pêché son premier phoque. Un Français fait goûter au garçon un morceau de far breton, dans un esprit d’échange « gastronomico-culturel ». Le petit n’aime pas du tout, recrache le bout, puis, pour passer le mauvais goût, il file vers son phoque, en extrait un œil, l’incise et en boit le liquide. Je comprends mieux pourquoi ils ne se sont jamais lancés dans la confection d’une omelette aux champignons. En outre, je suis soulagée qu’ils n’aient apporté à l’école que du café et des chips. Mon éducation ne me permet pas de refuser ce qu’on m’offre et je me dois d’avaler toute sorte de cochonnerie offerte par un local sans sourciller. Si on m’avait proposé de la narine de phoque, je n’aurais pas pu faire preuve de l’indélicatesse du gamin et je l’aurais avalée en souriant.
Les kayaks sont rangés, les sacs sont faits, l’école est nettoyée. C’est jeudi, le jour du passage hebdomadaire du bateau de la Disko Line et de notre retour vers Ilulissat. La bruine accompagne notre attente sur l’embarcadère. Hanne et sa fille sont venues nous faire leurs adieux. Tout se passe vite car, dès que le ferry est amarré, les voyageurs arrivés à destination doivent décharger leurs affaires et descendre rapidement, et nous devons également charger les sacs et monter aussi sec. Au pas de course. Même si nous attendons ensuite une bonne demi-heure avant que le bateau ne reparte. Nous croisons le groupe qui va s’installer une semaine dans le camp de Qeqertakavsak que nous avons partiellement laissé en place et pour lequel nous avons nettoyé les kayaks. Un peu jaloux de leur bonne fortune d’être en début de voyage alors que le notre s’achève déjà…
Allez… Il nous reste encore une jolie traversée au milieu des glaçons. D’ailleurs, Ilulissat signifie « icebergs » en groenlandais ; nous n’en avons donc pas tout à fait fini avec eux. En outre, le ciel se dégage. Le soleil qui brille nous permet de passer plus aisément une partie du trajet sur le pont, pour admirer les derniers immeubles de glace et espérer apercevoir la queue d’une baleine. Jusqu’au bout…
Nous arrivons en fin d’après-midi à Ilulissat. Cette fois-ci, pas question de nous laisser envahir par le sommeil, il nous faut prendre un dernier verre face au fjord et au soleil de minuit. La difficulté consiste à trouver un bar qui accepte de nous ouvrir ses portes passées les vingt-deux heures. Après plusieurs tentatives, il ne semble rester qu’une seule possibilité, que le bar de l’Hotel Arctic, un quatre étoiles polaire, veuille bien nous recevoir. Mais il se trouve un peu en dehors du centre ville, il est déjà plus de onze heures et on ne sait pas s’il voudra de nous. Qu’importe ! C’est notre dernier soir et la seule promenade dans cette lumière si particulière des fins de journées d’été sur les terres polaires se suffit à elle-même. Des nuages sont venus voiler l’horizon et ajoutent des nuances de jaune et de gris au tableau, confondant leurs formes avec celles des icebergs immobiles.
L’Hotel Arctic est ouvert et nous accueille. C’est donc devant un soleil rougeoyant qui ne termine pas sa course derrière la ligne d’horizon mais qui, vaillamment, se prépare à remonter vers une nouvelle journée sans fin, que nous trinquons. Nous célébrons une aventure polaire hors du commun, un guide fiable, bienveillant et sympathique, qui nous a permis de découvrir ces lieux dans un cadre idéal, et la simple chance d’avoir pu réaliser ce rêve. Nous lançons un dernier « inuulluarit » vers ces paysages magiques !
Le lendemain, les nuages se sont totalement dissipés et c’est sous une chaleur estivale que nous passons notre dernière matinée à Ilulissat, comme à notre arrivée. Cette fois, du haut de l’avion, nous avons tout le loisir d’admirer l’immense glacier, suivi de la calotte glaciaire. Pour nous faire regretter de partir si vite ? Pour nous inviter à revenir ? « Regardez ce que vous quittez », nous lance le Groenland, « Vous n’avez parcouru qu’une infime partie de mes terres… Ça ne vous dirait pas de revenir ? Peut-être pour aller plus au Nord. Thulé, vous connaissez ? »
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(Ce voyage a été effectué avec 66° Nord. En voici le lien direct :
http://www.66nord.com/voyage-expedition-poursuite-des-glaces-baie-disko/Groenland/Voyageaccompagne-EGROWEXPE)
Détail de l’aventure en kayak
J1 : Qeqertaq
J2 : Qeqertaq (tour de l’île)
J3 : Qeqertaq – cabane du pêcheur
J4 : cabane du pêcheur (passage par l’île Qeqertaqsak et traversée de Torssukátak) – Igdlutalik
J5 : Igdlutalik – Anap nunâ (ravitaillement auprès de la Louise)
J6 : Randonnée jusqu’au front du glacier Kangilerngata sermia (sommet de Niaqornarssuaq, 516 m)
J7 : Randonnée jusqu’au glacier
J8 : Anap nunâ – Igdluluarssuitnunatât (face au glacier) – Arve Prinsens ejland (face à la petite île Ange)
J9 : Arve Prinsens ejland (randonnée jusqu’au lac et pêche)
J10 : Arve Prinsens ejland (via Smallesund) – Oqaltsut (face à Disko) (un trajet en kayak de 32 km !)
J11 : Randonnée sur Oqaltsut (vue sur Saqqaq)
J12 : Oqaltsut – Qeqertakavsak (en face de Qeqertaq)
J13 : Randonnée à la falaise des oiseaux – Retour sur Qeqertaq
J14 : Qeqertaq
J15 : Qeqertaq – Ilulissat
Magnifique récit, qui me rappelle bien des souvenirs. À vous lire je revois les mimique d’Hervé, les endroits où nous avons séjourné, le sourire d’hanne.
Bref merci pour m’avoir fait revivre à travers vos mots de sublime souvenir
Ravie de vous avoir permis de revivre ce beau voyage ! Je crois bien qu’il s’est fixé en nous de façon durable car ce n’est pas une balade anodine, c’est une véritable découverte, l’approche d’une terre exceptionnelle.