Une élection de plus…

Il est de nouveau venu le temps des élections avec son lot de promesses de lendemains meilleurs, ses portraits souriants ou sérieux, ses joutes verbales.

Cette année, ce ne sont même pas ces candidats déprimants qui me font appréhender de me rendre aux urnes. Je repense à ma dernière expérience, aux élections régionales de 2015, et je redoute un peu le bureau de vote… Ce n’est pas la peur de rester bloquée dans une longue file d’attente car le lieu est rarement pris d’assaut et les pauvres fonctionnaires qui le tiennent s’ennuient ferme. C’est pour autre chose.

Ce dimanche-là, je me présente avec ma carte d’électeur et ma carte d’identité devant trois jeunes filles chargées de me remettre le bulletin de vote. Je leur tends les documents et j’attends. J’attends. Un certain temps. Le large registre posé devant elles les amuse. Elles le feuillettent, tournent ses pages vers la gauche, vers la droite, re-la gauche. Ça traîne un peu. C’est normal ; ce n’est pas une tâche aisée de trouver un nom dans un registre quand on ne connaît pas l’alphabet.

Je les observe avec curiosité et je m’interroge. À l’ère d’internet et des recherches informatisées, la notion d’index est en train de devenir obsolète. Est-il donc nécessaire de posséder encore cette connaissance ? Aujourd’hui, oui, car, dans ce cas précis, il n’y a pas d’autre moyen d’effectuer la recherche. C’est certainement une méthode très archaïque mais tant qu’on n’a pas changé de modèle, il faut connaître l’alphabet. Mais demain ? Ces gamines ont-elles vraiment besoin de cette compétence ? Je n’ai pas la réponse mais, comme je n’ai pas non plus l’impression que cet apprentissage requière des capacités intellectuelles hors du commun, je me dis que ça peut toujours servir. Tout en me livrant à ces réflexions, je repère mon nom et le leur pointe du doigt afin d’accélérer la procédure qui menaçait de s’éterniser. Personne n’est venu se placer derrière moi dans la file mais je n’ai pas envie d’y passer ma journée. En outre, je sens s’approcher un surveillant désœuvré et je redoute qu’il me propose de les aider au dépouillement. Les devoirs de citoyenne que je m’impose ont des limites…

Après le passage dans l’isoloir, je plonge la petite enveloppe dans l’urne, comme il se doit. « A voté ! » Ensuite, il me faut signer. Les assesseurs assis derrière la table sont bien plus âgés que les jeunettes qui distribuent les bulletins et connaissent, eux, leur alphabet. La personne vers laquelle je me dirige trouve mon nom sans encombre. C’est une dame d’une bonne soixantaine d’années. Elle me présente le minuscule cadre destiné à recevoir ma signature sur la liste d’émargement, encadré de la réglette réglementaire qu’elle maintient fortement à deux mains. Je lui demande de me laisser un peu d’espace car je suis gauchère et j’ai besoin d’un peu de place pour poser mon poignet. Elle me lance un regard compatissant, plein de bonté mais également vaguement entaché de regret et me répond :

— Oh, ne vous inquiétez pas. Ce n’est pas un problème. Apparemment, aujourd’hui, c’est accepté.

Estomaquée, je signe, puis je lui rends le stylo, grommelle un « Bonne journée ! » et quitte ce bureau frappée que quelqu’un puisse, en 2015, remettre en question le fait qu’on écrive avec la main gauche.

Je suis née en 1967 et, depuis que je sais tenir un stylo entre les doigts de ma main gauche, jamais je n’ai eu à subir de réflexions négatives de qui que ce soit, et surtout pas de mes instituteurs et de mes professeurs. De l’étonnement, certes, de l’amusement, mais jamais plus. Je pensais que le sujet n’était plus d’actualité, qu’il avait disparu à peu près à l’époque de mes parents. Une affaire classée. Qui, aujourd’hui pourrait remettre en cause le fait qu’on soit gaucher ?

Et pourtant…

Tout ce qui nous paraît normal n’est qu’une habitude prise sur plusieurs générations. La normalité n’est ni universelle, ni intemporelle. Aujourd’hui, il me semble normal de vivre dans une république, normal de voter, normal de mettre un pantalon, normal de marcher dans la rue à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, normal d’afficher ma préférence sexuelle. Mais rien de ce que les êtres humains ont décidé à un moment ou à un autre n’est normal. Aucun droit que nous avons créé n’est acquis pour toujours. Tout peut être remis en cause. La démocratie, le droit de vote des femmes, le droit de vote tout court, la religion, les congés payés, l’avortement… Rien n’est indiscutablement légitime. Demain, on peut brûler les sorcières, emprisonner les homosexuels, interdire le divorce, interner les consommateurs de lait de vache, taxer les porteurs de lunette, expulser les chats noirs… À moyen terme, tout est envisageable.

Seuls les puissants peuvent se permettre de mépriser les lois et ne pas se soucier de leurs variations. Pas moi. Comme la grande majorité de mes concitoyens, je ne peux pas me permettre de railler ces droits. Je ferais partie de tous ceux qui souffriraient si les droits actuels n’étaient pas protégés. Même si je vais voter sans enthousiasme, je m’indignerais si le suffrage universel était attaqué. Certes, aucun candidat ne me convainc mais qu’adviendrait-il si notre prochain gouvernant nous était imposé ?

Alors, dans quelques jours, je vais me rendre au bureau de vote… Mais je me laisse également le droit de changer d’avis ! Je m’autorise à penser qu’en maintenant un système imparfait, on empêche un réel changement structurel, à me dire que je n’ai pas envie de participer à cette mascarade. Quel que soit mon choix, je veux qu’il soit conscient et réfléchi. Si je ne vais pas voter, ce ne sera pas par je-m’en-foutisme.

Mais j’irai certainement voter, à contrecœur, mais j’irai.

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