Entretien avec un banquier

Certaines situations sont presque inévitables dans un parcours de vie. Le passage par un entretien avec son gestionnaire de compte en banque est de celles-ci. C’est heureusement de moins en moins vrai car beaucoup d’opérations s’effectuent directement sur internet sans passer par son entremise. Pourtant, il faut parfois l’affronter. Car, pour le commun des mortels, cette rencontre est un affrontement. En effet, on va rarement le voir parce qu’on a gagné le gros lot et qu’on voudrait savoir comment distribuer sa fortune. Le plus souvent, on se rend au rendez-vous en position de faiblesse. On a besoin d’argent. On a donc une requête à lui soumettre. Et, même si on a de l’argent (son argent) sur son compte à la banque, et qu’elle le fait fructifier à son avantage, on est demandeur. C’est elle la puissante et son salarié, se faisant son porte-parole, s’approprie cette puissance.

Ce matin, j’ai rendez-vous avec une personne de ma banque. Il y a peu de temps, j’aurais eu rendez-vous avec mon gestionnaire de compte mais aujourd’hui, cette relation, simulacre d’intimité entre le salarié et le propriétaire du compte, est réservée aux fortunés que la banque se doit de traiter aux petits oignons. Avec le tout-venant, la banque n’essaie même plus de faire croire que des personnes attitrées s’occupent personnellement de son argent. On se trouve donc face à n’importe qui et on croise les doigts pour tomber sur une personne compétente.

Ce matin-là, je ne crois pas avoir tiré le gros lot. Dommage, j’aurais fait d’une pierre deux coups et j’aurais versé mes gains sur mon compte par la même occasion. D’autant plus dommage que je n’ai pratiquement jamais à faire à ma banque mais, aujourd’hui, j’ai un projet d’achat d’appartement. Un projet qui doit m’endetter jusqu’à très loin dans ma vieillesse et qui requiert donc, me semble-t-il, un peu de professionnalisme, voire de sérieux.

La personne qui me reçoit est un homme dans la quarantaine, en costume, rasé de près, le sourire accroché aux lèvres. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Il s’assure donc dès la poignée de main introductive qu’il a bien retenu mon nom et qu’il le prononce correctement. Ce n’est pas un détail. Ça a son importance car l’homme me donne du « Mme Machin » au moins trois fois par minute. En fait, il commence pratiquement toutes ses phrases, qu’il articule lentement et bien distinctement, par un « Mme Machin ». Est-ce que j’y discerne un soupçon de condescendance ? Non… Ne faisons pas de mauvais esprit.

Je ne relève pas. Je suis une femme et je suis célibataire. Je suis financièrement indépendante. J’ai un poste stable de salariée et j’ai la cinquantaine. Je m’attendais donc à ne pas être réellement prise au sérieux. La p’tite dame vient parler d’argent. Elle sait ce que c’est un prêt, la p’tite dame ? Elle a pas de mari pour venir discuter de ça à sa place pendant qu’elle fait du shopping ? Elle a fait ses calculs ou elle veut que je lui explique ?

Non, il ne m’a pas parlé comme ça. Mais s’il avait pu, ne serait-ce qu’une minute, effacer son début de sourire amusé de son visage aux relents d’after-shave, j’aurais pu imaginer qu’il ne me considérait pas avec une certaine morgue.

Pour me tester, il m’a mis au défi de réaliser mentalement et à une vitesse fulgurante un calcul complexe :

— Mme Machin, je ne vois aucun problème à vous accorder un prêt sur 25 ans. [Là, il marque une pause théâtrale. Attention. Concentration, Mme Machin] Dites-moi, Mme Machin, vous vous voyez rembourser un prêt à 75 ans ?

— Oui, réponds-je.

Stupeur de l’homme. La p’tite dame est parvenue à effectuer le calcul. 50 + 25 = 75. Elle a compris les conséquences de la durée de l’emprunt.

Ou alors, elle bluffe.

— Ah, vous êtes directe, Mme Machin, s’exclame-t-il en agrandissant son sourire pour masquer sa déconfiture.

— Non, M. Truc, je réponds tout simplement à votre question. Un oui ou un non suffisent. Ma réponse est oui. Il me semble qu’il est plus efficace d’être claire dans ce type de rendez-vous. Avez-vous d’autres doutes, d’autres questions ?

M. Truc n’est pas capable d’être clair et efficace. Il préfère continuer à me lâcher des « Mme Machin » et des « Rassurez-vous » alors que je lui ai signifié à sa première utilisation de cet impératif que je n’avais pas besoin d’être rassurée, que le seul organisme qui avait besoin d’être rassuré ici, c’était sa banque. Pas moi. Moi, je venais simplement parler d’argent.

Il finira tout de même par me proposer un prêt sur 25 ans à un taux lamentable qu’il aurait pu proposer au moindre passant inconnu qui serait entré par hasard dans son bureau et qui n’aurait pas eu un centime sur son compte. Et comme si ça ne suffisait pas, il tente même de me vendre un de ses produits. Et sa commission alors ? Faudrait pas qu’elle oublie sa comm, la p’tite dame !

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