Deux mouvements linguistiques

Mais faîtes donc !

Je ne sais pas exactement depuis quand date le phénomène mais il prend de plus en plus d’ampleur… C’est étrange. D’un côté, des gens très sérieux se réunissent, réfléchissent et réforment l’orthographe pour la rendre… comment dire ? plus cohérente peut-être ? plus simple ? plus logique ? On sent bien que la langue s’est développée n’importe comment, que les mots partent dans tous les sens. Cette désorganisation agace. Rappelons que les sciences exactes sont à l’honneur, que l’implacabilité des chiffres rassure et que ce fatras de lettres inutiles va à l’encontre du progrès. Donc, on enlève des lettres muettes, des accents, des futilités qui embrouillent. On y voit plus clair ainsi.

D’un autre côté, sans qu’aucune autorité linguistique ne l’ait imposé, on trouve que, tout de même, il y a de jolies choses dans la langue française. Même si elles sont un peu farfelues, si on en a oublié l’origine et qu’on aime simplement leur bizarrerie, leur poésie. Par exemple, nous utilisons un signe diacritique particulièrement mignon : l’accent circonflexe. Le chapeau des enfants. Il est si joli que la nouvelle orthographe ne l’a pas complètement retiré. Il plaît bien. Il plaît ! Plaît-il ? Joli, non ?

Il est tellement charmant qu’on ne s’en lasse pas ; on le mettraît pârtoût sî ôn pôuvaît. Alors, tiens, on va en rajouter par-ci par-là. Pour le plaisir. Et puisqu’on écrit « plaît », pourquoi ne pas écrire « faîtes » ?

« Faîtes-vous plaisir !»

« Faîtes votre choix ! »

« Restez chez vous et faîtes vos achats en ligne ! »

Et « dîtes-nous ce que vous pensez. »

Les occurrences de « faîtes » sont si nombreuses sur nos placards publicitaires qu’elles sont en passe de devenir la norme. Voici donc, pour ceux qui en viennent à douter, la conjugaison des verbes faire et dire à l’indicatif et à l’impératif présent :

faire – indicatifdire – indicatiffaire – impératifdire – impératif
je faisje disfaisdis
tu faistu dis  
il (elle) faitil (elle) dit  
nous faisonsnous disonsfaisonsdisons
vous faitesvous ditesfaitesdites
ils (elles) fontils (elles) disent  

Nous sommes en octobre 2020. Je n’invente rien, j’ai copié les conjugaisons trouvées sur le site du Bescherelle, c’est tout de même une référence ! Par ailleurs, « faîtes » existe bien. Il s’agit du pluriel de « faîte » dont voici deux définitions issues du Larousse (encore une référence) :

– Arête supérieure d’une toiture.

– Partie la plus élevée d’un relief, de quelque chose ; sommet, cime.

En revanche, je ne crois pas que « dîtes » existe (hormis au passé simple) mais je peux me tromper…

Aaaah ! Voilà ! C’est sorti. Ça fait du bien ! Et ça me rassure parce que je commençais à douter, à vérifier et à revérifier la conjugaison du verbe faire. À présent, en cas de doute, je viendrai faire un tour sur ce billet.

Ceci dit, un accent circonflexe de plus ou de moins ne change rien à notre quotidien. Et on fait tous de plus en plus de fôtes vu la vitesse à laquelle on s’agite sur les claviers ! Celle-ci a l’avantage d’être sympathique… Le verbe « faire » qui prend de l’ascension avec ce petit plus n’y voit certainement rien à redire. Il sort de sa banalité. Ce chapeau pointu lui donne une lettre de noblesse qu’il conservera peut-être si notre langue en constante évolution le lui autorise.

*

Digital

Ça y est ! Je suis passée dans le camp des vieilles pies ! Je préparais un laïus sur l’adjectif « digital », comptant m’appuyer sur le bon vieux Larousse et voici que ce dernier me trahit. Il l’indique en synonyme de « numérique ». Et voilà ! Le monde digital n’est plus à nos portes, il est entré chez nous.

Jusqu’à récemment, il se contentait d’être relatif aux doigts. Il ne pouvait désigner de la même façon nos empreintes et les données de notre ordinateur. Il le fait à présent. Nous mettant ainsi sur le même plan, nous et le monde connecté qui nous entoure. L’étymologie peut aller se rhabiller. Nous voici entrés dans l’ère digitale.

Il faut être honnête. L’humble « digital » dans son sens courant était en perte de vitesse. On ne voit même plus sa trace sur nos pièces d’identité plastifiées. Ses empreintes ont rejoint la poubelle jaune avec les papiers cartonnés. Pendant ce temps, son homophone anglais connaissait une ascension fulgurante. Entré dans notre vocabulaire dans la liste des faux amis, il n’a rien eu d’autre à faire qu’à attendre patiemment de prendre la place qui lui reviendrait de droit. En outre, il ne présentait aucun piège pour nos bouches francophones, ni diphtongue, ni « th », ni « h » ; rien qui ait pu mettre un frein à son avènement. Il nous a donc suffi de le cueillir sans plus de réflexion.

Ce digital célèbre la consécration des chiffres. Statistiques, algorithmes, simulations, probabilités… la liste est longue de ces données qui nous gèrent. En l’adoptant, nous rendons hommage à ce monde digital auquel nous nous soumettons. Ce n’est pas la victoire du virtuel sur la paperasse qui est inquiétante, c’est le paysage de sa connexion envahissante qui assombrit l’avenir. Non pas une connexion tactile et chaleureuse. C’est une connexion par les chiffres qui nous ouvre ses bras numériques, par écran interposé. Certes, cette connexion est doublement digitale puisque nos doigts tapotent vivement sur ces claviers qui nous relient. Ces messages, ces interactions ont encore un être humain au moins à un bout de la chaîne. Cet ironique digital s’est enrichi en français d’une part de réconfort puisqu’il permet d’évoquer encore la présence des êtres humains…

N’oublions pas également que les digitales sont d’élégantes fleurs des champs. On les appelle ainsi car on peut facilement introduire un doigt dans leur corolle. Attention tout de même car elles peuvent être très toxiques.

PS : Alain Rey est mort cette semaine. C’est peut-être pour cela que ces pensées se sont ancrées si fort que j’ai dû les pianoter sur la toile.

12 commentaires

  1. Ah ! Le français et sa perméabilité à… certaines bizarreries. Merci Klode pour ces paragraphes emplis de bonne humeur… malgré tout ! Allez, je me permets, en guise de réaction, d’y aller de ma petite colère !

    J’ai toujours la trouille d’être devenu un vieux con quand je pense à toutes ces choses lues ou entendues qui me font mal aux yeux ou aux oreilles. La trouille de n’avoir toujours pas compris que c’est pourtant simple : les langues vivantes changent parce qu’elles sont… vivantes, tiens ! Oui, je sais, ça fait partie de leurs vies, aux langues, d’évoluer. Et j’ai beau savoir, je suis un poil exaspéré par des phénomènes linguistiques qui me semblent diablement artificiels. Beaucoup d’entre eux arrivent directement des États-Unis et prospèrent avec ou sans francisation, selon le matériau d’origine. Je n’en peux plus d’entendre parler de « votre expérience », de mesures « drastiques », de ce qui « n’est pas une option » ou de « oui, définitivement », pour m’en tenir à seulement quatre exemples.

    Certes, ces mots sont bien français, imprimés dans le Robert, et même depuis longtemps, mais comment ne pas se rendre compte qu’employés comme ils le sont aujourd’hui, ils n’existent que dans des tournures calquées sur celles de l’anglais américain, et que cette importation brute les fige et appauvrit le français bien plus qu’elle ne le vivifie ? (sans parler du magnifique déraillement sémantique du « definitely > définitivement » !). J’enrage de voir ma langue « évoluer » au gré d’emprunts paresseux au dernier Clint Eastwood plutôt qu’à travers des initiatives osées et régénératrices sur ce que nous maîtrisons déjà.

    Hé bé ! Ça fait du bien. Merci pour le porte-voix, Klode !

    1. Eh oui, Thierry, ça fait sens ! 🙂
      C’est compliqué d’avoir cette réflexion sur la langue car, effectivement, une langue vivante vit ! Est-ce qu’il faut pour autant qu’elle s’appauvrisse ? Et c’est peut-être ce qui nous inquiète le plus. Au-delà de cette invasion de nouvelles formules et de nouveaux termes, je suis plus attristée par la réduction de la taille du vocabulaire employé et par la simplification des structures grammaticales : « je sais pas c’est qui » risque de devenir la norme… Ça devient la norme à l’oral et ce sera bientôt celle de l’écrit. Peut-être… Et nos emprunts à l’anglais nous agacent mais ils enrichissent également le vocabulaire. Les mots évoluent. Aujourd’hui, « embrasser » n’évoque que le baiser et ça ne nous choque pas. Pas facile d’analyser l’évolution d’une langue en mettant de côté sa propre sensibilité (et son âge ! et ses habitudes ! :-)).
      Un petit coup de gueule, même s’il ne sert à rien, ça fait du bien ! Et ça fait du bien de le partager ! 🙂 Et puis, peut-être que bientôt, je trouverai « digital » très joli. Oui, définitivement, c’est un joli mot ! 😀
      Merci pour ta lecture !

  2. « Pas facile d’analyser l’évolution d’une langue en mettant de côté sa propre sensibilité (et son âge ! et ses habitudes ! :-)). » : c’est exactement cela. On s’en veut de ne pas supporter « je sais pas c’est qui », et on doit envisager avec sérénité son éventuelle entrée dans l’édition 2030 du Grévisse 😉

    Allez, je vois qu’il me reste plein de billets à lire sur ton murmure, chouette !

    (une petite intuition me dit qu’à une certaine époque, une expression comme « Allez » a dû faire grincer quelques dents ! Comme quoi…)

    1. Heureusement que ça fait longtemps que je n’ouvre plus le Grévisse ! Car je dois avouer que je comprends rarement ses explications et que je suis soulagée quand je trouve cité en exemple le problème de grammaire qui m’avait fait ouvrir l’ouvrage. Sinon, je finis toujours par le refermer aussi perplexe qu’à son ouverture ! 🙂
      Alors va pour « je sais pas c’est qui » dans le Grévisse, ça me donnera une bonne excuse pour ne plus l’ouvrir ! 😀

    1. Lu dans Wikipedia : « Maurice Grevisse était un grammairien belge francophone. » Le truc bizarre, c’est que son nom ne prend pas d’accent et que, pourtant, tout le monde prononce « Grévisse ». Déjà, c’est pas net, cette affaire ; le monsieur devait être un compliqué ! 😉 En tout cas son Bon Usage (dont la 1ère édition date de 1936) est effectivement une référence. Vous en savez à présent autant que moi ! 🙂

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