Fais dodo, Mathilde

— Ça y est. Elle se réveille. Va chercher le médecin.

L’infirmière quitte la chambre et revient accompagnée du médecin. Entre-temps, Mathilde reprend peu à peu ses esprits. On l’observe sans s’adresser à elle pour ne pas la bousculer. Il faut avant tout ne pas la stresser. Elle n’est plus toute jeune, Mathilde. Toutefois, voyant qu’elle ne se décide pas à les interroger, le médecin prend la parole. D’une voix douce, à la limite de la condescendance, il lui parle.

— Bonjour, Mathilde. Je vois que vous reprenez vos esprits. Prenez tout votre temps. Tout va bien. Nous restons à votre chevet.

Pendant que les infirmiers vaquent, le médecin s’assoit auprès du lit et se plonge dans la lecture du dossier pour se remettre les détails en mémoire. Si Mathilde avait des questions précises, il faudrait être à même de lui répondre sans hésiter pour ne pas l’inquiéter.

Mathilde est née en 1956. Elle a quatre-vingt-dix ans cette année. Elle a été plongée en somnolence depuis 2020 et c’est la première fois qu’on tente un réveil. L’opération est délicate car c’est une première dans cette clinique. La patiente est âgée et, même si tout porte à croire qu’elle va bien, son état psychique reste à vérifier.

En 2020, elle était atteinte d’un ostéosarcome métastasique et son pronostic vital était nul. On lui a donc proposé de participer à une expérience. La recherche médicale étant prometteuse, bien qu’incapable à cette époque de lui fournir une chance de guérison, on lui a offert de la mettre en somnolence médicale pour vingt ans. D’ici là, on pourrait espérer avoir trouvé le traitement adéquat car, en réalité, on ne se donnait pas plus de dix ans pour le mettre au point. Pendant ce temps, on surveillerait l’avancée de son cancer et on testerait les effets de la narcose prolongée. Mathilde a accepté sans hésiter, sans même demander l’avis de ses proches.

On ne lui avait pas tout dit. On ne savait pas réellement combien de temps on la garderait ainsi car on s’intéressait principalement à l’étude de la survie de son corps dans cet état et à celle de son cerveau. On avait tout intérêt également à traiter son cancer mais ce n’était pas la préoccupation première. Il existait de nombreuses équipes qui planchaient déjà sur le sujet. Eux étaient plutôt tournés vers la psychonarcologie, mais pas uniquement. En effet, à la pointe de la recherche, leur laboratoire avait favorisé la pluridisciplinarité de ses pools de chercheurs qui mêlaient sciences humaines et biologiques. Ils étaient en train de mettre en place une nouvelle spécialité, la suprabiologie médico-humaniste (SMH), symbiose inégalée de nombreuses spécialités, remettant en cause la spécification à outrance des experts, en vogue à cette période.

*

Pendant que le docteur Morino tente de mémoriser les noms des enfants et des petits-enfants de la patiente, ainsi que quelques données biographiques comme son métier et sa dernière adresse, Mathilde reprend vie.

— Où je suis ? J’ai eu un accident ?

— Non, Mathilde. Vous n’avez pas eu d’accident. Vous n’êtes pas malade. Soyez sans crainte.

— Je suis pas à l’hôpital ?

— Vous êtes dans une clinique. Vous venez de vous réveiller. Vous ne souffrez de rien. Si vous vous sentez bien, je vais vous expliquer pourquoi vous êtes là. Si vous êtes fatiguée, dormez encore un peu et je reviendrai à votre réveil.

— J’ai soif.

— Je vous apporte de quoi vous humecter les lèvres.

— Je peux pas boire ? J’ai un problème au visage ?

— Pas du tout, Mathilde. Vous avez dormi longtemps. C’est tout. Nous devons bien prendre soin de vous, tout vérifier avant de vous laisser ingérer quoi que ce soit.

Le docteur Morino prend plusieurs jours pour expliquer la situation à Mathilde. Même si les facultés intellectuelles de cette dernière n’ont pas été affectées, il veut lui éviter le moindre choc psychologique car sa situation n’est pas simple à digérer. Mise en sommeil à l’âge de soixante-quatre ans, elle se réveille à quatre-vingt-dix ans. Vingt-six ans ont passé. Son mari est mort. Certains de ses quatre petits-enfants ont déjà donné naissance à des enfants. Elle a quatre arrière-petits-enfants dont la dernière, Mathilde, est née cette année. On lui a donné son prénom pour fêter son réveil et la guérison du cancer. Un gros bouquet de bonnes nouvelles ! Et aussi le reste…

Les cellules malignes ont été neutralisées mais d’autres problèmes ont fait surface provoquant une telle dégradation de son corps qu’on ne peut plus réellement parler de corps humain. Son état végétatif a entraîné des lésions et des troubles qui n’étaient pas prévisibles. Fascinés par l’expérience, tous les chercheurs du laboratoire se sont intéressés à elle. Mathilde est un cas passionnant et son pronostic est optimiste. Mais pas en 2046. Elle n’est pas prête. Et il va falloir lui annoncer qu’on va devoir la rendormir pour quelques années encore.

*

2086

Mathilde a 130 ans ! On tente un second réveil. Elle est déjà en phase de pré-réveil et tout semble aller comme prévu. On a fait venir toute sa famille pour lui présenter les derniers nés. Pas tous à la fois pour ne pas la brusquer mais on veut que tous la voient avant le départ. Ils sont dix-huit en tout, quarante-deux si on ajoute les pièces rapportées. On a prévu quelques jours de réveil seulement pour ces retrouvailles. Il est inutile de l’affoler en lui expliquant un monde qu’elle ne saurait appréhender et en lui faisant des adieux qu’elle ne supporterait sans doute pas. Cet ultime plongeon dans le réel est destiné à ses proches, pas à elle. D’autres cas mieux conservés sont actuellement à l’étude. Peu importe si Mathilde ne retrouve jamais l’usage de son corps.

Il est si différent, ce monde. Par où commenceraient-ils pour lui décrire la réalité ? En 2046, on avait à peine eu le temps de lui exposer quelques progrès technologiques qu’elle n’avait pas compris. Le laboratoire avait déménagé à Denver car toute la recherche s’était massivement déplacée vers le continent américain. Le reste du monde était à feu et à sang et seuls les États-Unis semblaient capables de conserver un semblant de paix sur leur territoire. On ne lui avait rien dit. Qui pouvait bien prédire, à l’époque, la suite des événements ?

Aujourd’hui, le campus qui regroupe les deux laboratoires de Denver est numéro un. Ses bâtiments hautement sécurisés abritent le MHS Lab, orienté vers la SMH, et IntelliWorld, spécialisé en surveillance et en armement. Face aux événements internationaux, tous les chercheurs se sont concentrés sur ces deux axes d’étude uniquement. On a laissé tomber l’écologie qui n’était plus d’aucune utilité. On ne pouvait plus retarder le réchauffement climatique, il fallait protéger les zones encore viables. On ne cherche plus à sauver les côtes. On renforce l’intérieur et surtout les montagnes. On surveille l’accès aux États-Unis. C’est là que s’est réfugié One World, le nouvel état formé par ceux qui avaient eu les moyens d’échapper au chaos mondial quand la porte leur était encore ouverte. C’est terminé. Il n’y a plus de place pour de nouveaux venus.

Malnutrition, catastrophes naturelles, surpopulation, guerres, terrorisme… Peu à peu, plus aucun pays n’a pu faire face à la multiplicité des problèmes. Les états moribonds n’ont su trouver l’appui de personne, ni de leur classe politique, ni de leurs hommes d’affaires, déjà tous installés aux États-Unis, le dos tourné à l’ancien monde, occupés à travailler sur les nouvelles technologies pour l’avenir des happy few. L’Europe et l’Amérique du Sud ne sont plus que des foyers de guérillas menées par des groupuscules aux objectifs oubliés, l’Asie est exsangue, l’Afrique asséchée, l’Océanie submergée.

Mais tout n’est pas noir. Loin de là. Dans les limites savamment sécurisées des États-Unis d’autrefois, les citoyens de One World ont trouvé la solution. À vrai dire, la vie s’est même largement améliorée dans ce microcosme. Les brillantes équipes de chercheurs peuvent être fières de leurs succès phénoménaux. Et en particulier les équipes médicales : taux de natalité contrôlé, programmation génétique efficiente, vieillissement stoppé, maladies éradiquées. La liste est trop longue à énumérer. Il fait bon vivre dans les jolies montagnes du Colorado et il faut que cela reste ainsi tant que cela peut durer. La population commence donc à se partager. One New World est en train de voir le jour sur Mars où le programme de colonisation s’est déroulé à merveille. Les pionniers ont vu leur population se renforcer de dizaines d’habitants à présent que la durabilité de son environnement est acquise.

S’installer sur Mars n’est plus une aventure mais un privilège. Et l’influente famille de Mathilde l’a obtenu. Ils partent dans un mois. Ils ont envisagé de l’emmener mais ils ne peuvent pas se le permettre. Les places sont chères et limitées, et ils n’ont pas le bras assez long pour transporter leur aïeule. Ils ont longuement examiné l’éventualité de son déplacement car il est certain que la conservation d’un ancêtre parmi eux consacrerait la famille. Ils sont peu nombreux à pouvoir en exhiber un et cet atout peut se révéler fort utile. Ils ont fini par opter pour un moyen terme. Ils la conservent en vie sur terre, sous la surveillance d’un robot, pour le cas où ils auraient l’opportunité de la faire venir.

C’est l’image d’un monde plus jeune et plus beau qu’ils réservent à Mathilde. À quoi servirait d’assombrir le tableau ? Elle a besoin d’énergie positive. Son arrière petite-fille, Fiona, elle-même la fille de son petit-fils Antoine décédé, vient aujourd’hui lui présenter sa propre fille Samia.

Fiona entre dans la chambre seule avec sa fille. On ne veut pas qu’il y ait trop de monde autour de Mathilde. Cela pourrait la déstabiliser.

— Bonjour grand-mamie. Je ne vous dérange pas ?

— Non, entre. Qui es-tu ?

— Je suis Fiona, votre arrière-petite-fille. La fille d’Antoine, le fils de Julie, votre fille.

— Aaaahh, Julie, soupire Mathilde.

— Oui, vous vous souvenez, grand-mamie, votre fille aînée, explique Fiona.

— Je me souviens très bien. Comment aurais-je pu oublier ? Toi, en revanche, tu m’excuseras mais je ne te remets pas bien. Je ne t’ai pas beaucoup connue.

— C’est vrai, grand-mamie, mais moi, je vous connais bien. On parle beaucoup de vous à la maison.

— Mais, dis-moi, quel âge as-tu, Fiona ?

— Soixante-dix ans.

— Comment ? Soixante-dix ans ? Mais tu en parais à peine trente !

— Mais vous savez bien que nous ne vieillissons plus, grand-mamie. Vous vous souvenez ? Le professeur Harding vous l’a expliqué, hier. Vous-même avez retrouvé votre jeunesse ! Vous voulez vérifier ?

Voilà. Elle a réussi à le placer. Elle a l’opportunité de montrer à Mathilde sa main gauche pour lui prouver qu’elle a retrouvé un corps jeune. Cela devrait lui plaire. La dermoplastie thermique accomplit des miracles. L’expérience sur cette main a très bien fonctionné. En revanche, le reste du corps reste à peine solide. Seul son cerveau est intact.

— Tenez. J’ai placé ce miroir devant votre main. Comment vous trouvez ?

Mathilde contemple, perplexe, sa main à la peau lisse. Mais elle n’est pas éblouie. Cela fait bien longtemps qu’elle a oublié à quoi ressemblait son corps. Elle préfère admirer sa descendance qui dort dans les bras de sa mère. Elle ne sait pas si elle ressent un sentiment particulier pour ces parents qu’elle a vu moins souvent que les infirmiers.

*

2088

Un signal sonore à peine audible pulse dans la chambre de Mathilde. La clinique est déserte. Plusieurs voyants rouges clignotent au-dessus d’elle. Une forte chaleur a provoqué un dysfonctionnement général du système. Elle a été réveillée par erreur. Elle est seule. Personne ne vient la trouver. Seul le bip rythmique des machines résonne.

— Il y a quelqu’un ? Ohé ! Je suis réveillée. Il y a quelqu’un ?

Son appel est entendu. En moins d’une minute, un humanoïde est à son chevet.

— Vous voici réveillée, Mathilde. Veuillez m’excuser pour cet inconvénient. Je vais tâcher de réparer l’appareil. Je me nomme Antoine et je suis chargé de veiller sur votre bien-être.

— Où sont les infirmiers et les médecins ?

— Ne vous inquiétez pas, Mathilde. Je suis là. Je m’occupe de vous. Vous ne manquerez de rien.

— Il ne reste que vous ? Où est passé tout le monde ?

— Ils sont partis, Mathilde. Mais je suis là. Ne vous inquiétez pas.

— Ils sont partis ? Où ça ? Ils vont revenir, n’est-ce pas ?

— Ils sont tous sur Mars à présent. Ils ne reviendront pas. Mais je suis là. Ne vous inquiétez pas. Il ne vous arrivera rien.

— Mais je ne veux pas rester toute seule ! Débranchez-moi ! S’il-vous-plaît, Débranchez-moi ! Ne me laissez pas comme ça !

— Ne vous inquiétez pas, Mathilde. Je suis là. Je m’occupe de vous. Je suis programmé pour des centaines d’années. Aucune défaillance ne peut interrompre le système. Je sais tout réparer. Vous êtes en sécurité. Ne vous inquiétez pas.

(Cette nouvelle a été primée au concours de nouvelles des Techniques de l’Ingénieur, en mai 2017. Elle a été rebaptisée en « Le sommeil de Mathilde » et sera bientôt publiée sur le site et dans un recueil imprimé.

http://www.techniques-ingenieur.fr/actualite/articles/concours-nouvelle-illustrations-35425/#pub)

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